Robert Denoël, météore de l’édition française La traduction du livre de Louise Staman, Withe the Stroke of a Pen (voir n° 248, pp. 8-11) n’est sans doute pas pour demain. C’est la raison pour laquelle nous vous proposons, en traduction, l’introduction et le prologue de cet ouvrage qui fait le point sur l’assassinat du premier éditeur de Céline (Traduction : David Desvérité).
Durant la période trouble de l’entre-deux guerres, Robert Denoël a quitté sa Belgique natale, fondé sa maison d’édition à Paris puis a participé au lancement de quelques écrivains les plus novateurs et les plus importants du vingtième siècle, changeant à jamais le paysage de la littérature moderne. À première vue, il semble impossible que cet homme célèbre et distingué ait été victime d’un meurtre. Il s’intéressait peu à la politique et aux intrigues, et à fort peu de choses en-dehors de l’univers éditorial. Son dessein était simplement de devenir le premier éditeur de France. Et il a presque réussi. Des romanciers réputés ont été publiés chez Denoël, comme Louis Aragon, Elsa Triolet, Jean Genet, Nathalie Sarraute, Charles Braibant, Paul Vialar, René Laporte et, bien évidemment, le célèbre et sulfureux Louis-Ferdinand Céline, dont le style novateur a influencé une foule d’écrivains aussi divers que Jean-Paul Sartre, Henry Miller ou Kurt Vonnegut. Avec Marcel Proust, Céline est considéré comme l’un des premiers écrivains français du vingtième siècle, et probablement d’Europe.
En plus des romans, Denoël a publié de nombreux essais, des ouvrages d’art et de la poésie. Avec la collection des " Trois Masques ", il a édité des pièces de théâtre essentielles notamment celles de Roger Vitrac et Antonin Artaud, dont les idées ont profondément pesé sur la dramaturgie contemporaine. Étant l’un des premiers éditeurs français à déceler l’ampleur et l’importance de la psychologie (qui en était à ses balbutiements dans les années 30), Denoël a aussi créé une collection destinée à éditer et populariser les travaux de Freud, Otto Rank, René Allendy ainsi que d’autres célébrités de l’époque. Faisant bien souvent office d’unique lecteur au sein de sa maison d’édition, Robert Denoël était constamment à la pointe quand il s’agissait de dénicher des auteurs nouveaux et plein d’audace, remportant pléthore de prix littéraires, travaillant tout le temps, passionné, désireux de se diversifier – et se retrouvant bien souvent sans les fonds nécessaires au financement de ses ambitieux projets. Qui pouvait bien vouloir tuer cet homme – ou payer quelqu’un pour l’assassiner ?
Il y a toujours eu deux personnalités chez Robert Denoël. Céline, le génie pessimiste, est sans doute celui qui a le mieux défini son éditeur en le qualifiant cyniquement de " zèbre ", à l’image d’un homme qui jouait en toutes circonstances sur deux tableaux. Quand on regarde rapidement la vie de Denoël, on se rend compte qu’il possède de nombreuses caractéristiques du zèbre, dont certaines dépassent de loin la définition péjorative de Céline.
Homme d’honneur et intègre, Denoël a très souvent été accusé de fraude et de vol. À une certaine période, il a été condamné et poursuivi par les nazis (pour avoir publié des ouvrages patriotiques pro-français), par Vichy (pour avoir publié des ouvrages anti-Vichy), et par les autorités de la France libre (pour avoir sympathisé avec le régime nazi). Homme de principe, qui n’avait qu’une parole, il s’est aussi adonné au marché noir et s’est parfois mis hors-la-loi. Profondément loyal envers ses amis, il avait de puissants et dangereux ennemis. Amoureux de la tranquillité et soucieux de préserver sa vie privée, il s’est retrouvé impliqué dans des procès à sensation.
L’ascension fulgurante de Denoël dans l’édition durant les années 30 a coïncidé avec la crise économique qui a mené bon nombre de ses rivaux à la faillite. C’était un opportuniste ardent et reconnu, qui cherchait toujours de nouvelles manières de gagner de l’argent et de nouveaux moyens pour se développer. Cependant, il aurait fait n’importe quoi pour publier une œuvre littéraire majeure, même si celle-ci lui coûtait plus d’argent qu’elle ne lui en rapportait. Il était lui-même un brillant et réputé lettré, aimé et haï. Il est mort comme il a vécu – à toute vitesse, en faisant des affaires, passionné, toujours en train de se battre pour sa maison d’édition. Lorsqu’on l’a retrouvé mort, allongé, tué d’une balle dans le dos, ses mains étaient restées tendues, curieusement pointées dans des directions opposées.
Presque tous les journaux parisiens ont fait leur Une sur ce meurtre, commis dans une capitale prétendument déserte durant la nuit du 2 décembre 1945. Ils ont sagement retranscrit la version du rapport officiel de police concernant la tragédie : " Il était en route pour le théâtre lorsque la voiture qu’il conduisait a crevé. Il a été abattu alors qu’il changeait la roue. Il y avait une autre personne avec lui dans la voiture cette nuit-là ". Le meurtre a été officiellement classé comme " crime crapuleux avec violence ". Et, aujourd’hui encore, cette version des faits tient toujours – le meurtre n’étant toujours pas officiellement résolu.
Pourtant, aucun de ces journaux ne s’est réellement contenté de cette version. Chacun d’eux a sous-entendu que les dessous de ce meurtre étaient beaucoup plus complexes que ne le laissait supposer cette version officielle très tranchée. Ces journaux, tout comme des publications ultérieures de l’époque, conclurent au lieu de cela que Robert Denoël était mort dans de " très mystérieuses circonstances ". En fait, il est difficile de trouver un compte-rendu de l’assassinat de Robert Denoël, aujourd’hui encore, qui ne contienne pas les mots " mystère "," circonstances étranges ", " aspects mystérieux " ou " inexpliqué ".
Mon travail a commencé car j’ai pu accéder aux fabuleux équipements de la bibliothèque de l’Université du Michigan et que j’ai décidé d’aider un collègue de Caroline du Sud, le Dr Harry E. Stewart, à compléter ses archives parisiennes concernant Robert Denoël. Finalement, notre collaboration s’est concrétisée par un texte érudit non publié sur le meurtre de cet éditeur. En qualité de professeur/chercheur de l’enseignement supérieur, j’étais logiquement attirée par la vie et finalement la mort de ce " mystérieux " éditeur. Et pour moi, son histoire ne s’est pas conclue avec ce premier ouvrage. Non, il y en avait encore à dire. En retrouvant des documents venus France, de Belgique et des États-Unis, j’ai continué ce projet seule, sans me douter quelles pièces incroyables de ce puzzle il me restait à découvrir. Ce qui s’apparentait à un fil unique est devenu un tissage complexe et étendu, qui s’est finalement présenté comme une vaste tapisserie bourrée de détails, dont l’immensité des proportions et leur impact impliquaient la justice, le gouvernement et les plus hauts pouvoirs français. Et encore maintenant, des dizaines d’années après le crime, à l’abri sur un autre continent, ce que j’ai découvert glace toujours le sang – et reste encore d’actualité.
Une fois mes recherches bouclées, j’ai décidé de raconter l’histoire de Denoël d’une manière plus vivante que ne le permettrait un travail universitaire. Mes recherches ont à cet égard été déterminantes, se multipliant telles une cellule, un nom me guidant vers un autre, jusqu’à une maison, un lieu de travail, un ami, une famille, s’étendant de plus en plus jusqu’à ce qu’une image se forme, et qu’une vie se révèle au grand jour. Pour beaucoup de chercheurs, cette image se grave dans l’esprit, grandissant et se modifiant au fur et à mesure que les bribes d’information s’ajoutent les unes aux autres, un peu comme dans un film.
De temps en temps, je me suis moi-même placée dans cet ouvrage en qualité d’observatrice, autorisant par-là même le lecteur à " voir " certaines scènes résultant de mes découvertes. Malheureusement, à l’époque du meurtre de Denoël, un vol a également eu lieu. Presque tous les papiers personnels de l’éditeur ont aussi " mystérieusement " disparu. Pourtant, les faits historiques présentés ici à propos de Robert Denoël sont exacts. J’ai parfois pris la liberté d’ajouter à ce texte un aspect poétique, utilisé des dialogues et tenté de combler certains manques, afin de développer et de rendre vivantes certaines des informations les plus succinctes concernant l’incroyable existence de cet homme. La plupart des faits relatés sont bien réels, les sources des événements et des dialogues sont d’ailleurs mentionnées en notes à la fin de cet ouvrage. (...)
A. Louise STAMAN ___
© " Introduction ", extrait de With the Stroke of a Pen. (A Story of Ambition. Greed, Infidelity, and the Murder of French), St. Martin’s Press [New York], 2002, 354 pages. Livre en vente à la librairie La Sirène, 14 rue du Pont, B 4000 Liège, 25 € franco. Courriel : sirene@easynet.be
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