Le Céline d’Émile
Brami
Un nouveau livre sur
Céline accompagne cette rentrée littéraire. Signé Émile Brami, il
ne constitue pas pour autant une approche vraiment personnelle puisque
cet ouvrage se compose, pour les deux tiers, de citations. Citations de
l’écrivain, mais aussi de témoins et de divers exégètes de l’œuvre.
Cela nous procure une somme : plus de quatre cents pages d’une sorte
de biographie à rebours qui veut rendre compte de toute la complexité
d’un homme considéré comme " génial, pitoyable et
hideux ", tout à la fois.
D’emblée, l’auteur
place son livre sous le signe de l’ambivalence : " Il
me faut, moi, juif, vivre avec cette gêne permanente, ce caillou dans
la chaussure, d’être passionné par l’écriture, la vision
pessimiste du monde, l’humour très noir de celui qui avait voulu,
même métaphoriquement, et encore ne suis-je pas absolument certain de
la métaphore, ma peau. " Émile Brami entend ne rien
occulter, et s’attache à considérer Céline dans sa totalité, en ce
compris les fameuses satires vendues au prix fort dans sa librairie
parisienne, " un des hauts lieux de la Célinie ",
comme indiqué en dernière page de couverture.
Cette ambivalence suscite parfois des commentaires savoureux. Ainsi, on
sait que Lucette Destouches a longtemps ramené de Dieppe des cailloux
qu’elle disposait sur la tombe de l’écrivain. Émile Brami, qui l’ignore
de toute évidence, est " abasourdi " [sic]
de sa découverte, faisant inévitablement le rapprochement avec une
coutume juive. Et de faire assaut d’ironie lorsque des " spécialistes
des runes " (?) lui indiquent que c’est aussi une
coutume... celte. (Soit dit en passant, on voit mal ce que ceux-ci
auraient à dire sur les traditions celtiques, étant donné que les
Celtes n’ont jamais employé les runes !)
Plus sérieusement, il faut savoir gré à Émile Brami d’exposer sans
détours le dossier Céline même si l’on peut regretter qu’il n’explique
pas le contexte historique dans lequel a été écrit un livre comme Bagatelles
pour un massacre. La déliquescence des mœurs politiques de la
France des années trente n’explique-t-elle pas, pour une grande part,
la virulence de cet écrivain de combat ? En lisant Émile Brami,
il n’est pas davantage certain que les lecteurs de la nouvelle
génération comprennent le sursaut qu’a voulu susciter Céline. Il
aurait, par exemple, fallu expliquer ce que signifie un constat comme
celui-ci : " Les bons rêves ne s’élèvent que de la
vérité, de l’authentique, ceux qui naissent du mensonge n’ont
jamais eu grâce ni force. C’est encore le folklore, les derniers
murmures de nos folklores qui nous bercent... ".
Sur le plan esthétique, en revanche, l’auteur montre bien en quoi Bagatelles
est un grand livre. On le trouvera, en revanche, un peu trop sévère
avec L’École des cadavres, jugé " pauvre en
inventions d’écritures ". Feu Alphonse Juilland le
considérait, au contraire, comme l’un des livres de Céline les plus
riches en néologismes et autres inventions verbales.
Divergence de vues aussi en ce qui concerne les réformes relatives à l’école
préconisées par Céline dans Les Beaux draps. Brami les voit en
contradiction avec le fascisme. Marie-Christine Bellosta, peu suspecte
de complaisance en ce domaine, constatait, au contraire, que " le
fascisme fut une idéologie qui prônait " "l’émotion"
vraie contre la pensée menteuse, l’irrationalité instinctive contre
la réflexion ". En cela, l’apologie du lyrisme personnel de
chaque enfant ne serait pas forcément en contradiction avec cette
idéologie. Le débat n’est pas clos...
Quant aux velléités de Vichy d’interdire Les Beaux draps, ce
n’est pas tant pour leur aspect révolutionnaire qu’en raison de
commentaires jugés intolérables sur l’armée de la défaite. La
lettre qu’adresse François Darlan, alors vice-président du Conseil,
au Ministère de l’Information qu’il dirigeait, est explicite à cet
égard.
Au-delà de ces divergences d’interprétation, il faut saluer cet
effort de proposer une synthèse de tout ce que Céline a pu engendrer
comme commentaires divers et variés. Les céliniens avertis n’y
liront rien qu’ils ne sachent déjà, mais ce livre s’adresse de
toute évidence à un public plus large. Encore faut-il préciser que l’auteur
a eu le talent de dénicher deux ou trois sources inédites ou peu
connues. Le dossier des Renseignements généraux auquel il a eu accès
ne donne malheureusement pas les informations qu’on aurait pu en
attendre. En revanche, le journal de Jacques Deval, non inédit puisque
publié chez Gallimard en 1937, était curieusement ignoré des
céliniens. Il offre pourtant la particularité de relater le séjour de
Céline aux U.S.A. au moment même où il tenta de faire revenir
Elizabeth Craig sur sa décision de ne pas revenir en France :
" Il a le cœur gros d’une affaire qui ne regarde
personne et qu’il mène à grands coups de téléphone dans un anglais
pathétique, impudique et roulant comme de l’espagnol. ".
Il y a aussi ce témoignage inédit d’une femme médecin à
Saint-Germain-en-Laye qui ne garde pas vraiment une bonne impression de
son confrère : " mal rasé, pas net ", avec " un
pantalon clair et une veste mal assortie. " Témoignage
surgi plus de soixante après cette
rencontre...
Dans sa biographie " éclatée ", Céline, le voyeur voyant,
Érika Ostrovsky avait établi, on s’en souvient, la liste des (rares)
vrais amis qui lui restaient à la fin de sa vie. Émile Brami,
lui, a eu l’idée de recenser, pp. 329 à 348, toutes celles qui
eurent des relations privilégiées avec Louis Destouches. Étrange
inventaire, en réalité, qui rassemble celles qui ont compté et celles
qui n’ont fait que passer. La dernière étant Lucie Almansor, qui fut
sa compagne durant un quart de siècle, et dont le patronyme et le
surnom suscitent des commentaires acidulés (pp. 246 et 346-347). Cette
liberté de ton fait aussi l’attrait du livre.
Bref, on le voit, il s’y trouve bien des choses. Patchwork touffu
mais auquel on pourra se référer désormais pour avoir une vue d’ensemble
de la manière dont Céline est perçu aujourd’hui, " ange et
démon " de la littérature française — pas moins.
M. L.
Émile BRAMI. Céline (promenade),
Éd. Écriture, 2003, 430 p. Prix : 22,95 €.
Note
Dans une section
titrée "Documents sur Céline", l’auteur recense, dans sa
bibliographie, les séries consacrées à l’écrivain (Cahiers
Céline, Année Céline, Textes & documents, Tout
Céline). Seul Le Bulletin célinien a été omis. On peut le
regretter, non par vanité mais parce que sa consultation eût pu
compléter certaines références : ainsi, cet article de Charles
Bernard paru dans La Nation belge et référencé, à la suite de
Robert Denoël, "sans précision de date". Il a été
reproduit intégralement dans le n° 202 du BC et date du 27 mai 1936,
comme indiqué. Les coquilles dans les patronymes, elles, sont un mal
inévitable. En vue d’une réédition éventuelle – et sans esprit
chagrin, est-il superflu de le souligner ? –, citons en seulement
trois car elles concernent des personnes qui ont connu l’écrivain
: André Pulicani (et non Pullicani, pp. 134-135 et 255) ; Sézille (et
non Cézille, pp. 236, 239 et 262) ; Robert Chamfleury (et non Georges,
pp. 247 et 248).
Extrait de l’avant-propos
"Il ne s’agit ni d’un
exercice d’admiration béate – je ne suis l’inconditionnel de
personne et, si l’écrivain me touche au plus profond, je reste
réservé sur l’homme –, ni d’un essai – aucune thèse n’est
défendue ici –, ni d’un portrait – il en existe d’excellents,
Céline lui-même s’étant dépeint meix que personne dans sa pièce L’Église
: " Bardamu, docteur en médecine, Français [...], intelligent...
artiste, scientifiquement médiocre, administrativement nul,
individualiste, peu recommandable. " Bien plus tard, dans son
témoignage pour les Cahiers de l’Herne, Marcel Brochard, son
ami des années rennaises, se souviendra d’un homme "effarant de
curiosité, versatile, blagueur, grossier, irritable, mythomane et
génial !".
Faute de mieux, j’ai choisi d’appeler ce texte "promenade"
; j’aurais préféré "balade", mais la confusion était
possible avec "ballade" qui a un autre sens en littérature.
Une promenade, donc, le nez en l’air, avec quelques détours qui, s’ils
peuvent paraître inutiles, sont bien agréables, et des raccourcis où
l’on se perd. À travers un mélange de lectures désordonnées, rien
d’autre que le regard subjectif d’un dilettante sur une époque, une
vie, une œuvre.
Pour être honnête, il me faut avouer que, comme les bersagliers, j’arrive
après la bataille. Michel Cournot a écrit une vie de Céline
définitive. Ramassée, pertinente, d’une minutieuse précision :
"Guérisseur français, Céline a inventé Hitler, la prose à
décollage vertical, la querelle sino-soviétique et le dialogue à
cyclotrons. N’ayant pu empêcher son disciple Henry Miller de piquer
la bombe atomique aux Allemands qui n’osaient pas s’en servir,
Céline se retrouva dans le mauvais gang, et fut déporté à Vitebsk
par le patriote Ludwig Aragon. Il n’en profita pas pour s’embourgeoiser,
comme Giono et Montherlant. Écrivain plutôt libéral, Céline a
surtout écrit l’œuvre complète de Jean-Paul Sartre, excepté Les
Mots qui sont un posthume de Flaubert enfant. Ayant découvert que la
littérature est, au vingtième siècle, une survivance, Céline fit le
mort, disparut. Il est aujourd’hui, par pure méchanceté, pilote dans
l’aviation nord-vietnamienne, à bord d’un sabre supersonique offert
par son rédempteur, M. Jean Paulhan. ¹" Outre sa qualité,
cette biographie pose le problème de la méchanceté de Céline, et
donc du titre de notre " promenade ".
" Je ne suis pas assez méchant pour me donner en exemple
", extrait d’une lettre du 3 octobre 1932 adressée à sa
maîtresse Cillie Pam, me semble, avec l’ironie propre au personnage,
approcher si possible l’opaque, l’insaisissable Louis-Ferdinand qui,
aux dernières nouvelles, aurait abandonné son avion de chasse démodé
pour se transformer en virus épidémique, pernicieux, infectant la
majeure partie du journalisme et du roman français d’aujourd’hui.
Émile BRAMI
1. Enquête " Que faire
avec Céline ? ", réponse de Michel Cournot, Le Nouvel
Observateur, 25 février 1965.
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