Korsør 1948

Georges de Caunes rencontre Céline

 

C’est l’histoire d’un scoop dont personne n’a jamais entendu parler. Nous sommes en juillet 1948. Georges de Caunes, jeune journaliste à la Radiodiffusion française (RDF), vient de vivre une aventure peu commune. Il a passé un bout d’été en compagnie de Paul-Emile Victor et des membres de l’expédition polaire française quelque part tout là-haut, dans le nord du Nord, sur la banquise du Groenland. Il est temps de rentrer à Paris où l’attend sa femme, Benoîte Groult, qui vient de mettre au monde leur deuxième enfant.
    Sur le chemin du retour, il fait escale au Danemark avec une idée derrière la tête. Il veut rencontrer Céline et, grâce notamment à la recommandation de Gen Paul, il y parviendra.
    Cinquante ans après, Georges de Caunes publie au milieu des souvenirs de ses aventures groenlandaises les notes qu’il a gardées de cet entretien très particulier.
« A l’époque, dit-il, ça m’aurait fait une bonne exclusivité. Mais je ne l’ai pas du tout exploité. Pourtant, j’avais besoin d’argent. C’est mon tempérament : je ne tire pas sur les ambulances. Céline éructait. Tout était négatif et il n’y avait aucune révélation. Ce type-là est un génie, mais il était dans une sale situation. »
     Évocation...

 

    Le lendemain de ma visite au ministre des Affaires étrangères, par l’entremise de Marie Laurencin et du peintre Gen Paul, je rends visite à maître Mikkelsen, avocat de Céline pour qui je dépose une lettre, le priant de me recevoir le lendemain. Céline, qui a rejoint Sigmaringen à la suite de Pétain après août 1944, se trouve sous le coup de l’article 75 du code pénal, condamnant l’intelligence avec l’ennemi. Comme beaucoup d’autres collaborateurs, c’est au Danemark, pays neutre sans traité d’extradition avec la France, qu’il a trouvé refuge. La réponse se fait attendre, et ce n’est que la veille de mon départ que, prenant le train pour Korsør où il réside, à deux heures de Copenhague, je rencontre l’écrivain exilé.
    En fait d’interview, j’en suis réduit à écouter un long et véhément monologue où l’écrivain, à ma première allusion au Voyage au bout de la nuit, se répand en invectives sur le compte de Gallimard : « Le Voyage au bout de la nuit est tombé dans le bidet de mon éditeur ! Aragon et Elsa ont traduit le Voyage en 36 sur demande des Soviets, et cela leur a bien profité. On me faisait alors de grosses avances, on voulait que je remplace Barbusse ! Maintenant on trafique le Voyage en douce. Pendant la guerre, quand je gagnais un million avec mes livres, je versais six cent mille francs d’impôts à M. Pétain, mais depuis cinq ans je n’ai plus gagné un sou ! C’est une monstruosité de m’empêcher de gagner ma vie ! De toute façon, je ne veux rien publier avant que mes livres ressortent. Gallimard m’a dépêché un Mascarille pour me soutirer des manuscrits, mais je ne lâcherai rien ! Mon éditeur est une putain qui trait mes livres comme des vaches ! »
    Puis Céline se désigne lui-même et se lamente : « Mes ennuis m’ennuient ! J’ai cinquante-cinq ans et 75 % d’invalidité de guerre, celle de 14. J’ai même eu la Croix ! Seulement j’ai un article 75 au cul et on en profite pour me dépouiller ! »
    Il me montre un carnet d’autobus, dérisoire : « Pour moi, d’ici à Paris, il y a trois heures d’avion et quinze ans à Fresnes ! Et pourtant il n’y a rien dans l’acte d’accusation ! J’ai juste demandé que les youpins ne nous égratignent pas ! » Je l’interroge sur ses espoirs en une amnistie : « Je ne crois pas à l’amnistie. La France, nation légère et dure, n’est pas le pays de l’amnistie, disait Voltaire. Et puis de quoi ça aurait l’air, un grand-père en prison ? Est-ce un exemple pour les petits-enfants ? Je suis hors la loi et pourtant je révère foutre Dieu énormément la IV° République que je ne connais pas ! Moi, je suis pour la légalité ! Vive les gendarmes ! l’ordre ! la méthode ! Vive celui qui me rendra mes droits d’auteur et une place au Père-Lachaise où est ma pauvre mère ! »
    Céline attendait la visite imminente d’un professeur américain de littérature comparée, universitaire d’origine juive. « Il me compare à Dreyfus ! me lançait Céline, brandissant l’une de ses lettres. Voici ce qu’il m’écrit : "Je ne vois pas pourquoi, moi, je ne défendrais pas un Aryen ! » Deux jours après ma visite, le professeur Milton Hindus, de l’université de Brandeis, venait passer trois semaines auprès de l’écrivain, porté par l’admiration et la curiosité. L’homme qui rêvait d’une grande rencontre intellectuelle devait repartir de Copenhague déboussolé et meurtri. « C’est une vipère, conclut-il dans son journal personnel. Il est plus que maboul comme le conjecturait Gide. Une seule chose l’intéresse : l’argent ! » Nous avions bien rencontré le même homme, instable, éructant, grand écrivain sans aucun doute, mais avec qui il semblait provisoirement impossible de trouver un langage commun.
    Le lendemain, 16 juillet 1948, je prends le train pour Paris, de retour enfin du plus lointain des pays lontains.

Georges de Caunes. Imarra (Aventures groenlandaises), Ed. Hoëbeke, 288 pages.