Dossier de presse
Casse-pipe Voici lautomne, ses pluies, ses
brumes et, tout en fin de morne saison, ses prix littéraires. Déjà, pour cette "
course aux prix ", comme disent les courriéristes dont le langage fétide épouse
parfois la réalité, une vingtaine dathlètes se sont alignés en piste.
Tudieu ! Laffligeant spectacle ! Épaules en saint-galmier, torses mous,
ptôses en tous genres et le pire : ce teint de navet lavé, cette anémie
scrofuleuse
Au bout dune heure, le livre tombe des mains. On veut écrire, on
veut même se faire primer comme bête à concours, mais sest-on demandé si
lon avait quelque chose à dire ? Heureusement, tous les concurrents ne sont
pas encore là. On garde lespoir dun outsider. Et en attendant, du
royaume de Danemark qui est, comme chacun sait, le royaume littéraire de lAbsurde,
lactualité pousse vers nos rivages le dernier brûlot célinien. Avec ou sans
laide du cyclone. En fait, Céline est son propre cyclone et na nul besoin des
éléments pour sannoncer en tempête.
Un éditeur1 vient donc de rééditer Céline
Louis-Ferdinand Céline, lauteur du Voyage, mais aussi des Bagatelles,
de LÉcole des cadavres, des Beaux draps, aujourdhui en exil
chez Hamlet, la bouille décharnée dYorick entre les mains, alas, alas
cy condamné à quelques mois ou années de prison par juges herminés en leur Palais, tel
escroc à la petite semaine ou voleur de poules récidiviste. Contumax, de surcroît
comme sil avait jamais cessé dêtre contumax, en sursis de Dieu et des
hommes, épargné par mégarde, ennemi juré de tous et dabord de lui-même
Oyez plutôt : " Je pourrais, moi, dire toute ma haine. Je sais. Je le
ferai plus tard sils ne reviennent pas. Jaime mieux raconter des histoires.
Jen raconterai de telles quils reviendront, exprès, pour me tuer, des quatre
conis du monde. Alors ce sera fini et je serai bien content ".
Ces lignes terminent le premier chapitre de Mort à crédit. Mort
à crédit se trouve être, justement, le premier roman de Céline soumis à
lactuelle réimpression. Javoue navoir coupé ses pages quavec une
certaine retenue, un peu de crainte. Javais gardé le souvenir dune
éblouissante épopée picaresque et mieux encore : dun livre unique,
sans rapport avec notre littérature romanesque anémique et sentencieuse, affreusement
didactique, savante comme trente-six mille mandarins. Pour la première fois depuis
Villon, depuis Rabelais, et par-dessus les plats efforts de lécole populiste, un
écrivain comblait le fossé entre la littérature et le peuple. Son livre " pouvait
être mis entre toutes les mains ", dans le meilleur sens de lexpression, celui
qui ne concerne ni les enfants à la mamelle ni les demoiselles du Sacré Cur. À sa
parution, en 1936, je crois, Mort à crédit avait plutôt déçu, pourtant. Les
admirateurs du Voyage le trouvaient forcé, exagérément vulgaire, gonflé
dobscénités gratuites, écrit à la diable
Les fanatiques de Céline
eux-mêmes hochaient la tête : excès de naturalisme
Eh bien, de tels
jugements ne sont plus valables aujourdhui. Non seulement Mort à crédit
triomphe dune nouvelle lecture, quatorze ans après, mais encore il apparaît enfin
comme ce quil est réellement : une légende lyrique, luvre
dun poète. Cest le lyrisme de cet ouvrage qui, cette fois, emporte
ladhésion du lecteur. Pas une page qui ne chante encore, flûte ou cymbales. Pas un
personnage qui ne soit resté jeune, Ferdinand, ses parents, Courtial des Pereires. Les
années ont bonifié luvre, lui ont donné le vernis, la " patine "
indispensables. Mort à crédit me semble maintenant à peu près assuré de ses
lendemains.
*
Le même éditeur nous offre également un récit de
Céline : Casse-pipe, que M. Jean Paulhan avait déjà publié dans ses
Cahiers de la Pléiade. Et la surprise une bonne surprise nest pas
moins grande.
Casse-pipe se présente fort modestement. Par ses proportions
dabord : ce nest quune longue nouvelle de cent cinquante pages
étirées en caractères typographiques énormes. Par son sujet ensuite, lequel est fort
mince. Un conscrit ou plutôt un " engagé volontaire " - dans lequel
on reconnaîtra sans peine Ferdinand échappé à la tutelle de son oncle Édouard
arrive un soir à la caserne, en lan de grâce 1913. Est-ce la caserne de Bordeaux,
linfect " quartier Nansouty ", célèbre encore en 1940 par la saleté de
ses latrines ? Je ne sais, bien que le nom " Nansouty " figure dans le
récit. En tout cas, notre " bleu " est accueilli comme il se doit par le
maréchal des logis et le brigadier. Insultes, jurons, plaisanteries obscènes. On
l "incorpore" aussitôt dans la garde montante qui doit relever en
pleine nuit la descendante. En route, à travers le quartier, deux par deux, sous la
pluie. Il ny a quun malheur : le brigadier a oublié le mot de passe. La
garde hésite, sarrête, se planque et, finalement, ne relève rien du tout. On se
retrouve à la prime aubette fourbus, inondés, glacés, cherchant toujours le mot,
sous les hurlements du margis. Entre-temps, on a lessivé au gros rouge largent de
l "engagé", tout le monde est saoul, les chevaux se sont enfuis de
lécurie, un soldat est tombé du haut mal. Le jour, enfin
Une sonnerie de
clairon
" Karvic a rallié en vitesse, il secouait sa musique en
courant, pour la bave, les gouttes ". Cest tout.
Il est bien évident que cette folle nuit des cavaliers de nuit
" où il ne se passe rien " nest quun prétexte, un
prétexte pour exprimer lAbsurde. On pourrait, à cet égard, se livrer à une
gymnastique intellectuelle très savante qui consisterait à rapprocher la Parabole des
Aveugles de Breughel, par exemple. Si Casse-pipe nétait quun prétexte
de ce genre, on le trouverait sans doute ingénieux, sans plus. Mais, ne loublions
jamais : nous avons affaire, avec Céline, à un écrivain profondément original et
à lun des quelques romanciers de ce demi-siècle ( Proust, Joyce, Faulkner, Dos
Passos, Thomas Wolfe ) qui ne se sont pas contentés décrire des livres,
mais ont récréé le roman en inventant style et techniques. Le sujet nest
pas seulement pour eux un symbole précis et facile. Ils sen tiennent rarement au
roman-en-soi, étant doués dune culture étendue qui leur permet
" douvrir les fenêtres " sur les autres arts, la peinture, la
sculpture, la musique. ( En fait, beaucoup mieux que le cinéma, le Roman devrait être
une synthèse de tous les arts - , mais ceci mérite une discussion qui nous entraînerait
trop loin .) La beauté plastique de Casse-pipe saute aux yeux ( la ronde de nuit,
le clairon, la course folle des cavales en rut, etc. ) Mais la part de la musique est
encore plus importante dans cette nouvelle. Et cest ici que nous retrouvons le
mot-clef : prétexte, auquel il nous faut donner maintenant un sens plus
large.
La phrase de Céline, nul ne lignore, est essentiellement
musicale. Lauteur na pas hésité à briser la syntaxe pour la rendre telle,
et chaque alinéa de sa prose se présente comme un " morceau " très
étudié, avec allegro, fortissimo, moderato. Ce procédé était évident
dès le Voyage, mais devait se développer avec Mort à crédit et Guignols
band. Dans ces deux romans, Céline navait pas reculé devant les points de
suspension ( points dorgue ) et les onomatopées ( sons purs ). Casse-pipe
voit laboutissement de cette technique. Cest un véritable festival mélodique
où, pour la première peut-être dans la littérature romanesque, on assiste à une
stupéfiante tentative pour dépasser le sens des mots et, en quelque sorte, les faire
oublier au profit du langage musical. Quon nous permette, ici, une explication toute
simpliste, à base de comparaison. Un pianiste sassied devant un instrument et
annonce : " La Mer ". Il joue un morceau de musique où les
trémolos, par exemple, les pluies de notes, les accords plaqués évoquent tour à tour
une onde calme ou tempêtueuse. Cest donc bien " La Mer "
quil joue, mais que fait-on sinon imposer des images à lesprit de ses
auditeurs ? Pour moi, je vois le golfe du Morbihan ou la Méditerranée à
Nice ; mon voisin, lui, voit un autre paysage marin ; en outre, chacun de
nous est peu à peu distrait de souvenirs trop réels, emporté vers une Mer idéale,
intellectuelle, vers lÉlément même. Céline nécrit plus autrement que ce
pianiste ne joue ( ou, plutôt, que le musicien na composé ce morceau ). Il nous
offre un sujet ( Casse-pipe, histoire dune ronde de nuit dans une caserne )
et, tout de suite, nous enseigne que ce sujet nest quun symbole, le symbole de
lAbsurde. Nous pouvons donc rêver sur lAbsurde, à notre gré, en lisant ces
pages. Mais Céline fait mieux. Par le jeu musical et, je le répète, purement sonore
des interjections, des phrases inachevées, des onomatopées, il nous force à oublier
jusquau sujet-prétexte. Il fait retenir des cris, des bruits, des hurlements qui
échappent au sujet et répondent tout aussi bien à laccident de la rue, à
lasile daliénés, à la catastrophe atomique. Ainsi, de lopus ne
demeure-t-il que le titre et le thème initial, le reste appartient à la Musique. Cela
est dun art sensuel et non plus intellectuel, la raison na plus
rien à y voir. Cela est proprement dun très grand créateur.
Pourquoi faut-il que le créateur, créé lui-même pour dominer les
éléments, ait cru bon, un jour, de sintéresser assez aux hommes pour verser dans
la polémique ? Pourquoi Ferdinand a-t-il endossé les travers et les ridicules de
son père, lAuguste, qui lisait La Patrie et mettait ses malheurs au compte
des francs-maçons et des juifs ?
*
Ah ! Céline, Céline, pourquoi vous êtes-vous manqué à vous-même ? Pourquoi ces grelots de kermesse folle sous ce crâne où grondait limmense symphonie du monde ?
Morvan LEBESQUE, Carrefour, 19 septembre 1950)
1. Ed. Frédéric Chambriand