Arletty, muse des faubourgs

    Quatre ans après la mort d'Arletty, une biographie qui vient de paraître raconte avec un grand luxe de détails la vie de cette môme de Courbevoie, adulée avant-guerre, brebis galeuse à la Libération, nonagénaire aveugle, restée vive et curieuse. Pierre Marcabru retrace ici son itinéraire avec le talent qui est le sien.

    Arletty se dessine d'un trait. Sa biographie est sans arabesques. Elle reste jusqu'à sa mort la fille d'un ajusteur et d'une lingère. Elle ne renie rien, et jusque chez les puissants et les riches qu'elle fréquentera assidûment, ne change pas son fusil d'épaule. Il faut la prendre comme elle est. Quand elle triomphe, elle est modeste : quand elle chute, l'orgueil la sauve. Elle ne se déguise pas, ne joue pas à la fille du peuple, et ne fait point toute une histoire d'être née dans la pauvreté. Sa vérité fait son pittoresque. Elle se contente d'être elle-même avec une élégance qui n'est jamais calculée. Elle tire des effets simples, et, le plus souvent, spontanés. C'est à peine une actrice, c'est, d'abord, une nature. Elle est totalement dénuée d'artifices. Elle est nue.

    Denis Demonpion trace, avec beaucoup d'amitié, le portrait de cette imprudente qui, sans trop se poser de questions, croque la vie à belles dents. Il ne fait point ici la morale. Il a raison. Arletty est au-delà de ces fioritures. Elle prend les hommes comme ils viennent, appelle un chat un chat et se moque du qu'en-dira-t-on. Cette grande fille blagueuse ne compte que sur elle pour faire son bonheur. Et va où ses plaisirs la portent, ses intérêts aussi, avec un élan toujours renouvelé. On ne la verra jamais blasée.

    Elle naît 33 rue de Paris à Courbevoie, le 15 mai 1898. Léonie, Maria, Julia, Bathiat, dite Arletty, est fille de l'Auvergne. Elle y passera une partie de son enfance. La paysannerie vit en elle. Elle n'est pas dupe, compte juste, et ne sera jamais brouillée avec l'argent, qui achète tout, et d'abord l'indépendance, son seul luxe. Elle a des coups de tête, mais cette tête est solide. Il n'est pas question de jouer les cigales. Elle fera casquer les riches. Elle a appris jeune qu'un sou est un sou.

    L'enfance est heureuse, l'éducation religieuse mais la ferveur mitigée. Déjà Léonie ne croit ni à Dieu ni à Diable. Elle croit, comme Don Juan, que deux et deux sont quatre. C'est sa philosophie. Bien qu'elle soit pauvre, elle est gaie, et elle le restera toute sa vie avec entêtement. Une gaieté qui ne s'abuse jamais : sans illusion et sans regret. L'air du temps le voulait ainsi. La misère poussait sa chanson comme un cri. Manière comme une autre de se prouver qu'on existe. Pure bravade. Cette chanson, Arletty la gardera en elle. Elle chante dans ses yeux.

    Que va-t-on faire de cette petite fille qui joue à la marelle sur les bords de la Seine ? D'abord, on lui donnera de l'instruction. Le brevet élémentaire mène à tout. C'est la porte du paradis d'Allah. Mieux, de l'École Normale. Le père, illettré et auvergnat, le sait. La mère plus encore. Mais l'homme propose et Dieu dispose. Il meurt d'un accident du travail. On flanque toute la famille à la rue. La tante, concierge dans le Marais, est là pour l'accueillir. Mais la guerre, de sa cognée, met tout à plat. Arletty, vaillante, flaire le vent et cherche sa voie.

    Elle sera tourneuse d'obus, sténo-dactylo, quoi encore ? À peine arrivée dans une place, elle claque la porte. En vérité, elle ne sait où poser le pied. C'est alors qu'elle rencontre sur la plate-forme d'un autobus son Pygmalion. Il s'appelle Jacques-Georges Lévy. Elle le nomme Edelweiss. Il est juif, il est banquier, il est suisse. Il a quelques années de plus qu'elle. Il est intelligent, cultivé. Il lui apprend à se tenir à table et à lire Proust. Il lui fait découvrir le mont Blanc et Venise : et, plus encore, les chasses gardées de la fortune, et les faisans dorés qui s'y promènent. Elle s'y sent à l'aise. Tous les ponts sont rompus avec la famille. Ce sera sa blessure. Elle saignera toute sa vie.

    Aime-t-elle ce généreux donateur ? Elle l'estime, ce qui est mieux. Elle ne veut pas de bague au doigt. Elle n'en voudra jamais. Ils se quitteront donc comme des amis. Tel est le génie d'Arletty.

    Elle ne laisse que de bons souvenirs à ses amants. Elle fait partie de leur famille. Quand ils se marient, épouses et enfants prennent le relais et la traitent comme leur cousine. Toute sa vie elle sera entourée de sigisbées - hommes ou femmes - qui se mettront en quatre, et souvent porteront la chandelle. Si elle est inconstante en amour, elle est fidèle en amitié. Elle ne lâche jamais une main.

    La voilà lancée dans le tohu-bohu de l'après-guerre. Elle sera fille des Années folles. Mannequin, p'tite femme de revue, elle s'installe dans ses meubles et laisse cascader sa vertu. Elle débute aux Capucines dans C.G.T. Roi. Léonie devient Arlette puis Arletty. Sa voix acide séduit son monde et sa silhouette fait merveille. De revues en opérettes, elle pige vite et apprend seule. Quand elle n'est pas sur la scène à Paris, elle est sur les planches à Deauville. Elle séduit Paul Guillaume et fascine l'Aga Khan. Elle accepte les cadeaux avec une candeur de petite fille. Bref, elle fait son beurre sans jamais céder un pouce de sa souveraineté. C'est une âme fière, donc solitaire. On ne la choisit pas, elle choisit.

    Après, tout va vite. Le théâtre, le cinéma, la célébrité et toujours la même indifférence pour ce qui ne plaît pas à son cœur. Son égoïsme, tranquille et lisse, est sans remords. C'est le gage de sa liberté. Elle est sans faille. Autour d'elles, le succès, grand taxidermiste, empaille toutes ces demoiselles. Elle reste vive comme la loutre et continue infatigable à faire la noce. Elle ne s'embourgeoise pas, a des sous mais pas de biens, et vit, presque ascétique, dans des hôtels de luxe. Elle se contente d'une petite maison à Belle-lle. Bref, elle reste sans attaches. Si ce n'est le frère, ouvrier en banlieue, conscience lointaine et familiale. De film en film, de Fric-Frac à Hôtel du nord elle impose sa bizarrerie. À force de ne ressembler qu'à elle-même, elle devient légendaire. Ses parlenaires s'appellent Michel Simon, Jules Berry Louis Jouvet...

    Ses amitiés sont paradoxales et dissonantes. Elle va de Bernstein à Prévert, de Prévert à Guitry, de Guitry à Céline, sans changer d'humeur et de ton. Elle n'est d'aucune bande. Elle se prête, mais ne se donne pas. Partout chez elle et partout étrangère. La guerre même ne la change pas. Elle festoie avec le gratin doré sur tranche de la collaboration, mais n'y met aucune malice politique. Si elle défend Laval mordicus, c'est qu'il est un pays. Un officier allemand passe et l'emporte. Ce n'est plus une passade, c'est une passion. À la Libération, on lui fait des misères. D'autres en ont fait plus, mais sans y trouver leur plaisir. C'est ce plaisir qu'on ne lui pardonne pas. Elle s'étonne. C'est qu'elle est déjà sur l'autre rive. Les temps ont changé de couleur. On ne plaisante plus. Tout est grave, tout s'alourdit. Vos actes vous suivent et vous condamnent. On n'efface plus l'ardoise. Arletty tourne encore, fait du théâtre, mais la solitude est plus que jamais sa compagne. Ses yeux devenus malades, la nuit la gagne. Il lui reste la gouaille et la lucidité. Cette curiosité qui ne la quitte pas et ce pessimisme gai qui, depuis son enfance lui sert de passeport. Le 23 juillet 1992, cette jeune anarchiste de quatre-vingt-quatorze ans meurt dans son lit. Elle a vécu selon son cœur et s'est bien amusée. Que demander de plus ? « Quand on quitte ce monde et qu'on n'a pas fait d'enfant on n'a pas commis de crime. » Céline, ou Léautaud, n'auraient pas dit mieux.

Pierre MARCABRU

Denis Demompion. Arletty, Ed. Flammarion, 485 pages (140 F)

A signaler aussi, "en avant-première d'édition" les "mémoires de demain" de Michel Souvais, Arletty, muse de Jacques Prévert.
Dans cette édition à tirage limité (format A4, reliure spirale, nombreuses illustrations), l'auteur évoque avec beaucoup d'émotion, et avec une empathie qui fait parfois défaut à d'autres, la comédienne qu'il a connue a la fin de sa vie et qui le prit en amitié. Narcissisme ? Souvais a imaginé qu'en l'année 2046 (année du centenaire de sa naissance), c'est Arletty elle-même qui s'adresse à lui, faisant des révélations complémentaires au livre qu'ils réalisèrent ensemble en 1987 (Je suis comme le suis, éd. Carrère-Lafont). Cela donne un ouvrage inégal mais où la chaleur de l'amitié réchauffe le lecteur témoin d'une relation étonnante : celle d'une grande dame qui n'a plus que des souvenirs à partager avec un jeune admirateur éperdu qui se trouve étre l'arrière petit-fils de La Goulue. Il nous la restitue de manière fidèle, avec sa gouaille, son insolence et son incomparable vitalité. Un document a l'état brut.
Prix 300 F franco pour un envoi recommandé et dédicacé Ecrire à Michel Souvais, 13 rue Vandrezann~, 75013 Paris.

A signaler aussi la réédition de son livre de souvenirs, La Défense, Ramsay-Poche Cinéma n°93.
Le scénario de ballet, Arletty jeune fille dauphinoise, que Céline avait écrit pour elle en 1948, a été repris en 1988 dans les Cahiers Céline n° 8 (Œuvres pour la scène et l'écran).