Dossier de presse

Casse-pipe
[1950]

    Voici l’automne, ses pluies, ses brumes et, tout en fin de morne saison, ses prix littéraires. Déjà, pour cette " course aux prix ", comme disent les courriéristes dont le langage fétide épouse parfois la réalité, une vingtaine d’athlètes se sont alignés en piste. Tudieu ! L’affligeant spectacle ! Épaules en saint-galmier, torses mous, ptôses en tous genres – et le pire : ce teint de navet lavé, cette anémie scrofuleuse… Au bout d’une heure, le livre tombe des mains. On veut écrire, on veut même se faire primer comme bête à concours, mais s’est-on demandé si l’on avait quelque chose à dire ? Heureusement, tous les concurrents ne sont pas encore là. On garde l’espoir d’un outsider. Et en attendant, du royaume de Danemark qui est, comme chacun sait, le royaume littéraire de l’Absurde, l’actualité pousse vers nos rivages le dernier brûlot célinien. Avec ou sans l’aide du cyclone. En fait, Céline est son propre cyclone et n’a nul besoin des éléments pour s’annoncer en tempête.
    Un éditeur1 vient donc de rééditer Céline – Louis-Ferdinand Céline, l’auteur du Voyage, mais aussi des Bagatelles, de L’École des cadavres, des Beaux draps, aujourd’hui en exil chez Hamlet, la bouille décharnée d’Yorick entre les mains, alas, alas… cy condamné à quelques mois ou années de prison par juges herminés en leur Palais, tel escroc à la petite semaine ou voleur de poules récidiviste. Contumax, de surcroît – comme s’il avait jamais cessé d’être contumax, en sursis de Dieu et des hommes, épargné par mégarde, ennemi juré de tous et d’abord de lui-même… Oyez plutôt : " Je pourrais, moi, dire toute ma haine. Je sais. Je le ferai plus tard s’ils ne reviennent pas. J’aime mieux raconter des histoires. J’en raconterai de telles qu’ils reviendront, exprès, pour me tuer, des quatre conis du monde. Alors ce sera fini et je serai bien content ".
    Ces lignes terminent le premier chapitre de Mort à crédit. Mort à crédit se trouve être, justement, le premier roman de Céline soumis à l’actuelle réimpression. J’avoue n’avoir coupé ses pages qu’avec une certaine retenue, un peu de crainte. J’avais gardé le souvenir d’une éblouissante épopée picaresque et mieux encore : d’un livre unique, sans rapport avec notre littérature romanesque anémique et sentencieuse, affreusement didactique, savante comme trente-six mille mandarins. Pour la première fois depuis Villon, depuis Rabelais, et par-dessus les plats efforts de l’école populiste, un écrivain comblait le fossé entre la littérature et le peuple. Son livre " pouvait être mis entre toutes les mains ", dans le meilleur sens de l’expression, celui qui ne concerne ni les enfants à la mamelle ni les demoiselles du Sacré Cœur. À sa parution, en 1936, je crois, Mort à crédit avait plutôt déçu, pourtant. Les admirateurs du Voyage le trouvaient forcé, exagérément vulgaire, gonflé d’obscénités gratuites, écrit à la diable… Les fanatiques de Céline eux-mêmes hochaient la tête : excès de naturalisme… Eh bien, de tels jugements ne sont plus valables aujourd’hui. Non seulement Mort à crédit triomphe d’une nouvelle lecture, quatorze ans après, mais encore il apparaît enfin comme ce qu’il est réellement : une légende lyrique, l’œuvre d’un poète. C’est le lyrisme de cet ouvrage qui, cette fois, emporte l’adhésion du lecteur. Pas une page qui ne chante encore, flûte ou cymbales. Pas un personnage qui ne soit resté jeune, Ferdinand, ses parents, Courtial des Pereires. Les années ont bonifié l’œuvre, lui ont donné le vernis, la " patine " indispensables. Mort à crédit me semble maintenant à peu près assuré de ses lendemains.

*

    Le même éditeur nous offre également un récit de Céline : Casse-pipe, que M. Jean Paulhan avait déjà publié dans ses Cahiers de la Pléiade. Et la surprise – une bonne surprise – n’est pas moins grande.
   Casse-pipe se présente fort modestement. Par ses proportions d’abord : ce n’est qu’une longue nouvelle de cent cinquante pages étirées en caractères typographiques énormes. Par son sujet ensuite, lequel est fort mince. Un conscrit – ou plutôt un " engagé volontaire " - dans lequel on reconnaîtra sans peine Ferdinand échappé à la tutelle de son oncle Édouard – arrive un soir à la caserne, en l’an de grâce 1913. Est-ce la caserne de Bordeaux, l’infect " quartier Nansouty ", célèbre encore en 1940 par la saleté de ses latrines ? Je ne sais, bien que le nom " Nansouty " figure dans le récit. En tout cas, notre " bleu " est accueilli comme il se doit par le maréchal des logis et le brigadier. Insultes, jurons, plaisanteries obscènes. On l’ "incorpore" aussitôt dans la garde montante qui doit relever en pleine nuit la descendante. En route, à travers le quartier, deux par deux, sous la pluie. Il n’y a qu’un malheur : le brigadier a oublié le mot de passe. La garde hésite, s’arrête, se planque et, finalement, ne relève rien du tout. On se retrouve à la prime aubette fourbus, inondés, glacés, cherchant toujours le mot, sous les hurlements du margis. Entre-temps, on a lessivé au gros rouge l’argent de l’ "engagé", tout le monde est saoul, les chevaux se sont enfuis de l’écurie, un soldat est tombé du haut mal. Le jour, enfin… Une sonnerie de clairon… " Karvic a rallié en vitesse, il secouait sa musique en courant, pour la bave, les gouttes ". C’est tout.
    Il est bien évident que cette folle nuit des cavaliers de nuit " où il ne se passe rien " n’est qu’un prétexte, un prétexte pour exprimer l’Absurde. On pourrait, à cet égard, se livrer à une gymnastique intellectuelle très savante qui consisterait à rapprocher la Parabole des Aveugles de Breughel, par exemple. Si Casse-pipe n’était qu’un prétexte de ce genre, on le trouverait sans doute ingénieux, sans plus. Mais, ne l’oublions jamais : nous avons affaire, avec Céline, à un écrivain profondément original et à l’un des quelques romanciers de ce demi-siècle ( Proust, Joyce, Faulkner, Dos Passos, Thomas Wolfe ) qui ne se sont pas contentés d’écrire des livres, mais ont récréé le roman en inventant style et techniques. Le sujet n’est pas seulement pour eux un symbole précis et facile. Ils s’en tiennent rarement au roman-en-soi, étant doués d’une culture étendue qui leur permet " d’ouvrir les fenêtres " sur les autres arts, la peinture, la sculpture, la musique. ( En fait, beaucoup mieux que le cinéma, le Roman devrait être une synthèse de tous les arts - , mais ceci mérite une discussion qui nous entraînerait trop loin .) La beauté plastique de Casse-pipe saute aux yeux ( la ronde de nuit, le clairon, la course folle des cavales en rut, etc. ) Mais la part de la musique est encore plus importante dans cette nouvelle. Et c’est ici que nous retrouvons le mot-clef : prétexte, auquel il nous faut donner maintenant un sens plus large.
    La phrase de Céline, nul ne l’ignore, est essentiellement musicale. L’auteur n’a pas hésité à briser la syntaxe pour la rendre telle, et chaque alinéa de sa prose se présente comme un " morceau " très étudié, avec allegro, fortissimo, moderato. Ce procédé était évident dès le Voyage, mais devait se développer avec Mort à crédit et Guignol’s band. Dans ces deux romans, Céline n’avait pas reculé devant les points de suspension ( points d’orgue ) et les onomatopées ( sons purs ). Casse-pipe voit l’aboutissement de cette technique. C’est un véritable festival mélodique où, pour la première peut-être dans la littérature romanesque, on assiste à une stupéfiante tentative pour dépasser le sens des mots et, en quelque sorte, les faire oublier au profit du langage musical. Qu’on nous permette, ici, une explication toute simpliste, à base de comparaison. Un pianiste s’assied devant un instrument et annonce : " La Mer ". Il joue un morceau de musique où les trémolos, par exemple, les pluies de notes, les accords plaqués évoquent tour à tour une onde calme ou tempêtueuse. C’est donc bien " La Mer " qu’il joue, mais que fait-on sinon imposer des images à l’esprit de ses auditeurs ? Pour moi, je vois le golfe du Morbihan ou la Méditerranée à Nice ; mon voisin, lui, voit un autre paysage marin ; en outre, chacun de nous est peu à peu distrait de souvenirs trop réels, emporté vers une Mer idéale, intellectuelle, vers l’Élément même. Céline n’écrit plus autrement que ce pianiste ne joue ( ou, plutôt, que le musicien n’a composé ce morceau ). Il nous offre un sujet ( Casse-pipe, histoire d’une ronde de nuit dans une caserne ) et, tout de suite, nous enseigne que ce sujet n’est qu’un symbole, le symbole de l’Absurde. Nous pouvons donc rêver sur l’Absurde, à notre gré, en lisant ces pages. Mais Céline fait mieux. Par le jeu musical et, je le répète, purement sonore des interjections, des phrases inachevées, des onomatopées, il nous force à oublier jusqu’au sujet-prétexte. Il fait retenir des cris, des bruits, des hurlements qui échappent au sujet et répondent tout aussi bien à l’accident de la rue, à l’asile d’aliénés, à la catastrophe atomique. Ainsi, de l’opus ne demeure-t-il que le titre et le thème initial, le reste appartient à la Musique. Cela est d’un art sensuel et non plus intellectuel, la raison n’a plus rien à y voir. Cela est proprement d’un très grand créateur.
    Pourquoi faut-il que le créateur, créé lui-même pour dominer les éléments, ait cru bon, un jour, de s’intéresser assez aux hommes pour verser dans la polémique ? Pourquoi Ferdinand a-t-il endossé les travers et les ridicules de son père, l’Auguste, qui lisait La Patrie et mettait ses malheurs au compte des francs-maçons et des juifs ?

*

    Ah ! Céline, Céline, pourquoi vous êtes-vous manqué à vous-même ? Pourquoi ces grelots de kermesse folle sous ce crâne où grondait l’immense symphonie du monde ?

 

Morvan LEBESQUE, Carrefour, 19 septembre 1950)

1. Ed. Frédéric Chambriand