Christian Dedet et L'Herne

 

Christian Dedet, médecin et romancier, tient depuis son âge tendre un journal dont il nous donne aujourd'hui les pages consacrées aux années 1960. Sans pour autant en altérer l'authenticité, il ne les livre pas dans l'intégralité de leur état initial. Des milliers de pages griffonnées au jour le jour, se gardant de les retoucher ou d'y ajouter, il se borne à les alléger, à les débarrasser des scories de l'improvisation. Ainsi, leur spontanéité est-elle intacte. Une nature sensible se révèle, une nature intellectuelle s'approfondit, les notations en apparence dispersées composent un ensemble cohérent : essai autobiographique et essai littéraire. En même temps, l'époque retrouve sa mémoire, le temps passé redevient temps présent, l'instant renaît dans une durée nouvelle. Tout ce que l'on attend d'un journal est là : la vivacité d'une manière sur fond de nostalgie, avec ce qu'il faut de complaisance pour soutenir l'effort quotidien, des années durant ; l'évocation des modes d'autrefois et d'une littérature se faisant dans la confusion ; l'aveu des sympathies et des antipathies ; des portraits à l'encre fraîche et parfois en forme de morceaux de bravoure (d'Huguenin à Jean-Edern Hallier, de Boutang à Sollers). Sans oublier Dominique de Roux, le fondateur des Cahiers de l'Herne.

 

Pol VANDROMME

 

En janvier 2001¹, Christian Dedet nous fit l'amitié de confier au Bulletin les pages de son journal relatant sa rencontre avec Céline. Circon-stance particulièrement émouvante : cela se passait, à Meudon, le 29 juin 1961, soit très peu de temps avant le décès de l’écrivain survenu le 1er juillet.

L'année suivante, il fut associé à la préparation de ce numéro capital des Cahiers de l'Herne consacré à Céline². Son journal en rend compte : de la première lettre (il ignorait alors si son correspondant, qui signait " Dominique de Roux ", était un homme ou une femme) à sa rencontre avec lui. Cela nous vaut un portrait acéré du personnage : " Curieux physique avec, dans la physionomie, quelque chose du Chirico de l'autoportrait, sauf que de Roux n'a pas le regard sombre mais bistre-vert, velouté ; le reste y est : bouche menue et volontiers dédaigneuse, petit visage rond et fripé, un simulacre de menton, tignasse brune un peu fouillis. Serein, moqueur ou acerbe : c'est selon. Affecte volontiers le cynisme pour s'amuser des réactions de celui qu'il a en face. Mais paraît d'une grande et même violente sincérité, en dépit de ses provocations. Car il a des idées fixes, déterminément enfourchées : en ce moment, Céline ! "

Grâce à Christian Dedet, on peut suivre l'élaboration de ce cahier, dont la parution, prévue pour octobre 1962, aura finalement lieu en janvier de l'année suivante. " En parlant, Dominique s'anime, se frotte les mains d'un geste machinal et fébrile qui peint le personnage : les petits yeux veloutés jettent des lueurs de malice. Curieux garçon qui peut être intensément attentif, parfois étonnamment approximatif, à coup sûr convulsif. L'intellectuel en rafale. "

Dominique de Roux lui signale les personnes rencontrées pour ce numéro : Lucette Destouches bien entendu, Marie Canavaggia, André Brissaud, Pierre Andreu, Véra Braün (la compagne de Dabit), Marc Hanrez, Frédéric Grover, Pol Vandromme...

C'est aussi à cette période que Roger Nimier disparaît tragiquement. Vandromme lui écrit alors une lettre bouleversante : " La disparition de Roger Nimier me laisse désemparé. Je suis, pour le moment, recru de fatigue et de chagrin. Nous voilà un peu plus seuls encore, et privé du meilleur d'entre nous (du plus fidèle, du plus fervent, du plus ingénieux) –, ce qui n'arrange rien. Si vous voyez Philippe d'Hugues (que je regrette de ne pas connaître), dites-lui que je le lis toujours avec joie dans la N[ation] F[rançaise], et que son article sur Roger Nimier était admirable. Nous ne sommes pas beaucoup à penser ce que nous pensons, à sentir ce que nous sentons ; il faudrait que notre amitié s'affirmât davantage. Nous avons besoin de nous sentir entourés – dans un monde dont la bêtise et la bassesse me désespèrent un peu plus chaque jour. "

Revenons à Céline. On sait que Dominique de Roux envisageait de rééditer Bagatelles pour un massacre. Il était alors un des rares lecteurs de Céline à vanter — publiquement — la qualité littéraire de ce livre. Dedet est témoin de sa fureur lorsqu'il apprend le refus de Gallimard : " Dominique râle, frappe la lettre de son coupe-papier, conchie les lâchetés éditoriales ! En ce qui me concerne, je comprendrais assez la position Gallimard (qui rejoindrait d'ailleurs celle de l'épouse de Céline). Les arguments que j'avance à D. sont les suivants : "Raisonnez par l'absurde. Imaginez un instant que les Bagatelles sortent en librairie. Vous voyez le tapage ? les haines réveillées, le nombre de vitrines qui volent en éclats ? Ou plutôt rien ne saute, car aucun libraire ne prend le risque. Résultat : c'est tout Céline qui rétrograde, y compris l'essentiel. Dix ans de fidélités, d'appels à la raison sont annulés..." Dominique me regarde soupçonneux ; pas l'impression de l'avoir entièrement convaincu. Ce n'est pas qu'il veuille la mort du prochain, ni qu'il approuve sur le fond les imprécations céliniennes, mais c'est le principe de l'esquive, l'amputation d'une réalité d'auteur – quoi que cet auteur ait pu dire ou écrire face aux apocalypses du siècle – qui le mettent en fureur. "

On voit bien ce qui plaidait alors pour la censure de ce texte ; on peut dire que la situation n'a guère changé depuis. Dominique de Roux mettra du temps à renoncer à ce projet et caressera longtemps celui d'une " anthologie " des textes litigieux. Dans une émission télévisée sur Céline diffusée en 1969, il lira avec ferveur l'épilogue de Bagatelles ³ : " Je ne veux plus partir nulle part... Les navires sont pleins de fantômes... Ils sont partout... Je ne veux plus voyager... [...] Je veux passer fantôme ici, dans mon trou... dans ma tanière... "

Anecdote plaisante, pour terminer : fin octobre, Christian Dedet voit Dominique de Roux " en bavardage avec une bonne dame blonde à la stature d'athlète, à l'accent wallon, qu'il m'avait présentée comme une ancienne maîtresse de Céline : Évelyne Pollet, venue lui apporter sa correspondance avec l'auteur du Voyage. Pas tardé à sentir un peu d'embarras – enfin amusement, de la part de D. qu'on verrait mal embarrassé de quoi que ce soit : cette dame arrivait tout droit de la gare du Nord avec sa valise et pensait que notre ami la logerait. Aussitôt, D. suggère que je l'emmène chez moi. Mais l'exiguïté d'un studio ? Il s'est donc résolu à lui trouver un petit hôtel, entre Cayré et Pont-Royal – le lui a offert, j'espère ? Et aujourd'hui, billet par pneu, pour me faire la nique : "La Belge s'est extasiée sur toi. Elle a acheté Le Plus Grand des Taureaux 4. " Et Dedet de commenter malicieusement : " Oui, mais à supposer que j'aie hébergé, et réussi à pousser mon avantage avec cette personne qui dut avoir 30 ou 35 ans de moins que son illustre amant, encore nantie de forts beaux restes, je suis sûr que le fantôme de Céline m'aurait paralysé ! "

Dernière évocation en novembre 1962 : " Déjeuner chez Dominique et Jacqueline de Roux, dans leur nouvel appartement de la rue de Bourgogne. La sortie du Cahier Céline est proche. Jacqueline enceinte. "

Un second Cahier Céline paraîtra en 1965. Conclusion de Dominique de Roux, toujours valable aujourd'hui : " L'œuvre de Céline reste (pour nous) une des énigmes exemplaires de notre temps. C'est l'écriture qui condamne Céline : elle le sauve aussi. "

M. L.

1. Christian Dedet, " À la rage du soleil... ", Le Bulletin célinien, n° 216, janvier 2001, pp. 9-12.
2. Christian Dedet, " La condition médicale de L.-F. Céline ", Louis-Ferdinand Céline, L'Herne, n° 3, 1963, pp. 312-314.
3. " D'un Céline l'autre ", émission Bibliothèque de poche de Michel Polac et Michel Vianey, O.R.T.F., 2ème chaîne de la télévision française, 8 et 18 mai 1969.
4. Roman qui marqua la bibliographie taurine et hispanique des années soixante. Publié aux Éditions du Seuil en 1960, il est actuellement disponible aux Éditions de Paris depuis 1998.

Christian DEDET. Sacrée jeunesse. Chronique des " sixties ", Les Éditions de Paris (54 rue des Saints-Pères), 2003, 448 p. (23 €).