L'Arletty de Céline : la femme-fée
A l'époque où l'on fusillait le dimanche, les manuscrits de
Céline valsaient à la poubelle. Les mains fureteuses qui trifouillaient dans les tiroirs
ne s'encombraient d'aucun discernement.
Tout, tout à l'égout, pour assainir l'atmosphère. Le révérend
père, qui en ce temps-là censurait la littérature pour le confort des lecteurs de La
Libre Belgique, se réjouissait de cette épuration. Céline pue, répétait-il.
Qu'on chasse donc cette puanteur. On la chassait, et le moraliste intégriste s'en trouvait
bien.
Aujourd'hui, quelques pages de Céline valent une fortune. C'est
la revanche de la littérature sur le conformisme. A la longue le talent a le dernier mot.
Il lui suffit de prendre le mal en patience et d'attendre que la bêtise se lasse.
De la masse des feuillets jetés au ruisseau, quelques-uns ont
été sauvés. Ce n'est hélas ! qu'une très petite part juste de quoi nous donner
une idée des trésors littéraires ainsi engloutis. Lisez le peu qui reste du vaste Casse-pipe
: c'est assez pour nourrir votre plaisir (surtout si les gros mots du corps cle garde vous
enchantent) et aussi votre rage.
Lorsque le hasard et la conjuration amicale se mettent de la
partie, il arrive que des surprises heureuses nous soient réservées. En voici une, on
vient de retrouver un scénario que l'on croyait perdu, Arletty, jeune fille
dauphinoise, et on nous l'offre sur beau papier, avec un minutieux appareil critique(1).
Nous ne disons pas que ce bavardage révolutionne la connaissance
de Céline. C'est un brouillon, à peine poussé. Mais cette esquisse porte le grand petit
rôle que Céline destinait à la comédienne la plus proche de sa manière et de sa
nature.
On ne s'étonnera pas qu'il s' agisse d'un rôle de complicité.
L'ironie y a sa place, avec son accent faubourien : le ballet populiste et les pointes de
la rigolade du Ferdinand qui met Les Musiciens du ciel à la sauce d'Hôtel
du Nord. Une gaieté flotte sur le grotesque. C'est là une façon sûre de titiller
Arletty.
Il y a en a une autre, plus personnelle et plus efficace encore :
les points de repère sur les paysages de passe. L' Afrique et l'Amérique du Voyage
font des signes, et on leur rend tout de suite leur salut. Nous sommes en connaisseurs
dans une contrée familière. Un air de rengaine file la romance à Courbevoie. Cette petite
musique évangélise le monde à sa façon. Céline sait à qui il parle : à une mémoire
et à son cur fidèle. Il règne sur des mots de ralliement et il renouvelle son
pacte d'initiateur avec son initiée. Tel est, en écho, le secret de cette plaquette.
Arletty a deux voix, et Céline les tente l'une après l'autre. La
première vient des berges du canal Saint-Martin : c'est la misère d'ici avec son éclat
de rire, l'élan du titi Prévert dans la brume de Carné : "Atmosphère,
atmosphère, est-ce que j'ai une gueule d' atmosphère ? " La seconde remonte à
l'origine du temps, jusqu'au premier théâtre de plein air avec la foule des mimes, des
funambules, des cabotins, des chapardeurs et des escarpes ; c'est le bonheur de là-bas et
le songe de la vie, la roucoulade du sorcier Prévert dans le fantastique de Carné :
"On m'appelle Garance". L'enfer au jour le jour ; le paradis à la nuit la nuit
: Arletty est partout chez elle, là ou le climat tempéré ne bat pas sa mesure.
Céline a compris qu'elle était la maîtresse de sa danse (aussi
bien de sa danse des bouts de phrases que de sa danse de la vie), la femme-fée, la
féerie même. La féerie qui fait bondir l'argot et qui le lance à la volée. La
féérie qui caresse la peau douce et qui implore comme une grâce le vertige maîtrisé
du moi hypersensible. La féerie sédentaire à ras du sol, le bavardage pittoresque, et
la féerie vagabonde, pour les itinéraires d'ailleurs, la tendresse au creux de la magie
.
Entre l'Arletty roublarde, qui ricane et qui chantonne en
trimardeuse - pute de la verve chansonnière - et l'Arletty, qui enjolive les mots sur le
velours de ses lèvres et qui poétise l'artifice-prêtresse du boulevard aboli comme des
cieux à venir - Céline ne choisit pas parce qu'il refuse de se priver. Autour d'elle, il
organise son ballet de la séduction, en futé, en chercheur d'ondes, en cajoleur de
croupes, en orïevre et en raffiné.
Celle-là, Ferdinand, elle est pas conne.
Pol VANDROMME (Lettres vives, éd. Paul Legrain. 1985)
(1) Arletty, jeune fille dauphinoise, de Louis-Ferdinand Céline.