Au dispensaire de Clichy [1937]

C'est en septembre 1937 que paraît dans un quotidien belge (non identifié) cet article. Signé "Thomas-Maurice", il relate un entretien qui a lieu, au dispensaire de Clichy, deux mois avant la sortie de Bagatelles pour un massacre dont Céline évoque ici l'un des thèmes. 

J'ai fait visite, ces jours derniers, à Louis-Ferdinand Céline, l'auteur célèbre du Voyage au bout de la nuit.
Tout d'abord, que je vous présente Louis-Ferdinand Céline! C'est un médecin, un homme jeune encore, qui dirige ¹ à Clichy, dans la région la plus rouge peut-être, et en tout cas la plus populeuse des alentours de Paris, un dispensaire municipal. C'est dire s'il demeure en contact avec ses héros familiers, ainsi qu'avec... leur langage, dont le docteur Céline s'est si bien accommodé qu'il le pratique quasi mieux qu'eux. D'un bout à l'autre de notre conversation, ce médecin pittoresque, qui est aussi, ai-je besoin de le rappeler, un grand bonhomme littéraire, usa d'un argot auprès duquel le langage de Bardamu, du Voyage au bout de la nuit, me parut rien moins qu'innocent.
L.-F. Céline semblait d'ailleurs maussade et furieux d'avoir été découvert dans sa lointaine retraite, dont il refuse habituellement de donner adresse à quiconque.
- J'ai appris..., lui dis-je avec précaution, que votre prochaine œuvre porte une dédicace originale... N'est-elle pas dédiée "aux quatre cent mille chevaux morts pendant la guerre"² ?
Le docteur Céline, assis à une petite table, où il jouait machinalement avec des formulaires destinés à l'Assistance publique, redressa la tête comme si je venais d'éventer un terrible secret:
- Qui vous a dit?... Et en quoi est-ce que cela intéresse dès à présent le public?... Non, non, je ne veux rien dire maintenant au sujet de ce livre... Et puis, j'ai horreur de la publicité préventive que l'on fait autour des œuvres littéraires... J'ai horreur de ces appâts déguisés que l'on offre aux foules...
Puis, il se radoucit - à mesure que je le laissais dire, - et il murmura:
- D'ailleurs, cet ouvrage n'est pas encore achevé.
- Et si je vous demandais, lui dis-je, votre opinion sur les jours que nous vivons. (Je savais qu'on l'avait prétendu communiste, puis renégat, à la manière de M. André Gide.)
Et Louis-Ferdinand Céline me confia encore d'une voix sourde, avec infiniment de lassitude et, par-ci, par-là, des "" de colère au bout des lèvres!
- Triste époque, mon cher monsieur... À qui ne le feriez-vous pas dire?... Les foules n'ont jamais été plus abruties, par le cinéma, par la radio, par tout ce tumulte où le livre, la chose écrite tombent comme un rappel importun de l'école, de la contrainte... Les Français n'aiment plus lire, mon cher monsieur, cela les fatigue... Comme d'ailleurs aussi de penser... Aussi pourquoi des auteurs un peu scrupuleux écrivent-ils encore?... Pour gagner leur vie?... Eh bien, je vous assure que je suis rudement tranquille avec les quinze cent francs par mois que me rapporte ici mon métier de médecin... Et je passe pourtant pour un de ceux qui ont gagné de l'argent avec leurs livres...
Le docteur Céline me reconduisit alors avec une grande bonté jusqu'à la porte de son dispensaire, que des gosses assiégeaient dans leurs jeux. Il se pencha vers eux et leur dit quelques mots qui les mirent en joie. Visiblement, le docteur Céline était leur camarade, leur compagnon de chaque jour... Ce doit être sa meilleure consolation.

Thomas Maurice

Notes
1. Céline n'assumait pas cette fonction au dispensaire municipal de Clichy : la direction en était assurée par le docteur Ichok. Depuis janvier 1929, Destouches y assurait tous les jours en fin d'après-midi une consultation de médecine générale. Il démissionnera en décembre 1937, quelques jours avant la publication de Bagatelles pour un massacre. 
2. Exergue initialement prévue ?