Céline et Dubuffet

François Gibault a récemment été désigné pour être le nouveau président de la Fondation Dubuffet. C’est donc désormais la même personne qui défendra l’œuvre de Jean Dubuffet et de Céline. Rien de paradoxal lorsqu’on sait le véritable culte que le premier vouait au second. En attendant la publication d’une passionnante correspondance de Dubuffet à Jean Paulhan, où il est beaucoup question de Céline, voici un texte de Michel Ragon qui rappelle les liens entre les deux hommes.

 

On a trop peu souvent rapproché l’œuvre de Dubuffet de celle de Louis-Ferdinand Céline. Or Dubuffet n’avait qu’une seule vraie admiration littéraire : Céline. Dans sa bibliothèque, tout Céline, dans l’édition blanche de Gallimard. L’École des cadavres a été si souvent relu que le livre est en miettes. Dans ses cahiers de Notes de lecture, il mentionne qu’il a relu, d’août à novembre 1982, Mort à crédit et Nord. En juillet 1984, quelques jours avant sa mort, sa dernière lecture sera pour Céline. Il reprend Nord, qu’il aime tant.
Ces lectures tardives de Céline sont des relectures. Car Dubuffet a toujours voué à Céline un véritable culte. Si bien, que lors de l’exil de Céline au Danemark, Gaston Gallimard et Jean Paulhan avaient demandé à Dubuffet de leur servir d’intermédiaire pour amener l’écrivain proscrit à signer un contrat d’édition. Dubuffet refusa de jouer ce rôle, mais proposa à Céline de l’aider matériellement. Comme Céline refusa, Dubuffet détourna le problème en lui achetant un manuscrit, dont il fit cadeau à un ami.
En 1950, lors du procès Céline à Paris, Jean Dubuffet s’empressa d’apporter son soutien à l’écrivain. Mais c’est seulement en 1952 que Dubuffet se rendit à Meudon et que les deux hommes se rencontrèrent pour la première fois. L’enthousiasme et même le dévouement que Dubuffet ne cessa de porter à Céline (il lui servait de chauffeur, lui faisait ses courses, rapporte François Gibault dans sa biographie) ne fut guère payé de retour. Céline vint bien visiter Dubuffet dans son atelier de la rue Vaugirard mais n’y resta guère qu’un quart d’heure ; il fut aussi l’un des quatre seuls visiteurs qui répondirent à l’invitation de Dubuffet pour son exposition de quarante-huit tableaux, à Paris, en 1952. L’aspect monochrome de ces peintures, leur dénuement, leur pauvreté, leur obsession de l’identique, cette pâte terne et sans séduction, montrait des analogies évidentes avec l’écriture de Céline. Celui-ci n’a rien dit, rien écrit à propos de Dubuffet. Il existait bien une volumineuse correspondance entre les deux hommes, mais celle-ci a été détruite ¹.
En 1965, dans le numéro 6 des Cahiers de l’Herne consacré à Céline, Dubuffet a écrit sept superbes pages : " Je tiens Céline pour un génial inventeur, un poète... d’ampleur considérable, pas seulement à mes yeux le plus important de notre temps, mais de plusieurs siècles qui forment les temps modernes, une des plus grandes charnières de l’histoire de l’écrire. "
Rêvons de Dubuffet illustrant le Voyage au bout de la nuit, ou plutôt d’une confrontation entre l’œuvre peinte et l’œuvre écrite de ces deux singuliers créateurs. Seulement, pour nous consoler, une couverture, celle du Voyage (éd. Gallimard, collection " Folio ", 1972) illustrée par le Mur avec passant I, de Dubuffet.

Michel RAGON

 

Extrait d’un article, " Jean Dubuffet : non-lieux ", paru en juillet-août 1990 dans le Magazine littéraire.

 

Notes

1. En avril 1953, Jean Dubuffet créa, en outre, un " Comité d’amateurs des écrits de Céline " afin de lui venir en aide. Céline demanda à Dubuffet et ses amis de renoncer à cette initiative. Voici le texte de l’appel qui fut lancé par Dubuffet, tel qu’il parut, le 15 avril 1953, dans La Quinzaine, bimensuel édité à Bruxelles : " IL FAUT AIDER L.-F. CÉLINE ! Louis-Ferdinand Céline est peut-être le plus grand écrivain français de notre époque. Les persécutions, l’exil, les iniquités dont il a été victime l’ont rendu gravement malade et l’ont ruiné. D’une fierté inébranlable, il refuse tout espèce de "charité". Or, sa situation est telle qu’il est pratiquement dépourvu de moyens d’existence. C’est pour cela que ses amis ont décidé de constitué un COMITÉ D’AMATEURS DES ÉCRITS DE CÉLINE présidé par le Professeur HENRI MONDOR, l’écrivain MARCEL AYMÉ, le peintre DUBUFFET et M. PAUL MARTEAU. Le Comité groupera une trentaine de membres dont chacun versera une cotisation annuelle de 30.000 francs français. En contre-partie, les membres recevront chaque année, une édition de luxe (dont le tirage sera strictement réservé aux adhérents) d’une œuvre inédite de Céline. Les frais entraînés par cette publication n’excéderont pas 40.000 francs français. Le bénéfice de l’opération assurera à Céline un minimum de sécurité. Déjà le Comité dispose de 4 textes importants prêts à être édités de la sorte. LA QUINZAINE fait appel aux innombrables admirateurs que le grand écrivain compte en Belgique pour qu’ils participent, s’ils en ont les moyens, aux activités de ce COMITÉ. Qu’ils veuillent bien s’adresser à J. DUBUFFET, 114bis, rue de Vaugirard, PARIS 6e. "

Voir aussi le dossier " Céline et Dubuffet " in L’Année Céline 1992, Du Lérot-IMEC, 1993, pp. 33-44.