Céline vu par Marcel Aymé [1961]

 

L’époque présente n’est guère favorable à la compréhension de Céline. L’hypocrisie, le mensonge accepté, la raison d’État, la servilité, l’atonie des esprits, l’indifférence au scandale, toutes choses qui ne datent pas d’avant-hier, ont depuis longtemps une répercussion sur la vie littéraire et la littérature. Dans ce domaine, le goût s’est affaibli, habitué à des nourritures de plus en plus fades, les œuvres se sont amenuisées en petits exercices littéraires, en vagueurs philosophantes pour tendre à une coquette insignifiance dans laquelle il est reconnu qu’un écrivain peut faire carrière et accéder aux honneurs.

 

La voix d’un Céline éclatant au milieu de ces chuintements artistiques apparaît !d’une inconvenance proprement révoltante. C’est qu’il ne faut pas réveiller les lecteurs de tant d’excellents écrivains, célébrés, choyés dans les salons et dans les colonnes des bons journaux. On n’a pas idée de clamer la vérité avec aussi peu de précautions et dans une langue vivante, colorée, poétique, signifiante, qui à elle seule constitue un scandale. Heureusement, les lecteurs, pour la plupart, formés à la lecture de leurs journaux arrosés et d’une prose d’écrivains esthètes, ont des estomacs rétrécis qui refusent les nourritures robustes.
Et puis, Dieu merci, Céline est mort. Quelle délivrance pour notre petit monde écrivant. Et quel soulagement pour les critiques ! Sans parler du silence que durant plusieurs années ils avaient fait peser, par ordre, sur ses œuvres et sur son nom, un silence devenu gênant après coup, il n’était guère agréable d’avoir à parler de lui. Faire l’éloge d’un de ses livres, même discret, n’était-ce pas donner à croire qu’on n’était pas suffisamment à gauche ? D’autre part, on n’avait pas non plus l’assurance que dans quelque cinq ou dix ans, cet homme-là justement n’allait pas être réclamé par la gauche comme un de ses plus grands écrivains. Même à présent qu’il est mort, la question ne va-t-elle pas se poser ? En tout cas, on a le temps de voir venir, de prendre le vent.
Nicole Debrie-Panel a écrit sur l’œuvre de Céline une étude solide, intelligente qui, sans s’arrêter à chaque pas au détour de la pensée de l’écrivain, met très bien en lumière ce qu’elle a d’essentiel et qu’il n’est pas si aisé de découvrir dans un lyrisme étourdissant où elle se dissimule sous la magie des mots. Ce dont je suis le plus reconnaissant à l’auteur, c’est d’avoir su montrer qu’il était avant tout un idéaliste, un homme, qui n’était appliqué à décrire la misère physique, matérielle, morale, spirituelle de ses semblables que pour en donner l’horreur à ses contemporains. Et il est bien vrai que Céline avait la haine du mal sous toutes ses formes, sous tous ses déguisements et ses oripeaux. Il était devenu écrivain comme il était devenu médecin, par une seule et même vocation. En tant que médecin, alors qu’au départ de sa carrière, il était très bien placé pour monter un cabinet qui l’eût enrichi, il s’était refusé à faire de l’argent avec la maladie des autres et se trouvait satisfait de n’être qu’un obscur médecin, chichement payé, dans un dispensaire de banlieue. Dans la littérature comme dans la médecine, son ambition était d’abord de servir.
Je l’ai connu il y a vingt-cinq ans, avant la guerre alors qu’il était partout célébré, admiré – mais rarement compris – et après son retour du Danemark, pendant les neuf années de souffrances qui l’acheminaient vers la mort. Avant comme après la tourmente, sa conversation faisait apparaître l’idéaliste dont les sarcasmes dénonçaient les cent mille misères d’une humanité cruelle, vaniteuse, boulimique, acharnée à sa propre perte. " Avant ", ses réquisitoires contre les folies meurtrières et suicidaires de l’homme, contre les injustices et les traquenards de la société, avaient la force joyeuse d’un lutteur, fusant avec une inépuisable invention verbale qui émerveillait ses auditeurs. À quarante-cinq ans, il était encore l’athlète, le solide cuirassier de 1914, et ses apostrophes recelaient un optimisme profond, l’espoir d’une libération de l’homme dans le désintéressement et l’amour du beau. Le clinicien, qui repérait l’étendue de la maladie et en inventoriait tous les aspects, n’avait pas condamné le malade. Après 1952, dans sa retraite de Meudon, Céline était devenu un autre homme. Loin de s’être affaibli, son sens critique paraissait plus aigu, plus douloureux aussi qu’il ne l’avait jamais été, mais dans sa parole, qui restait singulièrement agile, ses amis ne retrouvaient pas l’incroyable foisonnement verbal, les joyeuses et robustes explosions d’autrefois. Attentif aux modernes processus de décervelage et de déshumanisation, il considérait avec dégoût, parfois avec un sursaut de colère, l’assoupissement de ses contemporains, leur étrange indifférence à tant d’événements qui les concernaient directement. Ne croyant ni à Dieu ni dans les idoles de la politique, il se sentait dépourvu, pensant peut-être à la vanité des vocations, et semblait porter le deuil d’un paradis perdu ou plutôt à venir, dans lequel il avait perdu la foi.

Marcel AYMÉ

 

Repris de Marcel Aymé : Écrits sur la politique (1933-1967), Éd. Les Belles lettres / Archimbaud, 2003, 332 p. Textes réunis et présentés par Michel Lécureur (20 €).

À propos des textes sur Céline reproduits dans ce recueil, les références données par l’éditeur appellent ces deux précisions : la monographie de Nicole Debrie sur Céline a paru, en 1961, aux éditions Emmanuel Vitte, à Lyon (la réédition due à la Libraire française date de 1984). Quant à la préface à l’édition des Œuvres complètes de 1966, chez Balland, c’est la reprise du texte paru dans le 3ème numéro des Cahiers de L’Herne en 1963.
Extrait de la préface de Michel Lécureur : " Les jugements les plus divers courent sur les prises de position politiques de Marcel Aymé. On le dit anarchiste, collaborateur, réactionnaire... sans même avoir lu la moindre ligne à ce propos. C’est pourquoi Pol Vandromme, auteur d’un excellent Marcel Aymé, m’a suggéré récemment de préparer un volume consacré aux Écrits politiques de Marcel Aymé. (...) Il se répartissent en trois périodes, selon qu’ils ont été écrits avant guerre, pendant l’Occupation ou après la Libération, et présentent des tonalités différentes. Sauf exception, les premiers et les seconds sont rarement virulents. Ils semblent émaner d’un homme qui commente l’actualité avec un détachement certain et beaucoup d’ironie, tout en affirmant son attachement aux valeurs humanistes. Par contre, ceux de l’après-guerre étonnent par leur force et, souvent, leur violence. On y devine un écrivain profondément blessé par ce qu’il a vécu. Il m’a souvent fait penser à Diogène qui, une chandelle allumée en plein jour, cherchait en vain des hommes dignes de ce nom. En tout cas, si les habituels détracteurs de Marcel Aymé prennent la peine de lire, ne serait-ce que quelques pages de ce recueil, ils seront obligés de convenir qu’il s’est voulu, avant tout, un esprit libre dont on doit saluer la volonté d’indépendance à l’égard de tous les groupes de pression. "