Jacques d’Arribehaude
de Meudon à Cochons-sur-Marne

    Le voyage continue, Dieu merci. Après Une saison à Cadix ( Éditions Pierre Chalmin/Arléa) et L’Encre du salut (Éditions Pierre Chalmin/L’Âge d’Homme ), la troisième station du Basque bourlingueur, une Complainte mandingue qui couvre d’une voix singulière les années 1960-1962. Complainte ? Oui, élégiaque, parfois, mais sans aucun pathos, et bourrée de swing. Les céliniens connaissent, du même auteur, Le Cinéma de Céline ¹. Ils découvriront ici, outre la relation des visites à Meudon ou à Arletty, comment l’esprit du Cuirassier continue d’animer un homme définitivement allergique à l’air pollué du temps. ( En contrepoint, lire le récit de la brève rencontre avec l’Agité du bocal. )
    Éducation sentimentale d’un adolescent éternel, Carte du Tendre aussi alambiquée et broussailleuse que l’Afrique vécue, la Complainte mandingue chante les ratages d’un anti-héros velléitaire, d’un énergique lymphatique oscillant entre la profession et la vocation – dirait Baudelaire. Tour à tour Pierrot lunaire, auguste ou clown blanc, Jacques d’Arribehaude explose – d’orgasmes en saintes colères, comme dans ce morceau de bravoure, parmi au moins huit autres de la même poudre :
    "La religion du prêt-à-penser dans la platitude des quotidiens, hebdos et éditoriaux interchangeables, toute la machine à décerveler qui, sous couleur de répandre l’égalité ( "la même chose pour tout le monde" ), étouffe la liberté par la multiplication de besoins inutiles, crétinise la terre entière, et condamne tranquillement la planète à l’hébétude de la plus morne soumission aux dieux du jour : pognon, cul et vulgarité. Vaste entreprise de totalitarisme sournois riche de la plus formidable armée de cuistres, larbins et collabos, et qui devient sans qu’on y prenne garde un quatrième Reich en train de gagner la planète entière."
   Fragile, tendre, animé par une douce piété filiale et un amour pudique de la France, le Quichotte à Cotonou joue la montre, rêve – rarement – que l’arbitre siffle la fin du match. En attendant, il lit Saint-Simon et Proust, puis leur consacre des pages magnifiques, l’air de rien. Ce dandy stendhalien chasse le bonheur évidemment en solitaire, loin des safaris collectifs où les accidents cynégétiques provoquent des hécatombes ( sans doute la Ruse de la Raison ). Le bonheur n’est pas une idée neuve à Bambola-Fort-Gono... D’ailleurs, ce n’est même pas une idée, alors. Heureusement, le braconnier maladroit vise à côté, manque la cible. Il ne lui reste plus qu’à écrire juste, ce dont il s’acquitte depuis toujours.
    D’Arribeheaude éclate d’un rire intolérable aux bigots de toutes factions, rossignol moqueur des carnages et de soi-même. Autant dire que les gens sérieux, pions, dames d’œuvre, saintes-Nitouche-toujours-vierges ne pigeront que pouic à l’insolente liberté de cet aristocrate démystificateur. À l’irrégulier qui dit merde aux troupeaux ! Verbaliser le Verbe, c’est toute l’affaire, toujours. Infraction ? Sanction... Censure... Silence. Ça tombe bien, les Basques naissent contrebandiers. Jacques d’Arribehaude trafique de la littérature pendant que les truqueurs la trafiquent. Les douaniers auront beau déployer leur zèle d’oiseaux de mauvais augure, ils ne les auront pas vivants, ni lui, ni elle. On continuera longtemps à se passer les volumes du Journal – au besoin, en samizdat.

 

Rémi SOULIÉ

 

1. Le Cinéma de Céline, Le Lérot rêveur, n° 45, septembre 1987.

Jacques d’ARRIBEHAUDE. Complainte mandingue (Journal 1960-1962), L’Âge d’Homme, coll. "Au cœur du monde", 1999, 320 p.