Céline à la poste

Depuis que, grâce à François Gibault et Jean-Pierre Dauphin notamment, on a commencé d’explorer la vie et les archives de Louis-Ferdinand Céline, on a découvert un épistolier de compétition. Ce qui confirme l’information fournie par Albert Paraz dans Le gala des vaches, admirable livre de sagesse d’une époque tournée folle.

 

    Il y aurait bien des commentaires à formuler sur cette passion d’écrire qui a toujours possédé l’auteur de Semmelweis, d’écrire aux autres à travers le temps, la distance, la solitude, de lancer ces fusées, ces bouteilles à la mer, ces cris. Hantise pathétique d’assurer les liens, d’en créer (Hindus), de poser des questions, d’influencer les réponses, de susciter un monde de sympathies ou, à tout le moins, de réactions.
    Céline m’a montré un jour une de ces réactions, celle d’André Malraux, alors ministre du général et de la culture, je crois. Céline lui avait écrit (mais oui !) pour protester contre l’interdiction d’une interview télévisuelle, et Malraux, en possession de cet irremplaçable autographe, lui avait expédié ministériellement (ou ministrement) une bafouille dactylographiée de trois lignes du genre : "Monsieur, en main votre honorée du... j’ai l’honneur de vous faire savoir que mon département n’est pas intéressé par votre affaire et que vous pouvez vous adresser au bureau d’en face. Veuillez....". Quelle blague !
    Il y a dans la Bible, je crois, une parabole sur les terrains rocailleux et infertiles où il est tout à fait superflu de répartir de la semence... Une parabole qui ne pouvait qu’encourager notre auteur à épistoler avec une frénésie accrue pour trouver une chance d’un terreau plus fertile.
    Lancé dans la "plus grande chasse à courre de l’histoire", comme il disait, Céline a encore forcé la dose : il écrivait énormément, et cette correspondance a parfois de quoi surprendre. Rien de moins "habile" que ces missives adressées à la magistrature et, parfois, au plus haut degré du fragile pouvoir humain. Rien n’aurait dissuadé Céline d’écrire au Pape, au Général, au Grand Lama, au Grand Mufti de Jérusalem, au Grand Turc, au Grand Machin.
    Grâce à l’Association des amis de Georges Bidault, nous savons aujourd’hui qu’il a écrit également à celui-ci, deux lettres publiées avec une excellente présentation de François Gibault sur laquelle nous ne reviendrons pas. Bidault, du fait des événements, occupait alors un poste important de décisionnaire dans l’administration temporaire de l’Hexagone, administration qui tendait à devenir permanente.
    Il faut, pour apprécier ce texte, savoir ce qui pendait au nez de notre auteur s’il n’avait su, la chance aidant, se placer dans une certaine mesure hors de portée. "Le Danemark a sauvé Céline", a dit une Danoise. C’est vrai, et peu importe après tout de savoir comment. C’est l’essentiel.
    On entend déjà quelques voix laissant entendre que Céline, froussard évident, s’était affolé pour des prunes et que nul ne lui voulait qu’indulgence et sympathie. Voire... disait Panurge.
    Un témoignage semble être passé inaperçu : celui de Maurice Toesca, poète et fonctionnaire de "la Préfectorale". Il est alors directeur du cabinet du préfet de Police de Paris et, dans son journal, publié sous le titre significatif de Cinq ans de patience, il note à la date du 3 juillet 1944 : "Marcel Aymé dans mon bureau. Visage impassible à la Buster Keaton. Une voix douce, mais où l’on sent passer une sorte de colère. Il m’explique qu’il est l’objet de menaces quotidiennes par téléphone. "Que faire ?" me demande-t-il. Comme tous les Parisiens, il croit qu’on peut déceler d’où viennent les appels..." Deux jours plus tard, il écrit : "Le directeur adjoint de la Police judiciaire, M. Badin, me transmet le rapport qui concerne la plainte que Marcel Aymé m’avait transmise : "Une démarche a été faite ce jour à la Direction des Services téléphoniques de la Seine, où le secrétaire de cette Direction a fait connaître qu’il n’y avait aucune possibilité pour identifier l’auteur d’une communication téléphonique. Il a indiqué qu’il serait seulement possible, au cas où M. Aymé aurait des soupçons sur une personne, de tenir la ligne de cette personne en observation, ce qui permettrait de connaître le nombre, la date, l’heure et la destination des communications demandées. M. Aymé, homme de lettres demeurant 9ter rue Paul Féval à Paris 18ème, a été mis au courant de cette réponse et a déclaré : "Je n’ai malheureusement aucun soupçon qui puisse vous permettre d’orienter l’enquête. J’ai reçu le 29 juin, vers 23 heures, une communication m’avisant que je n’avais plus que trois jours à vivre. Quelques minutes plus tard, une autre communication m’invitait à ne pas m’inquiéter pour cette menace, en m’avisant que c’était Céline qui m’avait fait une blague. Or, Céline, qui est un camarade avec lequel j’entretiens les relations les plus cordiales, est actuellement en Bretagne ; ce ne peut donc être lui qui m’ait fait cette plaisanterie de mauvais goût. Le lundi 3 juillet vers 16 heures, une troisième communication m’avertissait en ces termes : "Allô, ici le maquis, on descend tout de suite". Puis, vers 21 heures, j’ai reçu un dernier message ainsi conçu : "Avec votre ami Céline, vous n’avez plus que quarante-huit heures à vivre". Depuis, je n’ai plus rien reçu".
    Voilà l’ambiance, à travers un incident bien mineur. Roger Vailland [sic] a fait le reste, comme on sait.
    Quelques cinq ans plus tard, exilé sur la côte baltique, Céline écrit une lettre faussement courtoise, en fait tout à fait outrageante, s’agissant d’un destinataire juché sur les décombres. En prennent au passage pour leur grade MM. Guy de Girard de Charbonnière, 43 ans, "mulâtre vichyssois", et René Mayer, 55 ans, "duc de Vendôme et de Montrouge, il est bien con... qu’il aille passer son épilepsie ailleurs".
    Oui, le ton surprend de ces lettres dont l’objet était de solliciter, d’adoucir, et que ces gens, si seulement ils les avaient lues (mais Bidault ne se souvenait même pas de les avoir reçues) auraient dû ressentir comme des soufflets.
    À quelle pulsion obéissait Céline lorsqu’il écrivait ces missives ? Gaffes ? Habiletés suprêmes, puisque l’on a dit que la Cour se tordait de rire lorsqu’un tel message était lu à haute voix ? À mon avis, la pulsion était double : d’une part, remettre les choses au point, d’autre part, s’exprimer comme il convenait. Un très grand monsieur parlait à de petits hommes, et ne pouvait parler autrement.
    Ajoutons peut-être la juste confiance (toutes réserves faites quant aux résultats) que Céline nourrissait quant à la puissance de son verbe... Déjà en 1937, il avait pris la parole sur un ton... déconcertant, avec un vaste projet : "...risquer le tout pour le tout... essayer moi, tout seul, d’arrêter la guerre !".
    Un peu plus tard, c’était la magistrale lettre "à Sartre", l’agité du bocal. Un grand morceau !
    Et puis, un demi-siècle a passé. On peut juger en connaissance de cause de la perspective.

 

Paul CHAMBRILLON

Cet article a paru initalement en avril 1989 dans Le Bulletin célinien.