Lettres de Céline à sa libraire

Louable initiative que la publication des lettres – vingt-cinq, au total – à Denise Thomassen (1949-1951), présentées et annotées par Éric Mazet. Les Cahiers de l’Herne en publièrent cinq en 1965. Trente ans plus tard, Le Bulletin célinien en publia deux autres, grâce à l’obligeance de Anne Kristine Thomassen ¹. En 1985, quand Olivier Rolin (Libération, 25 octobre 1985) se rend au Danemark, Denise Thomassen est encore de ce monde. Il en rapporta le pittoresque récit que nous reprenons ici.

 

Mme Thomassen, qui tenait à l’époque la Librairie française de Copenhague, Bad Stuestræde 6, et erre encore, bougonnante et bien crounie, comme aurait dit Bardamu, dans les rayons aujourd’hui tenus par sa fille, n’est pas tendre envers Céline : " Il prétendait qu’il n’avait rien à manger. Je lui apportais de la viande, du porc. Un jour, je me suis aperçue que c’était son chien qui la mangeait. Je n’acceptais pas qu’il m’achète des livres, je les lui donnais. Eh bien, quand il est rentré en France, en 1951, il est parti sans dire au revoir ni merci. Je lui ai écrit, il ne m’a jamais répondu. Il avait beau m’écrire "ma géniale libraire" du temps où je pouvais lui rendre des services ; pour lui, sans doute, je n’étais qu’une libraire de province. J’en ai bien eu un peu d’amertume. "
Le moins qu’on puisse dire, pourtant, est que Mme Thomassen n’éprouve pas de réticence envers le Céline de Bagatelles : " Moi je n’ai jamais pu lire le Voyage... Je le lui avais dit, d’ailleurs. Il était très en colère. Il était très fier de ce livre. Ce qui me plaisait, c’étaient les pamphlets. Je trouvais ça très amusant. " Eh bien, les choses sont claires. Mme Thomassen en rit encore, à petits coups, secouant ses joues creuses, effondrées autour des chicots disparus, à la manière des grand-mères de Chaval. La bonne blague... Assise sur une chaise au fond sombre du magasin, les larges mains posées bien à plat sur sa vieille robe noire, l’œil assez vif quand même, Mme Thomassen ramone sa mémoire : " Une chose, par exemple, il était grossier comme un pain d’orge. Il avait remarqué que je détestais les gros mots, alors il en remettait, j’essayais de rester bien impassible, il me regardait sous le nez en disant : " Tiens, elle bronche pas ". " Mme Thomassen s’amuse à ce souvenir comme à celui des désopilantes Bagatelles pour un massacre... Elle surveille les allées et venues de sa fille, ronchonne parce qu’elle ne sert pas assez vite les clients. " Elle voudrait m’empêcher de travailler... mais la librairie, chez moi, c’est un virus. "

1. Le préfacier ne signale pas cette parution dans le Bulletin, mais bien L’Année Céline 1996 qui, l’année suivante, reprit ces deux lettres inédites.

" Chère et géniale libraire ". Lettres à Denise Thomassen (1949-1951), éd. Capharnaüm & La Pince à linge, 80 p. Tirage limité à 50 exemplaires sur Arches et 600 exemplaires sur vergé Ivoire numérotés. Prix : 43 €, franco. Disponible auprès du Bulletin célinien.