Lettres de prison

De lecture bien difficile, ces lettres de prison... Difficile, pénible, parce que ces lettres sont un gémissement ininterrompu, une plainte lancinante. La répétition fait partie de cette difficulté à les lire.
Pourtant il n’en faut point sauter pour percevoir la dominante de ce glas : on entendra alors la basse continue qui se joue également dans Le Procès de Kafka : " Les prisons devraient avoir la forme d’énormes Sphinx. (...) L’ Énigme à perpétuité est une souffrance mortelle... "
Comme dans Le Procès, l’accusé ignore de quoi il est coupable. En d’autres termes, l’accès de la Loi lui est interdit.
Effectivement, après avoir fui la France où il est menacé de mort par les communistes, Céline a été placé en résidence surveillée par les Allemands alors qu’il tente de parvenir au Danemark. Tribulations racontées dans ses trois derniers livres. Céline aurait pu s’embarquer pour l’Angleterre à Dunkerque. Il a préféré ramener à Sartrouville l’ambulance confiée à ses soins. Il aurait pu gagner l’Espagne. Mais ses économies ont été maladroitement mises en lieu sûr au Danemark...
Parvenu à Copenhague en mars 1945, Céline aura son laissez-passer allemand renouvelé pour un an par les autorités danoises, dès le 6 avril. Le 19, le juge d’instruction Alexis Zousman lance un mandat d’arrêt pour trahison contre Céline.
Trahison ? Céline qui s’est contenté de fuir ceux qui veulent l’assassiner ne comprendra jamais ce curieux motif.
Dès la capitulation allemande, le 8 mai 1945, la France devient le théâtre d’une guerre civile où s’affrontent les résistants communistes et les résistants nationaux. Par ailleurs, le général de Gaulle voulant s’affirmer contre les alliés qui ne lui donnent pas assez d’importance va accorder un certain nombre de pouvoirs aux communistes et former un gouvernement avec eux.
On le sait, depuis son voyage en URSS et son pamphlet le plus percutant – Mea culpa – Céline est la bête noire du P.C.
Il ne faut donc pas s’étonner si une "dénonciation anonyme" informe de sa présence à Copenhague la légation de France... Septembre 1945.
C’est le moment choisi par Jean-Paul Sartre, alias "l’agité du bocal", pour écrire : " Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes des nazis, c’est qu’il était payé. " ("Portrait de l’antisémite", Les Temps modernes)
Il faut être reconnaissant à François Gibault, grand biographe de Céline, d’avoir pensé à faire figurer une chronologie en tête de cette correspondance. Elle permet à ceux qui savent lire de reconstituer les faits sans tomber dans les litanies anti-racistes des journalistes qui rendent compte du livre.
Neuf mois après son entrée au Danemark, le 17 décembre 1945, Lucette et Céline sont arrêtés, incarcérés à Vestre Fængsel, tandis que la Légation de France demande son extradition, au grand embarras du gouvernement danois, "libéré" de l’occupation allemande depuis le 5 mai 1945, et en proie, avec moins d’acuité qu’en France, au terrorisme communiste. Le journaliste communiste, Eric Danielsen et d’autres du même acabit, ne cesseront de relayer L’Humanité et de faire campagne contre le "Fransk Nazi-Forfatter".
Campagne orchestrée comme seuls les communistes savent le faire, et commencée, dès Voyage au bout de la nuit : Céline sera dénoncé comme un écrivain fascisant au Congrès des écrivains soviétiques par l’ineffable Gorki. Les casseroles sont bien accrochées !
C’est en ce point précis, d’ailleurs, que ces Lettres de prison et Le Procès de Kafka se rejoignent dans un bel unisson.
Il est vrai : le climat politique actuel est bien trop soucieux de ménager la susceptibilité de ces curés rouges qui firent successivement l’apologie de Lénine, de Trotski, de Staline, de Pol Pot & cie, et puis se repentirent, et puis recommencèrent sous prétexte de communisme "rénové" pour que l’on ose entendre l’octave, pourtant saisissant, unissant Kafka et Céline.
Pourtant, Le Procès, édité en 1924 par les soins de Max Brod et d’autres KGB repentis, montre avec une insistance aveuglante l’extravagance punitive des prophètes inspirés par le communisme.
Gérard Guégan et son acolyte Raphaël Sorin ne s’y sont pas trompés, eux, qui commentent la malédiction de Céline et l’expliquent par le pamphlet communiste qu’était Mea culpa (1936). Témoignage figurant dans un admirable film sur Céline, mis sous le boisseau... et pour cause ¹. Les deux complices n’ont d’ailleurs pas récidivé, fort conscients de ce qu’il en coûte...
Effectivement, Céline avait parfaitement reniflé l’odeur de l’Union soviétique : " J’ai vu pourtant bien des naufrages... des êtres... des choses... innombrables... qui tombaient dans le grand limon... qui ne se débattaient même plus... que la misère et la crasse emportaient au noir sans férir... Mais je n’ai jamais ressenti d’étouffoir plus dégradant, plus écrasant que cette abominable misère russe (...) cet épileptisme policier, cette hantise du bouton de porte, cette détresse, cette rage, ce gémissement de chaussure qui prend l’eau, qui prendra l’eau éternellement, amplifié cosmique..." (Bagatelles pour un massacre, p. 119)
Peut-on mieux décrire l’Inquisition culpabilisante et permanente de ces chantres de la liberté ? Kafka l’a perçue par d’autres médiations... mais ceci est une autre histoire.
Revenons aux lettres : d’un côté, Céline sait parfaitement, mais c’est intellectuellement, qu’on lui fait payer ses livres d’avant-guerre : Bagatelles (1937), L’Ecole (1938) et Les beaux draps, contemporains de la défaite (1940) ; d’un autre côté, son sens éthique, rigide – il tient de sa mère –, son affectivité rigide (devenue incompréhensible) bute sans arrêt sur son emprisonnement dépourvu de tout motif... L’ÉNIGME.
Successivement, on l’accuse de "trahison" – au moment où le déserteur Thorez est amnistié – ; puis de "collaboration" au moment où les nouveaux riches du marché noir occupent le pavé parisien et où de vrais collaborateurs, au sens idéologique, font paraître leurs Mémoires en Suisse.
Telles les têtes de l’Hydre, ou les "raisons" du Loup contre l’agneau, les accusations ne tiennent pas mais sont automatiquement remplacées par d’autres aussi fictives ; on lui sort ce titre dont on l’a gratifié sans consentement de sa part : "Président d’Honneur du Cercle du Livre européen". L’ayant appris, Céline a fait radié cet honneur loufoque. Gibault le confirme.
Mais rien ne fait, et Céline continue de se heurter au mur de sa prison et de vivre sous une inculpation énigmatique.
Fallait-il publier ces lettres ? " Brûle tout ceci mon mignon ", écrit leur auteur (lettre 92, p. 173).
En notre époque où tout se vend, les pleurs et les grincements sont une marchandise tout aussi commerciale que les merdes qui se vendent actuellement.
Pour ceux qui "étudient" Céline, ces lettres ont l’intérêt de montrer le décalage, énorme, entre une œuvre d’art et des gémissements. Différence que nos contemporains ne font plus : déjections, plaintes sidaïques, élucubrations pseudo-mallarméennes, ... tout est devenu "œuvre d’art" ! alors que les animaux, même les moins raffinés, se séparent toujours de leur fiente...
Hitler avait tort de parler d’ "art dégénéré" ! Il n’y a que des "rois nus" comme dans le conte d’Andersen...
A partir de ces deux années de souffrance, Céline a écrit Féerie pour une autre fois. Ici un cri, là une mélodie.
Comment s’étonner d’ailleurs du "lamento" de ces lettres ? Après les quatre années d’occupation que le Docteur Destouches a beaucoup plus passé à circuler sur "une drôle de motocyclette" (cf. Gibault, tome 2, p. 230) pour soigner les pauvres du dispensaire de Bezons ou pour réclamer des bons de chauffage et de lait pour ses malades que dans les salons très distingués de l’intelligentzia franco-allemande ; après les effrayantes tribulations en Allemagne, le climat d’inquisition permanente... Céline "craque", d’autant qu’il est doté de l’hypersensibilité propre à un artiste.
Bien entendu, l’auteur garde sa perspicacité et sa lucidité. A propos des mouvements mondiaux, il écrit – en 1945 – : " Il faut considérer la France comme une terre d’émigration massive, un peu comme les Etats-Unis avant 1900 où toutes les races se mêlent et se débrouillent. Il ne faut pas à aucun prix mon Dieu ! s’opposer à ce courant biologique fatal. Sinon quel martyr vous attend ! Il ne faut pas jouer les Peaux Rouges récalcitrants ! Que non ! Je le dirai je le hurlerai. " (p. 78)
Toujours clairvoyant et prophétique, Céline ! Certes, on ne peut plus guère maintenant comprendre son chagrin, son "jansénisme de patriotisme français" (p. 157), tant sa vision est en train de se réaliser...
Ces lettres de prison apportent à Féerie pour une autre fois le côté sombre, caché, secret... et parfois misérable de la souffrance célinienne, couvert le plus souvent par les rires et grincements de Féerie. Gageons que les nécrophages, baptisés "chercheurs" vont se repaître, à loisir, des infirmités et faiblesses du génie.
"Je n’ai jamais rien abandonné" revendique le médecin (p. 214). Nous pouvons, à coup sûr, parier que les sycophantes tchékistes ne désarmeront pas... "Il faudrait que je sois mort, et encore, pour que les journaux ne parlent plus de moi vachement" (p. 206). D’ores et déjà, certain journaliste l’accuse de "balancer les petits camarades" [sic] alors que Céline compare simplement son sort à celui de Chardonne ou de Montherlant... Ces hommes de lettres ont-ils agi comme Céline ? "M. Vanni, franchement gaulliste, utilisa souvent les locaux du commissariat de police pour cacher des Juifs et des résistants recherchés par la Gestapo. Parfois il lui arrivait d’aller demander à Céline de délivrer des certificats médicaux de complaisance pour des Juifs et pour des réfractaires du travail obligatoire. Céline n’a jamais refusé de les lui faire" (F. Gibault, tome 2, p. 223).
Fidèle à sa pensée et à lui-même, en ce siècle de putasserie intellectuelle, morale et physique, Céline se réclame d’un obscur sacrifice : "Je préfère me ratatiner dans la peau de ma mère pour laquelle rien n’était assez aride, assez ingrat, assez injuste. Une chrétienne absolue et sans le savoir."

Nicole DEBRIE

 

1. Film "Une légende, une vie. Céline" de Claude-Jean Philippe réalisé pour la deuxième chaîne de la télévision française et diffusé en 1976. Cette émission n’a jamais été rediffusée depuis.