COURBEVOIE

Paris, 1941.

    Une amie m'invite à prendre le café et me réserve une surprise. Dans un coin du salon, debout, un très bel homme aux yeux gris.
    Présentations :
    - Céline.
    - Arletty.
    Ensemble :
    - Courbevoie.
    Longue embrassade. Début d'une amitié que rien n'a pu troubler.
    Je croyais l'avoir toujours connu, tellement j'avais ressenti et compris ce qu'il nous a apporté avec le Voyage au bout de la nuit. La critique de Léon Daudet m'avait donné envie de le lire. Avec ce roman, il s'affirme le poète du siècle, qu'on le veuille ou non. Pour moi, l'écrivain choc du XXe siècle, c'est Céline. Il y a lui, et les autres. Mais j'admets très bien qu'on dise : Il y a Proust et les autres.
    « Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre ? » Racine interroge.
    Céline affirme :
    - Dans l'histoire des temps, la vie n'est qu'une ivresse, la vérité c'est la mort.
    Frappée par son type celte, les yeux d'un gris rare, la voix hésitante.
    Je le revois quai Conti en avril 44. Puis il part. « Voyeuse », je choisis de rester.
    Il tenait beaucoup à son titre de médecin. Il prophétisait par diagnostic. Le Voyage, c'est un diagnostic, mais aussi une géniale prophétie.
    Il aimait les êtres faibles, enfants, vieillards, bêtes : il lui est arrivé de traverser Paris, la nuit tombée, portant, sous sa cape de pèlerin, quelques douceurs et des médicaments aux survivants du dispensaire de Clichy.
    Prudent, Céline n'apprend à son perroquet que : J'ai du bon tabac...
    J'ai bien connu « Le Greffier » Bébert le Vigan, le chat le plus célèbre du monde. Mimétisme ? Il finissait par ressembler à son père nourricier.
    Céline doit à sa qualité de médecin dans les dispensaires son don d'observation, ce « pris aux sources » de l'éternelle misère humaine.
    Très vite las d'une présence, il fallait savoir s'en aller, il n'appelait pas la familiarité. Un « démonteur d'âmes » ; on ne pouvait pas ruser avec lui.

    Céline vivait « gauche ». Il n'avait pas de besoins. Sur sa table de travail, du thé, des gâteaux secs, du miel. Il aimait la grâce, la danse.
    Pour moi, il a tout dit dans son disque.
    Qui peut parler de Céline ? Les femmes avec qui il a vécu ? On ne les connaît pas, ou elles se dérobent. Lucette sa femme ? Céline, homme privilégié, avait su choisir sa compagne.

    Les hommes : Marcel Aymé, Gen Paul, Roger Nimier, Pulicani, Pierre Monnier.
    Pour Le Vigan, c'est autre chose. Il est au premier plan, de Normance à l'ultime Rigodon. Aucun acteur n'a tenu une place aussi importante dans une œuvre.
    Qu'est-ce qu'on attend pour demander à Le Vigan de nous parler de Céline ? Il est le seul à pouvoir le faire aujourd'hui.
    Dans L'Herne : la lettre la plus émouvante, celle de Marcel Jouhandeau.
    Léon Daudet et Trotsky, ces hommes diamétralement opposés, se rejoignent sur le génie de Céline.
    Trotsky : « La force de Céline réside dans le fait qu'avec une tension extrême, il rejette tous les canons , transgresse toutes les conventions et, non content de déshabiller la vie, il lui arrache la peau... »
    Daudet : « Cela, c'est le don effréné qui ne s'enseigne nulle part, qui n'obéit à aucun zèle, qui révolte toutes les notions modérées, contenues, tièdes, académiques... »
    Albert Paraz était un « fan » de Céline, mais l'un vivait à Meudon et l'autre à Vence. Ça nous a valu Le Gala des Vaches.
Des souvenirs sur Eugène Dabit avec qui il était en U.R.S.S. Litvinof avait dit à Viple que le livre chevet de Staline était le Voyage au bout de la nuit.

    J'ai ça de commun avec « Le Saint »: « Anagramme facile !... »
    Tout le reste : fantaisie.
    Céline parlait rarement argot, il savait pourtant que j'aurais compris, étant bilingue : un peu de français, beaucoup d' argot.
    A son retour du Danemark, il se couvrait, il ne s'habillait plus.
    Il estimait et admirait Marcel Aymé. Un après-midi, Céline le regardant partir, me dit :

    - Celui-là, il n'est pas con !
    A sa mort, on a mis son corps dans un caveau provisoire. A l'inhumation définitive, un chat roux s'installe près du cercueil pendant la cérémonie ; un jeune enfant arrose des fleurs près d'une tombe voisine ; un houx poussait à côté. Ce qu'il eût souhaité.
    L'enfant, l'animal, l'arbuste.

    Je jette sur sa tombe un peu de terre de Courbevoie.

ARLETTY, La Défense, éd. La Table ronde, 1971.