AU REVOIR, MADAME ARLETTY

    A l'état-civil elle s'appelait Léonie Bathiat. C'était un nom pour la Comédie Française. Or elle venait d'être engagée aux Capucines. Elle devait jouer les p'tites femmes de Paris dans les revues de Rip. Il l'avait choisie parce qu'elle était mince comme un haricot vert... Léonie décida donc de se nommer Arletty, pour des raisons compliquées, qui tiennent à Mont-Oriol, le roman de Maupassant et de l'Auvergne. Car cette parigote mille pour cent ne perdait jamais une occasion de rappeler qu'elle était une Auvergnate de Courbevoie.
    Elle vient de fermer ses beaux yeux marron qui ne voyaient plus depuis longtemps et de nous quitter, discrètement, pour ne pas nous faire de chagrin. La discrétion était d'ailleurs une de ses principales vertus avec le courage, la dignité, la hauteur, la pudeur, la fidélité à ses amis et à elle-même. Ce ne sont pas là des qualités qui favorisent les carrières des comédiennes. Surtout quand au nombre de ses amis se trouve Louis-Ferdinand Céline et qu'on ne s'en cache pas... Il est vrai qu'Arletty n'a jamais fait de carrière. Il lui a suffi d'être.
    Les journaux ont dit qu'elle avait quatre-vingt-quatorze ans, étant née le 15 mai 1898, 33 rue de Paris, à trois heures du matin. Mais il ne faut pas croire tout ce qu'on lit dans les journaux. Arletty était entrée dans sa trentième année une fois pour toutes, et n'en était jamais sortie. Je peux en témoigner. Il n'y a pas longtemps que j'ai déjeuné avec elle, en compagnie de Serge de Beketch et de Pierre Monnier. Nous étions restés sans voix de la découvrir aussi jeune, fraîche, lisse, avec ses jambes de danseuse, sa taille fine, son port de reine gavroche, son cou, son rire sur deux notes, et même sa voix de faubourg n'avait pas pris une ride. Quand elle parlait, on l'entendait dans Hôtel du Nord, dire, parlant de Jouvet, son mac : "En voyage il me donne du feu, il m'épluche mes légumes, il m'explique le paysage. A Lyon, il me dit : "Tu vois, c'est là que sont les claques." A Marseille. il me montre l'endroit où p'tit Louis s'est fait poisser." Ou : "Moi, le plus beau jour de ma vie, c'est quand j'ai pris le bateau... pour aller à Charenton... même qu'il pleuvait." Ou enfin la célèbre réplique : "C'est la première fois qu'on me traite d'atmosphère ... Atmosphère ?... Atmosphère ?...Est-ce que j'ai une gueule d'atmosphère ?"
    Arletty n'a pas joué que des chefsd'œuvre. Elle disait à Michel Perrin (Arletty, collection : Masques et visages, Calman-Lévy) :
    – On devrait pouvoir prévenir le public. Quand les gens se demandent : "Pourquoi tournent-ils ça ?", on devrait pouvoir leur expliquer :. "Cette fois c'est pour payer mon hôtel." Ou : "Cette fois c'est pour mon percepteur, excusez-moi." Il faudrait pouvoir le faire sur l'affiche, ou sur l'écran. Ça donnerait des génériques bien réjouissants :
    La Main de ma sœur
    ou
    Les Délurés de la coloniale
    avec Ixe (pour ses impôts)
    Igrec (en raison de ses charges de famille).
    En général Arletty choisissait bien car elle choisissait des auteurs : Rip, Mirande, Fauchois, Marcel Achard, Sacha Guitry, Jean Cocteau, Edouard Bourdet, Tennessee Williams au théâtre, et au cinéma Jeanson, Sacha, Prévert, ce qu'on faisait de mieux, passant avec une aisance aérienne (alors qu'elle était morte de trac) de Marie-qu'a-d'ça (Circonstances atténuantes, avec Michel Simon) à Garance (Les Enfants du Paradis, avec Brasseur).
    Alors. que Garance triomphe sur les écrans, sa vie d'actrice s'interrompt. Au printemps de 1944, Arletty apprend à la radio qu'un tribunal d'Alger vient de la condamner à mort. En août elle est arrêtée. Deux mois de prison, un an et demi de résidence surveillée, l'exclusion...
    En 1947, Carné la refait travailler dans un film qu'il ne terminera pas (La Fleur de l'âge...) mais Arletty ne devait jamais oublier.
    Sans ostention, mais sans faiblesse, elle revendiqua sa place dans le camp des maudits. Quand Tixier-Vignancour fut candidat à la présidence de la République, Arletty accepta d'être du comité de parrainage. (Dans le show-biz, c'est rare.) N'avait-il pas sauvé Céline, en le glissant dans une charrette d'amnistie sous son nom patronymique de Destouches ?
    Aujourd'hui qu'ils sont de nouveau réunis, ils doivent se remémorer la farce, la raconter, et en rire. entre amis, là-haut.

François BRIGNEAU, juillet 1992.