À Rennes sur les traces de Céline

    Rennes est une ville discrète, sans relief, "où rien ne prend sauf le feu", et qui a trouvé le moyen de recouvrir de parkings la rivière qui la traverse. Elle oublie même que deux très grands écrivains français ont passé dans ses murs plusieurs années de leur jeunesse, les années des plus intenses lectures : Chateaubriand, Céline.
    Cette sorte d'indifférence, Céline la lui a bien rendue : jamais un mot chez lui sur aucun des monuments de la ville, ni le fameux Parlement de Bretagne, ni la cathédrale, ni le jardin botanique et zoologique du Thabor, ni le Musée des Beaux-Arts, ni, à deux pas, le lycée devant lequel il est si souvent passé en-allant de la gare jusqu'à la Vilaine, ce lycée bâti sur l'emplacement même de l'ancien collège jésuite où Chateaubriand, précisément, partagea une chambre avec Saint-Riveul (tué dès les premières émeutes de 1789 à Rennes), Gesril (fusillé à Quiberon) et Limoëlan (complice de Cadoudal rue Saint-Nicaise).

 

    À vrai dire, Céline a ses raisons de ne pas appuyer quand il évoque Rennes : c'est la ville où il a rencontré Edith Follet, vit épousée (1919), vite abandonnée (1924) la ville où est née leur fille Colette (1920). Face à l'Hôtel de Ville concave, on peut jeter un coup d'œil sur le Théâtre, convexe (une idée de Jacques-Ange Gabriel, après l'incendie de 1720) : c'est là que le 11 mars 1918, lors d'une fête franco-américaine en présence du général d'Amade, du préfet Julliard et peut-être du cardinal Dubourg (1842-1921), la mission Rockefeller contre la tuberculose fut présentée au public ; parmi ses bonimenteurs, un jeune médaillé militaire en civil, nommé Louis Destouches, qui commença dès le lendemain ses conférences au cinéma Omnia. Mais ce jour-là il se tenait en retrait et il observait une des jolies quêteuses, la fille unique du Dr Follet, bientôt directeur de l'Ecole de Médecine, et elle ne fut pas insensible à ses regards et à ses plaisanteries.
    Les Follet habitaient 6 quai Richemont. Sur ce quai, dont les façades tournent le dos au soleil, c'est le plus bel hôtel particulier, avec un lourd balcon de pierre blanche à l'étage. Aucune plaque ne le signale, aucun pèlerin ne s'agenouille, ni même ne lève la tête. Et pourtant c'est derrière ce balcon que, devenu le gendre pas tout à fait idéal (mais complice des fredaines du Dr Follet), Louis Destouches, annexant la bibliothèque, a dévoré les classiques, dans l'ordre et dans le désordre, de Rabelais à Dickens, de Pétrone à Bergson. C'est là qu'il a préparé le baccalauréat des anciens combattants : vous pourrez faire le trajet jusqu'au collège Saint-Vincent (rue de Paris), curieuse villa italienne dans cette ville d'ardoises, où le supérieur, l'abbé Pihan, lui apprit assez de latin pour qu'il obtienne 16/20 à l'explication d'Horace (le niveau de l'épreuve n'était pas plus sérieux qu'aujourd'hui)...
    C'est quai Richemont aussi (le jeune couple et le bébé avaient chambre et salon au rez-de-chausée) qu'il a préparé ses examens de médecine : "Je travaille comme un cheval... le matin, tel le vertueux Achille, je vois se lever l'aurore, et l'astre des Nuits m'accompagne dans mes studieuses veilles. De ma femme, je vois peu de chose... bien heureusement la Liberté est comprise par toute la famille, nous pouvons passer des semaines sans nous voir – il m'arrive de tourner autour du Quai pendant une heure dans un sens cependant que le Dr Follet tourne dans le sens opposé; s'il nous plaît de tourner ensemble, libre à nous..."

FERDINAND, AUTONOMISTE BRETON

     La Rennes de Céline est vite parcourue : du quai Richemont, laissant à l'Ouest le quai Lamennais où il fit ses premiers remplacements (au 5, chez le Dr Porée, l'été 1923 et l'hiver 1924), on monte la rue Gambetta, on passe devant l'archevêché (3 Contour de la Motte), où le Dr Follet, quoique franc-maçon, était seul autorisé à "osculter (sic) tous les orifices de Monseigneur", et par les rues de Fougères, et Lesage, on arrive à l'Hôtel-Dieu (joli fronton allégorique), où il parsemait sa consultation de citations latines.
    Rompant avec Edith en 1924, Céline ne quittait pas Rennes pour toujours. Dans les années trente, il prend facilement le train à Montparnasse, avec Elizabeth Craig pour aller voir sa fille Colette, ou pour quelques semaines de vacances à Saint-Malo. En 1943, il s'acoquine à Rennes avec l'architecte Olier Mordrel, et l'Oberscharführer Hans Grimm, chargé des contacts avec les autonomistes, afin d'obtenir un permis de séjour à Saint-Malo, en mars, puis juin à septembre.
    Voilà qui nous fournit prétexte à retourner sur le lieu des exploits de Mordrel : l'Hôtel de Ville. "La niche du soubassement est vide, écrit le Nouveau Guide de Bretagne de Michel Renouard (éd. Ouest-France). Avant la Révolution, elle était ornée d'un groupe de statues : Louis XV entre la Bretagne et la Santé. Puis un horrible monument, élevé en 1911, symbolisa l'union de la Bretagne à la France, la Bretagne étant une femme à genoux. Au petit matin du 7 août 1932, quatrième centenaire du rattachement, le monument sauta." C'étaient Célestin Laîné ¹ et ses amis.
    Une fois à l'Hôtel de Ville, on peut pousser jusqu'au 3 rue Duguesclin, et vérifier que " l'escalier sombre", où se trouvait le cabinet de consultations du Dr Follet, est toujours là. Au 17 quai d'Ille-et-Rance, la clinique de la Sagesse, où il était chirugien en chef, a disparu.
    En rentrant, rue Hoche, près du Parlement, on trouvera chez M.Corre, l'excellent bouquiniste, quelques volumes de Ferdinand, si l'on est en manque. On ira les lire au Thabor, où Céline, grand amateur de jardins publics, a sûrement promené sa fille, quoiqu'il n'en ait jamais parlé.

Étienne NIVELLEAU

1. Voir Olier Mordrel, Breiz Atao, éd. Alain Moreau, 1973.