Lucienne et Louis

Six lettres de Céline mises aux enchères en novembre à Richelieu-Drouot retracent une liaison toute de tendresse et d'admiration entre l'écrivain et la pianiste Lucienne Delforge. Un an d'amour, et la profonde – quoique éphémère – amitié qui s'ensuivit.

 

Le 4 avril 1935, dans une salle de concert parisienne, Céline, passionné de musique, tombe sous le charme de la jeune interprète et future vedette internationale Lucienne Delforge. Un deuxième concert achève de le séduire. Il aborde la jeune femme à l'entracte et lui confie que son jeu l'a inspiré pour la scène centrale de Mort à crédit. Rendez-vous est pris pour après le concert. Le couple est né, rassemblant deux personnalités très fortes. Céline et Lucienne Delforge voyagent ensemble au Danemark, en Suède et en Autriche, avant de se séparer en avril 1936.
Leur correspondance retrace cette liaison, partant d'une première déclaration datée de mai 1935, dans laquelle Céline, déjà célèbre pour son Voyage au bout de la nuit, offre à la pianiste une recommandation pour sa publicité : " Lucienne Delforge est née dans la musique. Son lyrisme est réel, naturel. Cette grâce ne survient guère qu’une ou deux fois par génération, et presque jamais chez une femme. " Mais surtout l'auteur avoue déjà sa flamme, soulignant sur une feuille séparée que son " témoignage (...) est sincère et demeure en deçà de [s]on sentiment personnel ". " Mais je sais qu'en ce domaine trop d'assurance peut paraître impertinente ", ajoute-t-il.
Cette modestie n'est plus de mise dans la lettre de neuf pages du 26 août 1936, où culmine la passion. Lucienne est devenue " mon petit chéri ". " Comme je t'aime bien. Comme j'ai besoin de toi. Tu sais que je ne mens jamais, que je ne ruse jamais. Que je ne fais jamais de sentiment ", assure Céline, " Je t'aime bien Lucienne, à un point que tu ne peux pas savoir ", " Je t'embrasse bien fort Lucienne, comme je t'aime bien fort et pour la vie, forcément ". La rupture consommée, à l'été 1936, il l'appelle encore " mon petit " et lui prodigue de tendres conseils : " Préserve-toi. Garde-toi bien. Méfie-toi de tes impulsions trop aventureuses. Ne tente pas le diable. Il détruit. Détruire n'est pas ton destin. Au revoir mon petit. Je t'embrasse bien fort ".
Mais l'écrivain exprime aussi une poignante douleur de vivre. " La régularité de la vie, la réalité de la vie m'écrase ", " je dois bien t'avouer que pour moi la réalité est un cauchemar continuel ". Et d'évoquer la dureté de sa jeunesse, sa mère et son " énorme tas de dentelles à réparer ", " une montagne de boulot, pour quelques francs ". " J'en avais des cauchemars la nuit, elle aussi. Cela m'est toujours resté ", confesse-t-il, " j'ai comme elle toujours sur ma table un énorme tas d'Horreur en souffrance que je voudrais rafistoler avant d'en finir ". Un passé qui explique " cette espèce d'acharnement à refuser les dons d'une vie que je hais ".
Cette correspondance amoureuse puis amicale est la première du genre qui soit proposée aux enchères pour Céline. L'estimation était relativement basse : 1.000 à 1.500 euros pour les lettres simples, 5.000 à 6.000 euros pour la plus importante, de neuf pages. Les amateurs sont toutefois montés jusqu'à 3.000 euros pour les plus simples et 19.000 euros pour la plus belle pièce. Le tout a finalement été adjugé à un seul collectionneur pour 38.000 euros, soit 6.800 euros de plus que le total atteint séparément par les missives. " C'est un très bon résultat. On ne pensait pas obtenir un niveau aussi élevé ", a déclaré le commissaire-priseur Pierre-Yves Lefèvre.

P. P.

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Cette correspondance a été reproduite en 1979 dans la cinquième livraison des Cahiers Céline (" Lettres à des amies "). Comme l’indique l’éditeur, Colin W. Nettelbeck, ces six lettres sont tout ce qui reste d’un fonds autrefois plus substantiel.
Dans le troisième tome de sa biographie (Céline. Cavalier de l’Apocalypse, 1944-1961, Mercure de France, 1981), François Gibault a évoqué Lucienne Delforge au château de Sigmaringen : " Lucienne Delforge était au centre de toutes les manifestations mondaines. Pianiste, mais aussi nageuse, escrimeuse, ancien capitaine d’une équipe de basket-ball, critique musicale, conférencière, écrivain, cette femme avait toujours été d’une activité prodigieuse. Elle avait rédigé pour le maréchal Pétain un rapport sur le rôle de la musique française dans l’Europe de demain et elle écrivit des critiques musicales dans le journal La France. Elle était demeurée très sportive et faisait de grandes excursions en montagne, mais Louis n’autorisa jamais Lucette à la suivre par crainte qu’elle ne soit jetée dans un précipice par Lucienne qu’il soupçonnait de jalousie morbide... (...) Lucette et Louis assistèrent au concert de bienfaisance donné par Lucienne Delforge dans la Galerie portugaise, de même qu’ils étaient présents le 31 décembre 1944 à la soirée de variétés donnée au profit d’œuvres de bienfaisance dans la salle du Deutsches Haus. "
Dans son Céline, le voyeur voyant (Buchet-Chastel, 1973), Erika Ostrovsky a tracé un parallèle entre Lucienne et la Nora de Mort à crédit : " Même Lucienne, aux mains magiques, aussi douée sur le clavier que sur les pics montagneux, qui apparaissait et disparaissait de façon aussi spasmodique que lui, combinant la présence et l’absence, la musique et le silence des glaciers, la perfection de l’art et la grâce du corps et dont le portrait (bien que prénommée Nora) illuminerait le sombre manuscrit qu’il écrivait alors : "Ils étaient terribles ces doigts... c’étaient comme des raies de lumière...". Il l’observait, avec l’extase du voyeur, tandis qu’elle faisait jouer son instrument : "Nora, elle jouait toujours son piano en nous attendant... Elle laissait la fenêtre ouverte... On l’entendait bien de notre cachette... Elle chantait même un petit peu... à mi-voix... Elle s’accompagnait... Elle chantait pas fort du tout... C’était en somme un murmure... une petite romance... (...) On attendait qu’elle interrompe, qu’elle chante plus du tout, qu’elle ferme le clavier..." ". Il n’attendit pas. La Nora de la vie réelle devint un jour trop réelle et trop vivante. Elle ne voulait pas, comme sa contrepartie sur le papier, disparaître en flottant dans le non-être, ni que les eaux se referment sur son visage tranquille. Leur séparation devait être plus douloureuse, plus brutale même que la disparition de Nora dans ses écrits. Seule l’ombre de la femme (décida-t-il) était assez lointaine pour être conservée, pour luire comme un reflet dans les pages de son livre. "