L’assassinat de Robert Denoël

 

Le dimanche 2 décembre 1945, l’éditeur Robert Denoël, qui se rendait au théâtre avec Jeanne Loviton, fut assassiné alors qu’il s’apprêtait à changer la roue de sa voiture. C’est durant l’absence de son amie, qui s’en était allé demander un taxi au commissariat le plus proche, qu’il fut abattu d’une balle de fort calibre, dans le dos, par quelque rôdeur. Crime crapuleux, sans témoin, devant le ministère du Travail, à deux pas de l’esplanade des Invalides.

 

Ce compte rendu stéréotypé, qu’on peut lire depuis cinquante ans sous la plume de tous les auteurs qui ont eu à évoquer le meurtre d’un éditeur prestigieux, a vécu. On ne pourra plus parler de crime fortuit après avoir lu l’ouvrage de Louise Staman *, qui a eu accès à un dossier hautement intéressant : celui que les Archives de la ville de Paris possèdent sur l’affaire Denoël.
Comme il s’agit d’une biographie romancée, l’auteur s’autorise à interpréter les textes officiels comme elle l’entend, et il arrive, par exemple, que telle scène imaginaire n’a d’autre fonction que de restituer des propos figurant dans certains procès verbaux de la police judiciaire. On peut trouver le procédé irritant mais il m’a paru que cette " licence poétique " était bien utile pour éclairer les arrière-plans et les recoins de cette affaire très complexe, qui se termine tragiquement pour son principal protagoniste.
Dans ses lettres du Danemark Céline, qui a suivi attentivement l’affaire dans la presse et recueilli chez ses correspondants parisiens maintes informations, parle de Jeanne Loviton, l’héritière de l’éditeur, comme d’une " probable assassine ". Et il est vrai que cette femme y a joué un rôle extrêmement ambigu, mais elle n’agissait pas seule, et les auteurs de cette machination sont restés sinon inconnus, du moins impunis.
Ce qui est frappant dans ce livre, c’est de découvrir comment certaines personnes qu’on peut qualifier d’intouchables en sont arrivées, grâce à un jeu subtil et complexe de relations et d’influences, à bloquer peu à peu le cours de la justice.
Est-ce que la police a, d’emblée, reçu l’ordre de négliger certains faits et témoignages ?
On pourrait le croire quand on lit que la voiture à bord de laquelle circulait l’éditeur, fut restituée sans examen au chauffeur de Mme Loviton, dès le lendemain du meurtre. Critiqué pour son manque de rigueur, l’inspecteur Ducourthial (ça ne s’invente pas !) répond dans son rapport : " Sur quelle partie de la voiture aurait-on pu, par ailleurs, relever des empreintes digitales ? Pour quelle raison la voiture de Mme Loviton aurait-elle été saisie, alors que le meurtre s’est déroulé non pas à l’intérieur, mais à l’extérieur ? "
Avant de quitter son domicile, Denoël a eu une longue conversation avec un ami, qui répond à Ducourthial : " Je ne saurais dire exactement de quoi nous avons parlé au cours de cette communication qui dura au moins 20 minutes. " Cet homme est le dernier à avoir parlé à Denoël le soir du crime, juste avant son départ pour les Invalides, et le policier, qui a attendu neuf mois avant de l’interroger, ne cherche pas à en savoir plus.
Les premiers témoins à découvrir le corps de l’éditeur sortaient du ministère du Travail. Ils sont avocats, et l’un d’eux est chef de cabinet du ministre communiste du Travail. Il ne refuse pas formellement d’être interrogé mais préfère envoyer un témoignage écrit à la police, qui s’en contente. Quant à l’homme qui l’accompagnait, il " ne peut certainement rien ajouter à ces déclarations, il n’a rien vu ni entendu de plus que moi-même ", écrit l’avocat communiste. Ducourthial tentera bien, dix mois plus tard, d’obtenir une déposition de cet avocat mystérieux : " Rendez-vous fut pris mais il ne vint pas " et par la suite : " il promit de nous faire parvenir ses déclarations par lettre, lettre que nous n’avons jamais reçue."
On voit que la justice veille à ne pas déranger les gens en place, mais elle n’hésite pas à arrêter, durant une semaine, tous les malandrins porteurs d’un calibre semblable à celui qui a tué Denoël, pour le cas où ils récidiveraient.
Le Courrier de Paris a publié, deux jours après le meurtre, le récit d’un témoin visuel (en donnant ses nom et adresse !) qui décrit éloquemment l’agression de l’éditeur par trois " zazous " qui cherchaient à le voler puis qui en vinrent à le tuer parce qu’il les menaçait d’un cric de voiture. C’est si véridique que la police adopte cette version, au demeurant plausible. Mais quand Ducourthial est forcé d’interroger l’auteur de l’article, celui-ci lui avoue " que le scénario, tel qu’il l’expose, est de sa pure imagination et que ce témoin n’existe pas ". Le policier va-t-il se fâcher, inculper le journaliste ? Non pas, car cet article " n’est pas le seul du genre et qu’il n’a pas l’habitude de faire état des fantaisies de la presse ". L’instruction est close en janvier 1946 : crime de rôdeur.
Sur le plan civil, des événements inquiétants ont lieu. Des cessions de parts en blanc ont été enregistrées après la mort de Denoël, dépossédant sa veuve et son fils de la maison d’édition ; la garçonnière où il était domicilié depuis la Libération a été vidée de ses papiers, de ses livres ; quand Mme Denoël envoie un huissier au domicile de Mme Loviton, chez qui l’éditeur vivait maritalement, elle déclare qu’il ne possédait rien, juste les 12.000 francs qu’on a retrouvés sur lui. Cécile Denoël n’est pas femme à se laisser faire et elle va, durant cinq ans, livrer un combat sans merci pour récupérer son héritage et découvrir l’assassin de son mari.
Peut-être commet-elle alors l’erreur de lier le civil au pénal et de croire que le voleur est aussi l’assassin. Tous ses efforts ont un seul but : démasquer sa rivale. Le livre de Mme Staman nous restitue les péripéties sordides de ces procès en cascades qui ne déboucheront sur rien. Mme Loviton était du côté des puissants, elle avait les relations et les moyens qu’il fallait pour faire clôturer par un non-lieu une enquête qui devenait fort dérangeante, puisque le commissaire principal de la PJ parisienne concluait, en mai 1950, " que M. Denoël aurait pu trouver la mort à l’issue d’un rendez-vous consécutif à un appel téléphonique, à la suite d’une longue discussion dont l’objet reste indéterminé, mais qui pourrait avoir eu pour objet la possession du dossier qu’il avait constitué en vue de sa comparution devant le Comité d’épuration du Livre. "
La Littérature revenait par la petite porte. Mme Staman propose le scénario suivant : Denoël, ayant compris d’où soufflait le vent de la justice en 1945, avait imaginé d’arranger le procès de sa maison d’édition, comme Jeanne Loviton l’avait fait pour son dossier personnel quelques mois plus tôt, c’est-à-dire en payant. En payant un avocat communiste réputé pour ses bonnes relations au Palais. Quel était le prix de cet arrangement ? Le dossier constitué pour sa défense et qui mettait en cause d’autres éditeurs ? Une valise de pièces d’or, comme le pensait sa veuve ? Les deux ? Il importe de savoir que, désormais, la police était persuadée que l’éditeur n’allait pas au spectacle, mais à un rendez-vous capital, qui tourna mal, et où il laissa la vie.
En juillet 1950 eurent lieu dans le cabinet du juge d’instruction des confrontations assez extraordinaires que Mme Staman retranscrit pour notre édification. Jeanne Loviton ne craignait pas les questions de la veuve de l’éditeur, elle les tournait en dérision, se montrait insolente. Son procès était arrangé, c’était l’essentiel. Plus délicate fut la rencontre entre Cécile Denoël et le mystérieux avocat " du 2 décembre 1945 ", enfin prié de s’expliquer sur sa présence aux Invalides. Mais jamais, par exemple, son confrère communiste ne fut importuné.
Tout cela tournait à la confusion pour la Justice, et le procureur général Besson mit fin à cette parodie d’instruction en prononçant un non-lieu plus énorme encore que le reste. Pour Cécile Denoël, c’était la ruine. Jeanne Loviton revendit aussitôt la " maison de l’assassiné " à son concurrent Gallimard, qui n’attendait que cela depuis quinze ans.
On quitte ce livre un peu abasourdi par l’iniquité des différents jugements rendus, tant au civil qu’au pénal, et par l’arrogance d’une femme qui ne cesse de jouer les persécutées tandis qu’elle écrase sans état d’âme son adversaire. On appréciera, par exemple, le rapport rédigé à la troisième personne que Jeanne Loviton adresse, sur un ton sans réplique, au Procureur Général pour que cessent les attaques dont elle est l’objet.
On se demande ensuite comment un dossier aussi explosif a pu se transformer en pétard mouillé. Affaire d’état ? Sans doute. Pourquoi ne pas l’avoir détruit, alors ? Le fait est qu’il existait toujours en 1990, puisque l’auteur en cite de nombreux passages.
Le public américain auquel le livre s’adresse avait besoin d’être éclairé sur l’Occupation, la Collaboration, l’Épuration : ces rappels historiques, dont un lecteur français peut faire l’économie, disparaîtront probablement de l’édition française – s’il se trouve un éditeur français qui prenne le risque de cette publication. Car, il faut le savoir : tous les noms sont réels.

 

Henri THYSSENS

 

* A. Louise Staman. With the Stroke of a Pen. (A Story of Ambition, Greed, Infidelity, and the Murder of French Publisher Robert Denoël), St. Martin’s Press [New York], 2002, 354 p.
Disponible auprès de la Librairie La Sirène, 14 rue du Pont, B 4000 Liège, Belgique. Tél : 04 / 222.90.47. Courriel : sirene@easynet.be. Prix : 25 €, franco. Règlement par chèque (bancaire ou postal) à l’ordre de H. Thyssens.
• Le Bulletin célinien a consacré deux numéros spéciaux à Robert Denoël. Le premier en mars 1989, avec notamment une chronologie biographique détaillée due à Henri Thyssens ; et le second, en décembre 1995, à l’occasion du cinquantenaire de la mort de l’éditeur : " Un Cinquantenaire oublié. Robert Denoël (1945-1995) " par H. Thyssens. Ces deux numéros sont épuisés.