ARLETTY

    J'ai rencontré Arletty pour la première fois en 1952, dans sa loge du Théâtre Antoine, le soir de la générale d'une comédie de Marcel Achard : Les compagnons de la Marjolaine. Marcel Achard a écrit un ou deux chefs-d'œuvre (dont Jean de la Lune), quelques pièces agréables et un certain nombre d'autres. Celle que jouait Arletty, avec Bernard Blier costumé en gendarme XIXème, était de celles-ci.
    Arletty y était charmante dans un rôle qui ne valait pas tripette. Ce dont nous avions convenu à demi mot mais très librement. Tout de suite nous avions parlé de Céline et il s'en était suivi l'enregistrement de Mort à crédit que l'on connaît.
    Arletty savait parfaitement estimer ce qu'elle faisait ou, si l'on préfère, ce qu'on lui faisait faire. Dans le métier comme dans toute chose, elle avait une parfaite estimation du réel. Beaucoup de courtoisie, une grande économie de langage, mais une totale absence de complaisance.
    Et si, comme tout grand comédien, elle avait parfois dû jouer des choses qui ne la méritaient pas, elle a toujours montré un entier respect pour son travail et pour le personnage qu'on lui avait confié. C'est à dire, du même coup, pour son public.
    Arletty ne plaisantait pas avec ces choses-là.
     On a dit, mais pas assez, quelle fidèle affection, quelle estime la liait à Jacques Prévert. De cela sont nés des personnages comme la Dominique des Visiteurs du soir, un film sur lequel quelques pauvres cons éprouvent aujourd'hui le désir de cracher (qu'elle jouait avec Alain Cuny, Jules Berry, Marcel Herrand, Fernand Ledoux, Marie Déa...!), la Garance des Enfants du Paradis... Splendeurs des plus grandes années du cinéma français. Jacques Prévert a voulu faire avec elle un disque devenu rare : Intempéries, poèmes à deux voix accompagné de percussions. Encore un témoignage d'affection que j'avais été heureux de publier.
    L'amitié de Jacques Prévert...
    L'amitié d' Arletty...
    La sympaLhie de Michel Simon...
    L'indulgente, la chaleureuse affection de Céline et de Lucette...
    Tout cela s'imbriquait de la façon la plus naturelle.
    De 1952 à 1992... Je m'aperçois seulement aujourdhui que cela fait un tolal de quarante années !
    L'amitié de Pierre Fresnay, d'Yvonne Printemps... La complicité rubiconde d'André Berry, le constant compagnonnage avec Roger Rabiniaux dont le Pédonzigue est un autre poème historique vengeur... Les décennies d'intimité avec les Jouhandeau...
    L'amitié d'Albert Paraz, le romancier du Roi tout nu, de Remous, de Vertiges, le chroniqueur et moraliste du Gala des Vaches, parfait livre de sagesse d'un siècle qui basculait dans la folie la plus basse...
    Oui, tout cela allait de soi.
    Au cours de ces années, nous nous sommes rencontrés souvent. Pas assez souvent ! Trop rarement ! La vie, les travaux, les occasions de la peine et du plaisir nous prenaient trop de temps, je veux dire, me prenaient trop de temps, car Arletty, pour ses amis, était toujours disponible.
    Que dire de tout cela qui ne regarde pas que nous ?
    D'abord qu'Arletty n'a jamais été fut-ce un instant, l'ombre d'une écervelée. Jamais, je souligne : jamais je ne l'ai entendu céder à une mode, à une intox, à la pression des ordures qui se fait parfois si forte, si angoissante. Jamais elle n'a rien estimé que par elle-même, selon elle-même. Son rire en cascade réglait tout, mais plus souvent un simple hochement de tête qui signifiait simplement : passons, parlons d'autre chose...
    Elle n'a jamais connu la haine, elle le disait, précisant dans une cascade de rire : je suis incomplète ! Le mépris non plus. Mais jamais elle n'a accordé aux choses et aux gens plus que ce qu'ils méritaient. Et quand c'était un hochement de tête, ce n'était pas davantage.
    Durant toutes ces années où elle a été privée de la vue, elle était informée par ses amis, et aussi par une écoute attentive des radios.
    Jamais, jamais elle n'a subi l'influence.
    Jamais ! Alors qu'une population d'ilotes et de débiles prétentieux avale jour après jour les saucisses excrémentielles préparées dans les officines que l'on sait.
    Ah, ce n'était pas elle, l'aveugle.
    Une petite fiote a publié après sa mort un ou deux alinéas parfaitement conformes dans un périodique confessionnel dont je ne souhaite pas citer l'enseigne. Cela a indigné certaines gens, qui ont même tenu à protester.
    Mais pourquoi, bon dieu ?
    Les outrages de gens comme ça réchauffent le cœur(1). Les compliments qu'ils auraient pu exsuder font frémir ! On songe au mot d'André Chénier :
    ...ou, plus atroce injure,
    L'encens de hideux scélérats...

    Poète, et singulièrement poète dramatique s'exprimant par le cinéma, Jacques Prévert a dit en peu de mots essentiels comment Arletty "a traversé le siècle la tête haute, sa chevelure en coup de vent...", étant "symbole de l'esprit de liberté, de beauté, de franchise", et "comme la mer, ou comme une ville, calme, mouvementée, lucide, ingénue, marrante" et, en définitive, "merveilleuse". Que tout cela est juste.
    Elle possédait encore, incontournable, cette qualité rare : la fermeté du caractère. Inutile de "lui en conter", elle ne faisait qu'en rire. Paris recrute ses princesses dans les chambres d'ouvriers de Courbevoie. Elle avait fait, comme on dit, le tour du Monde, pesant chacun à son juste poids et en trouvant beaucoup trop légers... au mauvais sens du mot.
    Je la revois encore en septembre 1955, participant généreusement avec Georges Simenon, André Reybas... à une soirée d'hommage au grand Raimu, son profil impeccable familier et hautain, se petite coiffe blanche. Oui, Prévert avait raison."Merveilleuse".
    A l'issue des six années marquées de tant d'héroïsme, pour lequel nous n'aurons jamais assez de gratitude, mais aussi de tant de crimes, de lâchetés, de sottise, les futurs militants du métissage faisaient volontiers dans l'autarcie sexuelle. Ces imbéciles, "vainqueurs", avaient jugé coquin de tourmenter Arletty qui avait donné à la France sa meilleure image. Que faisiez-vous aux temps froids ? Et la vertu, qu'est-ce que vous en foutiez ? Aujourd'hui, cela renverse !
    Que le meilleur gagne . Vœu pieux... N'occultons pas cet épisode instructif, qu'Arlette illustra de son humour supérieur en citant une réplique d'Hôtel du Nord, prémonitoire décidément :
    – Pour une belle prise, c'est une belle prise !
    Où est l'honneur, direz-vous, pour une comédienne, que d'être tourmentée par des imbéciles ? Bien sûr. Mais il est excellent que cela ait servi à marquer les choses, à n'autoriser aucune confusion. D'autant que la bave du crapaud passait sur elle comme la goutte d'eau sur les plumes du canard. Elle était tellement au-dessus...
    – Alors, Bathiat, lui aurait dit un de ces idiots, comment vous sentez-vous ?
    – Pas très résistante...
    Ils en avaient alors plein la bouche. Le cas de le dire !

* * *

    Arletty nous a quittés avec une simplicité royale, au point de donner des allures d'affectation à l'humble requête de Musset : "Plantez un saule au cimetière". On l'entend réagir :
    – Mais non ! Plantez rien du tout... Tout ça n'a aucune importance...
    Ainsi vîmes-nous une honnête boîte de bois couverte d'un léger voile rose. Quelle classe ! Quelle leçon, que notre Arletty partie, légère, dans l'infini turbulent qu'il est loisible à chacun d'imaginer... sans garantie.
    Pour le départ de son ami Albert Paraz, le Dr Destouches avait écrit une phrase définitive : "La mort apporte avec elle un grand bien : le Silence ! (...) Si les morts pouvaient nous entendre, voudraient-ils entendre dire rien d'autre qu'Au revoir ! à bientôt.
    Tout le reste est indécent."
    Dès lors...

PAUL CHAMBRILLON

(1) Evidemment, la petite fiote a voulu se montrer encore plus dégueulasse, et y est parvenue en suggérant un propos léger tenu au cours d'un déjeuner.
    C'est décidément une tradition. Une autre fiote, qui gribouille dans le méme périodique, avait fait exactement la même chose : faire bavarder un nonagénaire aveugle après un petit verre de vin, et rapporter le propos, vraisemblablement déformé ou simplement inventé. Il s'agissait en l'espèce d'un autre de nos amis, et fidèle ami d'Arletty, Marcel Jouhandeau.
    A signaler à Mme Ségolène Royal qui prend en ce moment des mesures pour s'opposer au déplacement des ordures sur le territoire. Là, Ségolène, y a de l'ouvrage ..