Des illustrations inédites du
Voyage au bout de la nuit

Céline vu par une enfant

 

Éliane Bonabel avait douze ans lorsqu’elle dessina le petit monde
du grand livre de " son docteur ".

 

" Les adultes ont l’habitude d’illustrer les beaux livres pour l’enfance, voici la petite Bonabel qui se mêle (à douze ans) d’illustrer à son tour le livre des adultes. On remarque qu’elle y met bien de la malice et certaine fausse pudeur bien de son âge. L.-F. Céline. " Et l’écrivain signe de sa plume rageuse, rature et ennoblit les illustrations d’Eliane Bonabel pour le Voyage au bout de la nuit, croque la jeune artiste au dos de la reliure. Ces 20 dessins d’enfant sont restés inédits, à une exception près, pendant plus de soixante ans. Jusqu’à leur édition par Emile Brami. Un peu boudée par les biographes de Céline, Eliane Bonabel était jusque-là connue pour ses illustrations des Ballets sans musique, sans personne, sans rien, chez Gallimard, en 1959. Elle fut pourtant une proche de cet " homme inconfortable ". Elle lui rendit visite en 1946 dans sa prison danoise. " J’ai eu un choc. En trois ans d’absence, c’était devenu un vieillard. Il avait perdu plusieurs dents. La pellagre, le chagrin atroce d’être emprisonné comme une bête prise au piège, ses blessures de guerre aussi. Toute la paranoïa du prisonnier. Il ne s’est jamais rétabli. Il avait définitivement un autre âge. "

Comment avez-vous pu faire ces dessins, d’une incroyable maturité, à un si jeune âge ?

– Éliane BONABEL : Cela me paraît assez normal pour quelqu’un d’élevé très librement, à qui on n’interdit aucune lecture. Un enfant élevé à Paris, porte de Clichy, dessine ce qu’il voit ; et ce que je voyais, c’était les rues, les personnages dont Céline parlait. Pour les États-Unis, je m’imaginais que New York était comme Paris. La séquence africaine m’a enchantée, parce qu’il y avait eu, un avant, l’Exposition coloniale, et j’étais très fière de moi parce que je savais dessiner un casque, un palmier, un Noir, choses qui me paraissaient très exotiques. " Je lui ai collé deux gifles à étourdir un âne... " La gifle de Bardamu à Madelon me semblait un épisode très amusant. S’il m’avait demandé d’illustrer ce livre à 14 ans, j’aurais dit non, bien entendu. Mais une fillette de 12 ans est à un âge optimiste, inconscient.

– Pourquoi Céline a-t-il eu l’idée de vous demander des dessins ?

– C’était mon médecin. Je l’ai connu avant qu’il nous dise : " Je suis en train d’écrire un livre. " J’avais 9 ans, d’après mon calcul. Ma mère était morte de phtisie, et au moindre toussotement, " Bona " (Charles Bonabel), mon oncle et père adoptif, me conduisait au dispensaire. Céline aimait les enfants, sans mièvrerie. Un jour, il m’a demandé " un beau dessin ". J’ai dessiné un homme en blouse blanche avec un stéthoscope, qui essayait de lui ressembler. Il m’a fait un chèque, l’équivalent de 200 F d’aujourd’hui. Pas du tout pour arrondir une fin de mois chez nous. Pour m’encourager.

– Comment, à 12 ans, voyiez-vous Céline ?

– Comme "le" docteur. Omniscient. Et très beau. Il était plus inquiet de diététique que de médecine. Mais il était divinatoire. C’était peut-être facile, porte de Clichy, de voir que les gens étaient éthyliques, sous-alimentés, tuberculeux ou syphilitiques. " Pas de café, pas de vin, pas de tabac ", c’était son surnom. Manger le moins possible, sa devise. Dans son idée, les gens étaient des " sacs de tripes ", qui restaient à la terrasse des cafés à digérer en buvant un demi. Il imitait tout ça, il était tordant.

– Votre sentiment à la lecture du Voyage ?

– J’ai dû mettre un mois à le lire. Ce qui m’a impressionnée, c’est le nombre de pages : 623 ! Mais cela ne m’a pas paru long. Les personnages me touchaient. Ce qui se passait dans un dispensaire, aux colonies, dans une fête foraine, Bardamu perdant la tête devant le tir parce qu’il est impressionné par la guerre... Ma génération était très nourrie de récits de guerre. Donc, la première scène (" Le général est mort... Les généraux, c’est pas ça qui manque ! "), je trouvais ça drôle.
    Une fausse couche, j’avais entendu le mot. Je savais que parfois on faisait exprès de ne pas avoir un enfant. Ça ne me choquait pas. C’était comme ça. Comme le petit Bébert qui va mourir. Je n’étais pas vraiment élevée catholiquement, je n’avais pas l’idée d’un péché. Puisque les adultes le faisaient, c’était aussi inévitable qu’un ennui. Pas de précocité particulière de ma part. Plutôt des déductions, un sens de l’observation. Toutes ces affiches du dipensaire : un squelette mort de syphilis qui se relevait pour mettre en garde l’humanité, le cancer figuré comme un crabe que l’on tuait avec une épée. C’était beaucoup plus expressionniste qu’aujourd’hui.
    Je lisais le Voyage en fonction de ce que j’allais dessiner. D’abord d’une seule traite, en essayant de distinguer ce que je pourrais faire. Puis en dessinant comme font les enfants, sans esquisses. D’habitude, je faisais tout au crayon. Mais j’avais cette idée enfantine que cela devait avoir l’air d’être imprimé, donc je mettais de l’encre. Il valait mieux recommencer que gommer.

– Quelles scènes vous a-t-il demandé d’illustrer ?

– Il ne m’en a pas parlé du tout. Mon père adoptif m’a dit : " Si tu veux, tu peux illustrer le Voyage au bout de la nuit, cela fera plaisir au docteur. " Je l’ai toujours appelé " docteur ", toute ma vie. Céline avait sans doute l’idée de faire quelque chose d’insolite. Puis, comme son livre était considéré comme sulfureux, il a peut-être craint qu’on l’accuse d’avoir une petite tendance à aimer les fillettes.
    " Bona " m’a dit : " T’es pas obligée ". C’est ce qui m’a décidée. C’était ma dernière année d’école. Les cours de dessin me barbaient considérablement. Je n’aimais dessiner que d’inspiration. Au Louvre, je m’extasiais devant un peintre comme Bouguereau, ses Vénus qui voltigeaient avec des amours dans le ciel. Alors, quand Céline disait : " La blonde du cinéma revient ", je voulais la faire la plus belle possible. Il y avait à la porte des cinémas des silhouettes en contreplaqué grandeur nature, découpées dans des photos noir et blanc. Je les trouvais superbes. Cette association m’était propre. Je ne savais pas qu’il aimait les danseuses.

Votre Bardamu ressemble-t-il à Céline ?

– C’était plutôt mon père adoptif qui me servait de modèle. Céline, pour moi, c’était le docteur, il parlait d’un Bardamu, donc c’était pas lui ; il disait " je ", mais je savais qu’un auteur pouvait dire " je " sans qu’il se désigne. Mais il est vrai que je le représente nu-tête, comme Céline. Avec de beaux pardessus qui me paraissaient luxueux comme ceux de Céline arrivant au dispensaire.

Comment a réagi Céline ?

– On a mis mes dessins dans une belle chemise rigide, entoilée, avec une sangle en coton et une griffe, le comble du chic à mes yeux. " Bona " m’avait tapé les quelques phrases à la machine. Et voilà ce que Céline a fait : des gribouillages et un pâté ! Mon désespoir. Je ne disais rien. Il était une grande personne. Mais je trouvais ça désolant. Ce manque de soin alors que je m’étais donnée tant de mal ! Peut-être cette histoire de " fausse pudeur ", une petite critique plutôt malicieuse... Je n’ai pas dessiné le sang qui coule sous le matelas de la femme qui meurt de fausse couche, ni Bardamu couché avec Tania dans le même lit. Il a dû se dire que j’aurais pu choisir des scènes plus violentes, plus érotiques. Il m’a dit : " On va les imprimer, tu penses, maintenant que j’ai mis la préface ! " Il avait conscience qu’on les conserverait chez moi à cause de sa préface.

 

Propos recueillis par Valérie DUPONCHELLE (Le Figaro, 27 juillet 1998)

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Librairie Emile Brami, D’un livre l’autre, B.P. 59, 94364 Bry-sur-Marne. Téléphone : 01.48.82.27.71

Une séquence consacrée à Éliane Bonabel sera diffusée le 12 septembre dans l’émission "Métropolis" sur la chaîne Arte.