Décidé à mettre fin aux fredaines
de son fils, le notaire Arouet songea, en dernière ressource, à lexiler en
Nouvelle-France. La peinture que lui firent ses amis de la rudesse des murs et de la
rigueur du climat de la colonie linclina à moins de sévérité. Depuis lors,
cependant, à la seule mention du nom de Québec, Voltaire en avait froid dans le dos. Son
plus vif désir était que le mer lengloutît, avec les jésuites qui sy
trouvaient.
Le sentiment des écrivains français à lendroit du Canada est,
aujourdhui, plus nuancé. Les arpents de neige, le pays de glace " habité
par des barbares, des ours et des castors " ne les effraient pas. Si le climat
na pas changé, si on ny danse plus le menuet, comme sous Louis XIV, en
revanche, la population en est fort accueillante à lendroit des étrangers et
naturellement portée vers tout ce qui vient de France et de Navarre. Les comédiens y
sont particulièrement choyés ; les coiffeurs et les pâtissiers, sans rivaux. Les
toilettes de Cécile Sorel, le travesti dYvonne Printemps, les ronds de jambes de
Sacha Guitry, les entrechats de Barrault nont pas peu contribué, avec les
Saint-Honoré et les mises en pli, à resserrer les liens culturels entre les deux pays.
Sans être aussi haut en couleurs, le prestige des hommes de lettres est solidement assis
et dévotement entretenu. Le couvert est toujours mis pour eux et le public toujours
disponible également à les entendre parler en bien deux-mêmes et en mal de leurs
confrères. Que peut faire un écrivain en voyage sinon des conférences ?
En vérité, je nen ai connu quun seul qui ait
cavalièrement refusé de nous entretenir de son uvre. Et ce nétait, vous le
devinez bien, ni Maurois, ni Duhamel, ni Jean-Paul Sartre. Ce nétait même pas
Saint-Exupéry, pourtant si effacé, mais de qui je me flatte davoir obtenu
quil affrontât, pour la première fois de sa vie, le public. Sans notes et les yeux
perdus dans l espace, il évoqua quelques souvenirs, ou plutôt quelques
paysages de sa périlleuse existence. Ô ! Sainte simplicité. Non, cest
dun plus timide encore quil sagit, de Louis-Ferdinand Céline...
Quel contraste, sinon quelle contradiction entre le physique de ces
hommes et leur manque dassurance en présence de plus de gens quil nen
faut pour se sentir en bonne compagnie ! Mal à laise, gênés et silencieux,
ils ne se détendaient, ne se décontractaient que dans lintimité. Davantage,
Saint-Exupéry en tout cas, auprès des enfants. Il était lenjouement même, les
intérrogeant sur leurs études, examinant leurs cahiers et samusant à les
mystifier par des tours de cartes qui tenaient de la prestigitation. Le Petit Prince
était déjà en lui en germination. Au milieu de cette allégresse, quimportaient
les adultes ! Il ne les retrouvait quaprès un long silence sous la magie des
flammes du foyer qui seules éclairaient, selon quil en avait exprimé le désir, la
pièce. Alors, sélevait sa voix comme sil se fût parlé à lui-même. Le
plus dramatique et le plus poignant des soliloques : le sable, la soif, le mirage, la
mort. Aucune de ces pages navait été encore écrite. Il nous en donnait la primeur
en une improvisation à laquelle lécriture na que peu ajouté. La taille de
lécrivain est à la mesure de la taille de lhomme.
Jignore comment Céline se serait comporté en la compagnie
denfants. De quoi ce géant aurait bien pu les entretenir ? Était-il aussi mal
léché quil ne paraissait ? Il na pas de Petit Prince dans son
uvre, mais il y a dans Mort à crédit des scènes de vie écolière qui nous
éclairent sur sa vision de lenfance. Elle ne diffère ni en noirceur, ni en
puanteur de celle quil avait sur lhumanité toute entière. Sous cet aspect,
assurément secondaire, Céline na donc rien de commun avec le Saint-Exupéry que
jai connu avant quil ne devînt célèbre et après que, en pleine
notoriété, les vicissitudes de la guerre leussent condamné à lexil tantôt
aux États-Unis, tantôt au Canada.
Lorsque le docteur Destouches débarqua en Amérique sans tambour ni
trompettes, presque incognito et sans que la République l'eût chargé de mission
officielle, il était loin de nous être inconnu. Voyage au bout de la nuit, vendu
ouvertement, ne le cédait en tirage qu'à L'amant de Lady Chatterley, débité,
quelques années auparavant, sous le manteau. Le fait d'avoir été recalé au Goncourt
gonflait ses voiles. Il avait le vent en poupe. La critique louvoyait tandis que, dans les
salons, les universitaires français criaient, déjà, à l'épuration. J'osai, pour ma
part, en faire le sujet d'un cours en l'entourant de toutes les précautions hygiéniques
requises. Il y a des leçons d'anatomie littéraire plus répugnantes encore. Quoi qu'il
en soit, lorsque, par un beau dimanche, on m'apprit que Céline était à Montréal, je me
lançai aussitôt à sa recherche.
Je le trouvai, nous étions en mai 1938, à une assemblée de chemises
brunes, peut-être noires, taillées sur le modèle européen et dont l'existence,
m'apprit-il, lui avait été signalée par un ami de New-York. Lui-même portait une
chemise qui avait dû être blanche naguère. Le "cher maître" que je lui
servis le fit s'esclaffer, et tout de suite nous fûmes dans les meilleurs termes. Il me
fut, toutefois, impossible de vaincre sa phobie des discours en public. Non, pour quelque
cachet que ce soit, il ne ferait pas de conférence, ni en smoking ( il n'avait jamais eu
de quoi s'en acheter un ) ni en veston de ville. D'ailleurs, ce n'était une question de
costume, c'était une incapacité totale à "faire le pitre" pour l'amusement
des gens du monde. Un dîner d'écrivains ? Oui, mais à condition qu'ils ne soient pas
plus d'une dizaine et que tout se passe à la bonne franquette comme à un rendez-vous des
cochers et des chauffeurs.
Nous étions au-delà d'une vingtaine. Malgré la bonne chère et les
bons vins, Céline ne desserra pas les dents. Assailli de questions, abasourdi par les
caquets d'une femme de lettres dans le secret de toutes les fausses gloires de Paris, il
toucha à peine aux plats. Je m'attendais au pire, mais l'ogre ne dévora personne. Son
passage dans une maison de santé américaine ( cf. le Voyage ) l'avait rendu
invulnérable aux propos de ses confrères. Il n'en avait pas moins déçu les invités
lorsque je mis fin à son supplice et qu'à son corps défendant je l'amenai dans une
maison amie boire le coup de l'étrier, le "night cap" du Ritz. Les dieux
m'aimèrent, ce soir-là, car nous n'en étions encore qu'à notre première libation que,
soudainement, du soliveau qu'il avait été jusqu'à cette heure, Céline se mua en le
plus disert et le plus pittoresque des compagnons. Pour le voir au naturel, il avait suffi
de le voir dans l'intimité.
Un mot par-ci, un mot par-là, et Céline enfourchait l'un après
l'autre tous ses dadas, multipliant les anecdotes, donnant des noms, dressant des
généalogies, fulminant, prophétisant jusqu'aux petites heures de la nuit. Encore que
bien en-deçà de ce que devait être la réalité, il entrevoyait jusqu'au sort qui lui
était réservé. Ce fut pour nous un nouveau Voyage au bout de la nuit. À
cette différence, cependant, que pas une seule fois il n'emprunta pour le décrire la
langue anarchique par laquelle il s'était illustré. Pas un terme malsonnant, malodorant.
Il fut, au contraire, d'une correction académique.
Lorsque je le reconduisis à son hôtel, Céline parlait encore, mais
il n'était plus question de Bagatelles pour un massacre. Il y a de bien belles
femmes à Montréal, me dit-il. Au fait, comment s'appelle cette magnifique rouquine qui
n'a pas ouvert la bouche de la soirée ? À l'an prochain, me promit-il, tout souriant et
allégé de sa faconde. Il avait prévu une foule de choses, sauf les oubliettes.
Victor BARBEAU, de lAcadémie canadienne-française
( Aspects de la France, 17 janvier 1963 )
Note
Sur ce voyage de Céline au Canada, voir larticle paru le 7 mai 1938 dans La Presse [Montréal] et repris, pp. 47-51, par les Cahiers Céline 7 (éd. Gallimard, 1986). Voir aussi larticle de Hélène Le Beau dans Études littéraires, vol. 18, n° 2, automne 1985, pp. 425-427.