Refuge à crédit

    Vers 1943-1944, prévoyant les difficultés qui le guetteraient à la Libération depuis qu'il recevait des petits cercueils par la poste, Céline enfourcha sa motocyclette et alla vendre le manuscrit de Mort à crédit, chef-d'œuvre de sa première période, à Bignou, marchand de tableaux rue La Boétie.

 

    Divisé en deux parties on ne sait trop par qui, la seconde moitié de ce manuscrit reparut à la vente lors de la dispersion de la collection du colonel Sickles, un Américain, à 510 000F il y a seize ans, et partit à l'université d'Harvard. La première partie, que l'on croyait perdue, est passée à Drouot en juin 1999 pour 1 million 200 000F, à peine la mise à prix. La rumeur court que le courtier qui s'est porté acquéreur agissait pour la deuxième fortune de France. Flatteur ? Céline devient-il une valeur refuge ?
    Rappelons que Mort à crédit est celui de ses livres sur lequel il peine le plus. Il doit aller loger dans un hôtel de Saint-Germain-en-Laye pour réussir à le terminer. Une fois le texte dactylographié par Marie Canavaggia et corrigé par Céline, Denoël le met en fabrication.
    On attend un accueil critique à la hauteur de cette réussite parfaite, où la nouveauté de l'écriture célinienne trouve toute son ampleur. Nous sommes en 1936, le Front Populaire, à peine arrivé au pouvoir, est déjà menacé par la droite. La coloration idéologique d'un livre compte plus, pour la critique de gauche, que ses perfections de style. Aragon, à la parution de Voyage au bout de la nuit en 1932, avait nourri l'espoir d'un Céline populiste comme Eugène Dabit et marxiste comme Henri Barbusse, écrivains avec qui Céline entretint jusqu'à leur mort des relations fidèlement amicales.

ARAGONAUTES

    Les Aragonautes découvrent un petit bourgeois libertaire enraciné dans le passage Choiseul. Très peu de ceux qui font la pluie et le beau temps, dans les goûts littéraires de cette époque difficile, perçoivent le génie dans les cadences, l'audace dans les tons et les jeux de la présence. D'ailleurs Elsa ayant épousé le génie littéraire de son siècle, mieux valait qu'elle n'eut pas à troquer l'ombre pour la proie. Accueil critique froid, pour ne pas dire hostile. La soupe à la grimace, la moue au mieux. Les ventes restent plates. Déçu, Denoël, qui n'est pas un éditeur désarmé, écrit une apologie de Mort à crédit. Ce n'est pas coutumier parmi ses contemporains éditeurs.

VERSAILLES

    Autre merveille évaporée à la vente de juin 1999 : 14 feuillets inédits du manuscrit initial de Voyage au bout de la nuit. Un chapitre non inséré dans le livre, où, rentrant des États-Unis, Bardamu retrouve Robinson. Envolés à 150 000 F, ce qui représente un peu plus de 10 000 F du feuillet.
    Ni Sartre ni Aragon, qui ne furent pas minces en leur siècle, n'atteignent des cotes pareilles. Pourtant, on les enseigne aux lycéens.
    Est-ce lié à un fétichisme célinianomaniaque, nourri par l'ostracisme en lequel Céline reste confiné ? Peut-être. Aux États-Unis, les ressentiments sont moindres. En France, depuis cinquante ans Céline est maintenu dans le même purgatoire insonorisé que Sade depuis deux siècles. La totalité du manuscrit de Mort à crédit dont l'existence est désormais attestée, vaudrait, pour l'amateur décidé à les réunir, un peu plus de trois millions de francs. Ça représente combien d'années de droits pour l'auteur, âgé de 105 ans, au cas où il aurait survécu jusqu'à cette vente ? Dix ans ? Combien pour une multinationale ? Quelle part du budget de la Culture ?
    Rappelons que le mobilier de Versailles a été dispersé à des Américains pendant la Révolution Française. Aujourd'hui, quand on trouve racheter une paire de chaises, ça coûte les yeux de la tête au contribuable français.

PATRIMOINE

    De plus en plus on se demande ici et là dans le monde, et de tous les bords de l'échiquier politique de la fin du XXème siècle, pourquoi cette mise à l'écart. Certes, Céline a publié des écrits racistes abominables, on tend à faire croire qu'il n'a pondu que ça. Pour des petits profits de carrière parmi quelques bien pensants ? Pendant ce temps-là se dispersent les manuscrits de cet écrivain regrettable mais génial.
    Les quelques manuscrits de Céline accessibles en France aux chercheurs sont le fait de donations privées. On trouve des correspondances, Paraz, Canavaggia. Pas de manuscrit complet comme celui de Mort à crédit, finalement rassemblable par un geste financier.
    La stature mondiale de Céline ne va cesser de croître. Érudits et thésards en littérature française devront sans doute demain aller vers la Rome des temps modernes : les États-Unis.

Jean GUENOT