Céline et la chanson

 

Professeur à l’Université Chuo de Tokyo, Michaël Ferrier vient de publier sa thèse de doctorat soutenue à Paris en 1998: " La chanson dans l'œuvre de Céline. Du Grand Opéra à la chanson populaire en passant par l'opéra-bouffe, l'opéra-comique, l'opérette et autres fredaines. De quelques oreilles que la poétique célinienne prête aux formes chantées ". Menée pour la première fois sur l’ensemble des écrits, l’étude de cet aspect essentiel de la poétique de Céline est riche d’enseignements sur les rapports complexes de son écriture avec le folklore et le politique, parfois contradictoires, toujours passionnants. Elle met également l’accent sur l’une de ses caractéristiques les plus sous-estimées, son travail de mémorialiste et de chroniqueur, qui fait de Céline, au même titre que Saint-Simon, Chateaubriand et Proust, un des grands écrivains du Temps de la littérature française. Elle ouvre, enfin, à une interrogation fondamentale sur l’acte d’écrire lui-même. Une étude magistrale que nous laissons à l’auteur le soin de présenter lui-même.

 Ce livre est né d’un constat, simple autant que stimulant: tout lecteur de Céline peut remarquer dans son œuvre une présence à la fois diffuse et insistante de nombreuses formes chantées, de la célèbre Chanson des Gardes suisses en exergue du Voyage à l'insertion répétée de la chanson Règlement dans Féerie pour une autre fois, en passant par les fréquentes références à l'opérette qui ponctuent l'œuvre et lui donnent une coloration ou, pour mieux dire, une tessiture toute particulière. L'œuvre de Céline est en grande partie " chantée", en ce sens qu’elle inclut, en quantité non négligeable et à fréquence soutenue, des chansons en tous genres, des airs d’opéra, d’opéra bouffe ou d’opéra-comique, des hymnes nationaux et des chants religieux. Refrains, fredaines, couplets : il n’est pas rare qu’on ressorte de la lecture de Céline un peu plus léger et chantonnant qu’on n’y était entré.

Pourtant, nul ou presque ne s'est jusqu'à présent mesuré à cet aspect essentiel de son œuvre ¹. On glose ci et là sur la fameuse " petite musique ", de toutes parts on le loue pour le rythme de son écriture, la musicalité de son style... On en fait le signe électif de son génie littéraire et la preuve de sa modernité, comme si le fait de vouloir faire chanter la langue, pratique en soi aussi vieille qu’Orphée, décernait automatiquement un label de qualité. Comme si, d’autre part, décréter qu’une phrase de Céline est mélodieuse ou ses romans particulièrement musicaux, sans avoir défini exactement ce qu’on signifie par là, apportait quoi que ce soit à l’appréciation de l’œuvre. " Style musical ", " l’écriture en route vers la musique ": certains critiques s’y entendent (si je puis dire) à ces raccourcis clinquants, et il est peu de pages dans l’énorme masse des commentaires qui ne reprennent à un moment ce stéréotype musical. L’unanimité qui entoure la prise de conscience du phénomène ne saurait pourtant dissimuler le flou qui la caractérise, ni légitimer l’utilisation abusive de termes appartenant à une " nébuleuse musicale ". Pour sortir de cette mode vaporeuse, et savoir si Céline est " le dernier musicien du roman" ², ou le créateur d’une " musique pour livres" (et surtout ce qu’il entend par ces formules), il importe de prêter l’oreille à ce qui dans l’œuvre même vient, parfois presque à chaque page, faire entendre concrètement la possibilité d'une lecture musicale: en examinant d'abord le plus précisément possible ces bribes de chansons qui s'échappent par bouquets du texte célinien, et l'infiltrent jusqu'à une profondeur insoupçonnée, on pourra étudier de plus près la portée de ces flamboyantes affirmations et tenter de déterminer quelle place occupe cette ambition musicale au fil des œuvres, quels moyens lui sont successivement donnés et aussi, peut-être, quelles limites lui sont assignées.

Paradoxalement, cette musicalisation à outrance de la critique – qui est à l'œuvre un peu partout au XXe siècle – ne prend guère en compte de manière précise le matériau, pourtant abondant et varié, que Céline a laissé dans ses textes. On s'attache le plus souvent aux relations amicales nouées dans les milieux du spectacle (musiciens professionnels ou amateurs, danseuses, chanteurs, la " bande des montmartrois "...) ou, au mieux, à des collages de citations extraites de ses lettres, de ses entretiens et de ses romans, utilisant à profusion des termes comme " musicien" ou " musique ", sans jamais vraiment s'interroger sur le sens et la validité de ces mots, alors même qu'on se targue de les appliquer à des livres et à un écrivain. Sans se soucier également que les déclarations de Céline sur les parentés de son art avec la musique, le music-hall, l'opérette ou la chanson en général, sont nombreuses, parfois contradictoires, et en grande partie métaphoriques, ce qui rend la réalité qu'elles recouvrent extrêmement difficile à saisir.

Le snobisme intellectuel explique aussi pourquoi ce déploiement de chansons, qui a tout pour stimuler la curiosité et solliciter la perspicacité, n'a pour l'instant jamais reçu l'attention qu'il mérite. Car aux difficultés de l'analyse proprement dite s'ajoute un désintérêt pour les références musicales de Céline, et même une sorte de discrédit. En dehors de la chanson populaire, celles-ci sont en effet, on le sait – ou on croit le savoir, car je montrerai combien et comment cette opinion commune doit être en partie révisée ³ – majoritairement orientée vers le répertoire lyrique français du XIXe siècle, et surtout vers les grands maîtres de l'opéra-comique français. Or, le mépris pour ces œuvres, souvent présentées aujourd’hui comme secondaires ou négligeables, n’engage guère à y tendre l’oreille. Pourtant, Debussy ou Ravel ont eux-mêmes exprimé en leur temps tout le respect qu’ils témoignaient à cette musique " légère ", et quant aux livrets, s’ils pèchent quelquefois par un manque d’invention coupable ou une banalité affligeante, ils n’en sont pas moins d’un niveau honorable, souvent frais et pétillants, mâtinés d’une grâce un tantinet désuète mais qui n’est pas sans charme. Certains de ces libretti sont même de petits bijoux de fantaisie et d'ironie, sur lesquels la critique littéraire pourrait se pencher.

Il existe un article de M.-C. Bellosta, riche de vues suggestives sur le sujet: incisif, érudit, intelligent, c'est l'exception qui confirme la règle. Il se concentre malheureusement sur un seul ouvrage (Féerie pour une autre fois), donc sur une période limitée, figeant ainsi le phénomène et sous-estimant son ampleur et sa complexité. Car Féerie pour une autre fois n’est pas dans l’œuvre de Céline une éruption incontrôlée, un prurit subit qui emmènerait notre auteur aux confins du genre romanesque, avec sa plume gorgée de chansons: au contraire, ce roman se présente sous bien des aspects comme l’aboutissement d’une longue évolution.

J'ai donc choisi de considérer l'ensemble de l'œuvre, pour décrire le phénomène en son extension propre, dans ses divers aspects et sur toute la trajectoire de son évolution : élaboration, métamorphoses, dérives. Cet étrange attachement aux formes chantées, je voudrais le replacer dans une perspective plus large, son inscription, dès le départ et à long terme, dans un projet littéraire novateur, aux prises avec des questions qui n’ont pas disparu – style, voix, musique – et se posent même plus que jamais aux écrivains d’aujourd’hui. Ce sujet neuf, je voudrais en montrer la place centrale. Il représente à mes yeux une des perspectives les plus intéressantes pour aborder l’œuvre tout entière (théâtre et pamphlets compris), pour mettre en valeur ses richesses et ses subtilités, mais aussi ses ambiguïtés et jusqu’à ses points faibles. Cette introduction déferlante de bagatelles chansonnières est porteuse me semble-t-il d’un enjeu capital: qu’advient-il en effet d’une littérature qui se laisse transpercer par de multiples éclats de voix et de mélodies sous-jacentes, qui abandonne si ostensiblement les prestiges séculaires de la référence écrite pour donner la parole à des genres habituellement mineurs ou méprisés, qui se déprend de tout ce qui l’a, depuis l’origine, imposé comme objet de culture et d’admiration ? Sous des dehors badins ou volontiers anodins – chansonnettes, petits airs, fredaines – la question porte sur l’essence même de la littérature, sur ce qui la définit en son histoire propre et lui donne sa place dans notre culture. Elle est le symptôme de ce qu’il faut bien appeler une inquiétude, qui hante encore aujourd’hui ce que nous persistons à appeler la littérature.

 

Michaël FERRIER

 

1. Entretien avec A. Parinaud, Arts du 19 juin 1957 (in Cahiers Céline 2, Gallimard, 1976, p. 30).
2. Voir infra, 2e partie, chapitre 1: "discothèque Céline", p. 163.
3. "Féerie I et II: un spectacle et son prologue, Revue des Lettres Modernes, Minard, 1978.

Michaël FERRIER. Céline et la chanson, Du Lérot, 2004, 526 pages, nombreuses illustrations. C'est la préface de ce livre qui est reproduite ci-dessus.