Céline et Denoël Quand Céline rencontre Denoël en juin 1932, l’éditeur belge, fils de bourgeois, intellectuel, n’a pas encore trente ans. Il fait un métier d’" épicier ", n’a pas de fortune, et profite de la bonne volonté d’un commanditaire américain. Mais il a de l’ambition, le sens des affaires, et il accepte d’enthousiasme son Voyage au bout de la nuit.
Seulement, le contrat proposé est singulier : l’auteur ne touchera ses 10 % de droits qu’à partir du 4e mille. Quand on croit au succès d'un roman, se protège-t-on de la sorte ? Céline lui fera payer cher sa frilosité en exigeant à chaque nouveau livre une augmentation de ses droits d'auteur jusqu'au pourcentage énorme de 18 % sur les prix de vente. En attendant, on invente pour la presse une histoire de manuscrit anonyme emballé dans un journal par une femme de ménage : cela manque de panache mais colle tellement mieux à la condition miteuse de Bardamu-Céline. Denoël a toujours refusé de se laisser distribuer par Hachette, contrairement à Gallimard qui a justement un petit roman à placer pour le Goncourt et qui va obtenir le prix en intriguant auprès des jurés. Les Loups sombreront rapidement dans l'oubli, le Voyage va lancer l'auteur et son éditeur. Erreur stratégique de Gaston, qui en voudra à mort à Denoël, avec lequel il s'est déjà frotté à propos de L’Hôtel du nord. Céline dira par la suite que tous ses ennuis lui sont venus du Voyage, c'est aussi le cas pour son éditeur. Mais l'écrivain retient surtout que son livre n'a pas eu le Goncourt à cause de lui. Finies les relations cordiales : "hais tout ce qui ressemble à de l’intimité, amitié, camaraderie, etc. Considérez moi comme un excellent placement, rien de plus, rien de moins." Entre 1933 et 1936, Denoël mène bien sa barque, reçoit des manuscrits d'auteurs reconnus, rachète plusieurs fonds d'édition, lance des magazines. Il doit cela à Céline, il le sait. En mai 1936, tout se fige : "’essaye de sortir des décombres que le Front populaire m’a fait tomber sur la tête ", écrit-il à une amie. Mort à crédit est sorti à un mauvais moment et il n'obtient pas le succès escompté, mais l'essentiel est ailleurs : les ennuis de trésorerie commencent. Céline s'est tué au travail, il attend sa juste récompense, et voilà Denoël qui le règle par à-valoirs, par traites... Steele est sur le départ, il n'injecte plus rien dans l'affaire. L'écrivain enrage : "ël mon éditeur pratiquement en faillite. Il me doit 50.000 fr ! Il n’a plus un sou ! Tous les maquereaux se valent ! " Céline sait que son éditeur doit payer son personnel, payer des droits à quelque 150 auteurs, publier des nouveautés, régler les imprimeurs : aucune importance. "qui l’ai faite, cette maison !" écrira-t-il à Paraz. Il l’a faite et défaite. En octobre 1936 il ira jusqu’à assigner son éditeur pour une traite impayée, au pire moment de ses déboires financiers. La rupture est consommée. Choisir un éditeur, et "le dresser ", conseille-t-il à Paraz. Simenon fera beaucoup mieux avec Sven Nielsen, éditeur débutant : le contrôler en finançant son entreprise. Rien de pareil chez Céline : Denoël va mal, tant pis pour lui, c'est un maquereau, il a le goût belge, etc. Jusqu'au bout, Céline l'invectivera. Et toujours pour des questions d'argent : son avidité est sans limites et il ne fait preuve d'aucune compréhension pour son éditeur en difficultés. En janvier 1940, quelques semaines avant la débâcle, il n'a pas d'autre préoccupation : "Il s’agit d’argent vous le pensez bien. Il ne me paye rien - plus rien depuis des saisons ! C’est la crapule absolue et belge et patriote et neutre et jésuite et tout sauf juif ce qui lui permet encore d’autres saloperies..." Denoël est ce qu'on peut appeler un excellent professionnel. Il n'a plus aucune illusion à propos de son écrivain-vedette, mais il admire son œuvre. Céline publie-t-il des livres antisémites, il lui emboîte le pas, tout au moins pour la presse : "Une clarté fulgurante étalait à cru l’effroyable purulence, la hideuse décomposition d’un monde possédé, pourri, liquéfié par plus d’un siècle de domination juive", écrit-il en 1941 dans Le Cahier Jaune. Est-il lui-même antisémite ? Pas vraiment. Dans sa correspondance, on voit bien qu'il n'adopte pas les idées de l'écrivain. Quand il envoie à une amie un exemplaire de Bagatelles pour un massacre, il lui écrit que le livre l'a "amusé : je ne sais si vous aimerez ce délire jusqu’au bout". On reste dans la littérature. Durant l'Occupation, Denoël se dépense sans compter pour obtenir du papier en vue de réimprimer tous les ouvrages de Céline ; en mars 1944 il lui rappellera d'ailleurs que ses livres ont absorbé l'année d'avant près de 25 % du papier qu'il a utilisé pour ses 150 auteurs : "êtes", lui écrit-il, "le seul auteur français qui ait eu des réimpressions sans arrêt. Vous êtes certainement l’auteur français qui a touché le plus de droits d’auteur depuis l’armistice". Cela n'empêchera pas l'écrivain d'attribuer à son éditeur la responsabilité des rééditions de ses pamphlets antisémites : "Robert Denoël était donc maître absolu, souverain exclusif, de ma production littéraire. Il publiait et republiait à sa volonté, à sa seule volonté, tous mes ouvrages. Je n’étais pour rien dans mes rééditions ". Quand il écrit ces contrevérités, Denoël est mort depuis cinq ans, on peut donc le charger, mais aujourd'hui encore, certains croient que les rééditions sous l'Occupation sont dues à ses problèmes de trésorerie. Il n'en est rien : aucun retirage n'a pu se faire sans l'aval de l'écrivain, qui n'hésitait d'ailleurs pas à réclamer lui-même du papier auprès de Karl Epting, directeur de l'Institut allemand. En 1945, alors que Céline s'est réfugié en Allemagne, Denoël, qui aurait pu facilement rentrer en Belgique et échapper aux poursuites, reste crânement à Paris. Sa maison d'édition est sa raison d'être et il n'entend pas qu'on la lui confisque sans combattre. Est-ce que Céline se fait du souci pour lui ? On pourrait le croire en lisant une lettre qu'il adresse en septembre 1945 à sa secrétaire : "’ai pensé tous les jours à lui le malheureux il ne s’en doute certainement pas." Mais dès le mois suivant il revient sur ses habituelles appréhensions : "a dû bien me voler depuis mon départ". Or à cette époque Denoël vit clandestinement dans un garni, sa maison est sous séquestre, et c'est Maximilien Vox qui dirige la maison. Voilà un nom "fleure sa Palestine", dit Céline, et c'est sûrement un coquin : " Où iront les bénéfices ? à Vox ? au séquestre ? à l'État ?" Tout de même, il a de funestes pressentiments au sujet de Denoël : "Sa place n’est plus à Paris en ce moment à tourner autour de son repaire Amélie. Il devrait être en Belgique ou en Hollande à préparer l’avenir. " Il a aussi une bonne connaissance du milieu de l’édition, et il sait que son éditeur a des ennemis vigilants : "suis inquiet aussi pour Bobby. Gallimard ne le lâchera jamais. Il s’agit de régler les rancunes personnelles. Vous parlez si les idées on s’en fout bien ! surtout Gallimard." Cette lettre est du 1er décembre 1945, la veille de la mort de Denoël. Il y aurait un livre à écrire sur cet étrange assassinat et sur ses prolongements. Dans sa biographie romancée, A. Louise Staman a publié des documents mettant clairement en cause la bonne foi des enquêteurs et des magistrats qui eurent à s'occuper de cette affaire, où les interventions ministérielles furent nombreuses. On n'avait pas tué Denoël parce qu'il avait publié Céline, mais on le laissa croire. D'un crime de droit commun, on fit un crime politique. Fort habilement on laissa entendre que l'imprudent Liégeois, qui avait publié à la fois Rebatet et Triolet, avait été victime de sa duplicité. Peu de journaux rappelèrent que Gallimard avait fait beaucoup mieux en utilisant Drieu et Paulhan. L'important était de masquer la spoliation d'une maison d'édition par un débat idéologique. À Copenhague Céline, lui, n'est pas longtemps dupe : "Ce bas crime... tout de même bien douteux... il est mort comme Jérôme Coignard une nuit d’accident de voiture... était-ce le même meurtrier ?...", écrit-il le 10 décembre 1945 à sa secrétaire. L’image est audacieuse puisque l’abbé Coignard fut assassiné par un juif kabbaliste, mais il a appris que la maîtresse de l’éditeur, qui l’accompagnait le soir du crime, s’appelle Loviton : elle doit donc appartenir au "Lévy". Il ignorera toujours que Jeanne Pouchard, enfant naturelle, ne doit son patronyme juif qu’à l’homme qui épousa sa mère quand elle avait dix ans. A. Louise Staman a le privilège d'habiter les États-Unis où tout peut s'imprimer. Elle n'hésite donc pas à citer les noms des personnes impliquées dans cet assassinat qui permit, grâce à un tour de passe-passe juridique et à la complaisance des tribunaux, de mettre la main sur une des plus prestigieuses maisons d'édition parisiennes, avant d'aboutir dans le giron d'un confrère qui la convoitait depuis quinze ans : Gaston Gallimard. ertes la présence sur les lieux du crime d'un avocat communiste tel que Roland Lévy, chef de cabinet au ministère du Travail devant lequel Denoël fut retrouvé agonisant, n'implique pas qu'il y ait participé. Pas plus que celle de l'avocat résistant Guillaume Hanoteau, qu'on retrouvera plus tard... chez Céline à Meudon, alors qu'il travaillait pour Paris Match. Mais les deux hommes n'avaient pas d'alibi, et c'étaient des familiers de Jeanne Loviton, la "fée maligne" qui s’était éclipsée au bon moment. Bien sûr, qu'une cession de toutes les parts que détenait Denoël dans sa maison d'édition, au profit de Jeanne Loviton, n'ait été enregistrée que six jours après sa mort, ne signifie pas que la bénéficiaire ait commis un faux en écriture, ou qu'elle ait fait assassiner son amant pour s'emparer de sa maison, même si c'est ce que soutint Cécile Denoël. Pour cela il faut des preuves, et la justice n'en trouva pas. Il n'y avait que des présomptions. On peut s'indigner que Roland Lévy, devenu membre du Conseil supérieur de la Magistrature, n'ait jamais été interrogé directement par la police, mais il aurait fallu pour cela que la loi le permît. On peut être choqué que le procureur Besson, dans son réquisitoire, laisse imprimer que "présence de M. Hanoteau à proximité des lieux, le soir et à l’heure du drame, est due à un concours de circonstances extraordinaires", sans avoir cherché à savoir lesquelles, mais le rapport de police ne disait-il pas que "Aucun élément de l’information ne permet de suspecter son attitude" ? Cécile Denoël eut beau affirmer en 1950 que "les milieux littéraires de la capitale, tout le monde parlait de cette affaire, mais que personne n’osait réellement dire ce qu’il en savait, chacun étant tenu par une sorte de terreur muette", on ne la prit pas au sérieux : les communistes n’étaient plus au gouvernement et Guillaume Hanoteau avait été radié du barreau parisien, ils ne pouvaient donc avoir de réel pouvoir et peser sur la décision d’un procureur. Il y avait bien les relations de Jeanne Loviton, qu'on retrouvait partout dans la magistrature et jusqu'à la tête du gouvernement, et qui semblaient peser en permanence sur les procès civils et judiciaires opposant la veuve et la maîtresse ; il y avait son avocate communiste, Simone Penaud, dont on disait qu'elle était en 1945 la maîtresse de M. Roland Lévy, lequel avait fait partie, avant guerre, du cabinet de Me Rosenmark, l'avocat même de Mme Loviton ; l'alibi de Jean Voilier-Loviton n'était pas bien solide, qui assurait qu'elle avait quitté Denoël pour aller quérir un taxi "qu’elle craignait d’arriver en retard au théâtre" mais qui était incapable de dire à quelle heure elle l’avait laissé seul. Le certificat médical qui lui donnait droit à ce taxi avait été délivré par un ami médecin, dont la signature n’avait pas été légalisée, dix jours avant le meurtre. Son attitude devant la Cour avait quelque chose d’arrogant lorsqu’elle répondit qu’" elle n’était pas chauffeur de taxi " quand on lui demandait pourquoi le trajet de la rue de l’Assomption à Montparnasse devait passer par l’esplanade des Invalides. Tout cela était troublant et donnait à l'affaire une odeur un peu spéciale, que Céline avait sentie de loin, mais ne constituait pas le début d'une preuve. Le mérite du livre de Mme Staman est de nous avoir restitué cette odeur, qui est celle de la concussion.
Henri THYSSENS Sur Denoël, outre le livre de A.
Louise Staman, on lira Céline & les Éditions Denoël, 1932-1948 (Correspondances
et documents présentés et annotés par Pierre-Edmond Robert), IMEC Éditions,
coll. "Pièces d’archives", 1991.
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