Une biographie complaisante
Portrait d’une femme romanesque, Jean Voilier par Célia Bertin

 

La parution en février de cette biographie a été saluée poliment par la presse qui, généralement, s’est bornée à reproduire le prière d’insérer de l’éditeur. Paresse des chroniqueurs ? Désintérêt pour une égérie oubliée, ou pour une biographe de 88 ans qui a rédigé un livre un peu embrouillé ? J’avais bien des raisons de décortiquer ce travail où les non-dits sont plus importants que la prose en zig-zag de l’auteur, et je me suis appliqué à relever les sources qui concernent Céline, Pierre Frondaie et Robert Denoël.

Dans L’Express, Jérome Dupuis regrettait que Célia Bertin eût totalement occulté les passes d’armes entre Jeanne Loviton et Louis-Ferdinand Céline : par bienséance ? se demandait-il, en rappelant qu’elle avait écrit à son sujet : « Ses injures sont si énormes qu’elles peuvent être rapidement écartées ». On n’écarte pas si aisément Céline : Mme Bertin aurait mieux fait de se pencher sur certaines de ses accusations, à première vue insensées.

Certes ses lettres envoyées du Danemark entre 1947 et 1950 sont outrancières : l’écrivain en veut à cette nouvelle éditrice inconnue qui refuse de le rééditer et il demande à ses correspondants parisiens des détails croustillants à son sujet qui lui permettront d’en faire une « mère Cascamèche », manipulatrice, lesbienne juive débridée et « probable assassine » de son éditeur. Mme Bertin préfère croire que Céline était « dévoré par la haine qu’il nourrissait contre Robert Denoël et qu’il avait reportée sur Jeanne. »

Leur utilisation aurait sans doute mené trop loin Célia Bertin, mais aurait permis de prendre connaissance des lettres envoyées par Jeanne Loviton à Céline : car cette égérie archivait tout ce qui la concernait ou, du moins, ce qui n’écornait pas sa légende. Pour parfaire l’image qu’elle voulait laisser d’elle, elle avait rédigé en 1969 un « Curriculum vitae » dont Célia Bertin s’est servi tout au long de son livre, en oubliant que « Jean Voilier » était aussi romancière.

C’est pourquoi le chapitre consacré à Pierre Frondaie sort tout droit de ce pensum écrit à la troisième personne par Jeanne Loviton, qui fut sa femme entre 1927 et 1936. Or les archives personnelles de Frondaie ont été déposées en 2002, trois ans après que Mme Bertin eût entamé ses recherches : on ne voit pas ce qui a pu l’empêcher de les consulter ou de rechercher l’endroit où elles avaient été entreposées.

Outre le « Curriculum vitae » lovitonien, quelles ont été ses sources pour les pages consacrées à Robert Denoël ? Elle l’écrit en début de volume : elle a rencontré Pascale Froment, auteur de La Grande Biographie de l’éditeur que l’intelligentsia parisienne annonce depuis des années. On a peine à croire que l’ouvrage de Mme Froment contient cette version lovitonienne de l’assassinat des Invalides, telle que nous la sert Mme Bertin.

Il faut croire que Mme Célia Bertin a volontairement gommé les péripéties judiciaires qui ont succédé à l’assassinat de Denoël, puisqu’il s’est trouvé une autre biographe, oubliée dans les remerciements, pour lui communiquer le texte du rapport d’enquête établi en 1950 par la police judiciaire et ce rapport-là remettait en cause le témoignage de Jeanne Loviton. Mme Célia Bertin, qui instruit surtout à décharge, a préféré le passer sous silence. 

Quant aux lettres de Denoël à sa maîtresse utilisées dans le livre, ce sont les mêmes qu’avait sélectionnées en 1982 Jeanne Loviton pour mon édification, avant de m’en fournir des copies soigneusement caviardées. Faut-il croire que ses ciseaux ont fait le même choix, vingt ans plus tard ? Les extraits qui figurent depuis 2005 sur mon site « Robert Denoël, éditeur » sont identiques à ceux publiés dans le livre de Mme Bertin qui, je préfère le croire, doit ignorer mes publications sur l’Internet.

La grande affaire de Mme Bertin a été de révéler l’étrange ascendance de Jeanne Loviton, édulcorée dans son « Curriculum vitae » : sa mère, Juliette Pouchard, était « de petite bourgeoisie, et son père, Fernand Loviton, orphelin d’un père officier supérieur, abandonna ses études de droit pour l’épouser. » Considérant les précisions qu’elle donne ailleurs, c’était en effet un peu trop conventionnel, et Mme Bertin s’est dit qu’il fallait approfondir davantage cette question.

Elle le fait curieusement : « Avec les éléments que j’avais ou avais eu entre les mains, je pense que j’ai longtemps refusé d’admettre ce qui était à l’origine le vrai drame, la souffrance de toute sa vie : la blessure laissée par sa naissance hors mariage. [...] Un jour, une copie de l’acte de naissance de la préfecture de la Seine, me fut montrée. »

N’est-il pas d’usage, pour un chercheur, de se procurer d’abord ce document, qui ne coûte que quelques euros à la préfecture, et que j’ai reproduit dès 2006 sur mon site ?

Juliette Pouchard, « artiste », est une fille-mère, et Jeanne, une bâtarde, selon le langage d’alors. Et le mariage de Fernand Loviton avec sa mère n’eut lieu que le 24 juillet 1913, alors qu’elle avait dix ans. Or Juliette Pouchard, dont le nom d’artiste était Denise Fleury, n’a rencontré Fernand Loviton qu’en juillet 1907 : il n’a donc pas voulu réparer une faute commise en 1902. Jeanne est l’enfant d’un autre, resté inconnu.

À cet endroit Mme Bertin place un commentaire singulier. Ayant relevé que Juliette Pouchard était domiciliée dans une rue du 17e arrondissement proche du boulevard Péreire, elle nous apprend que ce quartier était alors habité « par des actrices d’une renommée moyenne et par des demi-mondaines, d’un rang inférieur à celles qui tiennent le haut du pavé, en résidant dans le 8e arrondissement ».

Il est probable, poursuit-elle, que l’ « artiste » Juliette Pouchard « appartient à l’une de ces deux catégories sociales ». Laquelle ? elle ne le dit pas. « Et comment, de quoi vivaient-elles ? Denise avait-elle renoncé à ses talents d’ « artiste » ? Mme Bertin suggère bien « chanteuse » ou « diseuse » ou « peintre », mais corrige aussitôt : « Cela est moins plausible mais peut-être plus honorable ».

Quels lourds secrets Célia Bertin avait-elle à révéler à propos des « talents » de la mère de Jeanne Loviton, morte le 16 avril 1935, on ne le saura pas. Et d’autre part, elle croit qu’ « il n’existe plus de piste pour rejoindre les membres de cette famille maternelle que Jeanne, sûrement, voulut oublier. » 

Célia Bertin paraît ignorer que Juliette Pouchard n’était pas la première fille-mère de la famille. Sa propre mère, Jeanne Jotras, l’avait mise au monde en 1876 alors qu’elle avait dix-neuf ans, de père inconnu, et avait épousé en 1880 l’orfèvre Louis Pouchard, qui avait alors donné son nom à la petite fille. Ainsi Juliette Pouchard porta le nom de Jotras durant trois ans, tout comme Jeanne Loviton s’appela longtemps Pouchard, ou Fleury, du nom d’artiste de sa mère. 
Il y avait, après cette succession de naissances illégitimes, de quoi créer un vrai « syndrome du bâtard » dans la famille, et placer l’existence de Jeanne Loviton sous le signe de la dissimulation, du désir de revanche, et de la réhabilitation.

« Jeanne-Jean » devint une aventurière aux goûts de luxe qui traversa quantité de milieux où elle conquit hommes et femmes avec beaucoup de brio. On ne trouve guère de sincérité chez cette égérie, tout au moins avec les personnes de l’autre sexe, mais Mme Bertin préfère croire qu’il s’agit de sincérités successives. 

En réalité, elle avait un compte à régler avec les hommes, à commencer par celui qui fut son père biologique, qu’elle finit par retrouver en 1942. Là encore, Célia Bertin préfère biaiser : Jeanne l’a rencontré, elle connaît son nom, mais préfère nous le livrer sous la forme d’une charade. Son vrai père était alors « un ingénieur agronome, il vit à la campagne où il s’occupe d’un haras. Il a aussi un bureau à Paris dans le 8e arrondissement, près de la gare Saint-Lazare, où il exerce le métier d’expert, évaluant des propriétés. »

Jeanne l’a retrouvé grâce à un billet à ordre daté de 1913 et signé d’un nom à particule, le même que celui d’un historien né, comme elle, en 1903. En fait il a abandonné sa mère pour épouser une cousine, elle-même enceinte de ses œuvres ! Et cet enfant, qui porte son nom, est devenu archiviste-paléographe, spécialiste du XVIIIe siècle. Jeanne Loviton ne fait jamais rien à moitié : pour s’assurer qu’il s’agit bien du même père, elle devient la maîtresse de ce lointain cousin, et obtient les précisions qu’elle voulait.

Que voulait-elle, au juste ? Se trouver une ascendance digne du personnage qu’elle s’était façonné : une bâtarde royale, en somme. Malheureusement le noblion coupable de sa naissance lui paraît bien « ordinaire ». Elle l’oublie donc, définitivement. Cécile Denoël, enfant illégitime, elle aussi, avait eu plus de panache en donnant à ses mémoires le titre : « La Bâtarde ». Il est vrai que Cécile savait d’où elle venait. Pour Jeanne, tout reste à vérifier.

Cette femme tout en calculs et manœuvres nous est présentée par Célia Bertin comme « le dernier personnage romanesque de ce temps », selon le mot de François Mauriac qu’elle a apposé sur la bande-annonce de son livre. Mais c’est un mot que Mauriac n’a pas écrit, et s’il l’a dit, c’est à Jeanne Loviton elle-même car elle était la seule à s’en souvenir.

Célia Bertin nous aura proposé une lecture complaisante des écrits autobiographiques de Jeanne Loviton romancés par Jean Voilier. Cette femme multiple et fascinante méritait mieux que ces 320 pages d’hagiographie. C’était sans doute un livre de trop pour Célia Bertin, qui n’a pas été à la hauteur de son sujet. 

Henri THYSSENS


Célia Bertin, Portrait d’une femme romanesque. Jean Voilier, Éd. de Fallois, 316 p.
Voir aussi « La rupture entre Céline et les Éditions Denoël en 1947-1948. Lettres inédites à Jean Voilier, à Guy Tosi et documents annexes » in L’Année Céline 1990, Du Lérot-Imec, 1991, pp. [10]-28.