ARLETTY jeune fille dauphinoise

    On sait que Céline, "Breton (...) mystique, messianique", attribuait une grande importance à ses scripts de ballets, canevas de films et autres "féeries". C'est là qu'il libère le mieux, dans la fantaisie et le rêve, ses deux obsessions intimes du diable et de la danseuse.
    Le scénario de 1948, Arletty, jeune fille dauphinoise, est dédicacé à l'actrice et "payse" de Ferdinand. Courbevoie y apparait d'ailleurs dès le début de l'histoire. Détail capital : Arletty avait été choisie pour jouer le rôle de la petite sirène déchue, Pryntyl, dans Scandale aux Abysses. Directement ou par antiphrase, Céline semble donc associer la "jeune fille dauphinoise" à une autre héroïne caractéristique, Pryntyl la divine, la fée, la perle de 1'âme, qui a chuté dans le bourbier de la vie, parmi les hommes. Dans une étude précédente, nous avons mis en lumière les archétypes gnostiques en filigrane de ce "petit divertissement".
    Le script brode ironiquement sur le mariage d'une protestante fanatique et de fort tempérament - Arletty - avec un individu puritain, niais et rempli de bons sentiments - le pasteur Jérôme.
    L'actrice avait-elle des ancêtres du Dauphiné et de religion protestante ? Aurait-elle été mariée à un moment donné ou Céline a-t-il choisi d'en faire une "jolie provinciale fanatique et huguenote" par goût du paradoxe ?
    Aux dires de Pierre Monnier, Arletty avait reçu une formation catholique : deux de ses oncles étaient curés. Respectueuse de la religion, elle gardait néanmoins unc certaine réserve, comme une pudeur à son égard. Il lui arrivait de citer Pascal dans sa conversation. Auvergnate et fière de l'être, elle avait toujours refusé, en outre, de quitter le célibat.
    Dans le scénario de Céline, Arletty est mariée, et fort mal ! Un déséquilibre règne dans le couple. D'où la présence du diable.
    C'est de la pureté des âmes et des cœurs, accessoirement des corps, qu'il sera question. Le titre préfigure les thèmes essentiels du récit, axé sur l'épineuse problématique de la blancheur et de la pureté évangélique des âmes candides.
    Le "Dauphiné" suggère la symbolique du dauphin qui figure sur les armoiries de la province. Céline l'a-t-il mentionné par accident ? Dans ses textes antérieurs à 1948, il nous a trop habitués à des développements autour de Virginia (Le Pont de Londres), Delphine (Féerie 2), Gwendor (Mort à crédit), etc..., il a trop dévalué, et de façon constante, la blancheur pour que l'allusion à la "jeune fille dauphinoise" soit gratuite.
   "Mariés en Dieu par le corps et les âmes", les deux tourtereaux évangéliques s'ennuient ferme. C'est la misère honnete. Jérôme se voue tout entier à son apostolat. Sa jolie épouse "mutine" et d'un "Sex-appeal du Tonnerre", résiste faiblement aux assiduités profanes des fidèles du temple de Courbevoie-La Garenne... Le démon en câge la guette, elle et son époux.
    L'âme de Jérôme est si lumineuse que "l'ombre" refoulée se venge chez son épouse d'abord, qui figure en quelque sorte l'inconscient frustré du pasteur. On ne s'étonnera guère que dans ce couple si niaisement puritain, le diable surgisse par l'intermédiaire de la femme...
    Jérome est affecté du travers rousseauiste, poussé à l'absurde, qui lui fait croire à la bonté originelle de l'homme. Aussi céline se délecte-t-il à le faire sombrer dans toutes les utopies d'un pacifisme bien intentionné mais parfaitement inopérant : séparer les bandes adverses de "loubards" à Courbevoie ou à Chicago, réconcilier les sectes musulmanes et hindouistes, empêcher les tribus cannibales de s'entre-dévorer etc..., etc... Aux quatre points cardinaux : Afrique - Orient - Nouveau Monde -,Jérôme sera la victime de ses chimères. Ses entreprises têtues, aveugles, déclencheront, selon une mécanique moliéresque, des calamités en progression géométrique.
   En la personne du pasteur, Céline vise évidemment les ridicules d'un idéalisme coupé des faits, impraticable, et semeur des pires catastrophes. A l'opposé de la Vitruve qui "visait bas [mais] visait juste", Jérôme vise très haut et... de travers !
    Incapable d'affronter la vérité, Jérôme, inspiré par Arletty - elle-même conseillée par le Malin - déménage en brousse, où, pense-t-il, le peché n'existe pas. Peine perdue car Satan s'est dissimulé dans ses bagages. Tandis que l'épouse sexy et mutine s'ennuie, regrettant "les Musettes... l'évangélisation en des lieux où la vertu subit plus d'assaut", Don Quichotte tente de réaliser une sorte d'Utopie dans laquelle les anthropophages ne se mangeront plus... Surgit instantanément une figure de la nuit : Satan, déguisé en imprésario "à la recherche d'un véritable nègre naturel" assassin et brutal, qu'il destinera au ring. Rien à voir avec un de ces sauvages aseptisés par les prêchi-prêcha évangéliques...
    Le "nègre" dans le scénario, a une connotation nettement inquiétante ; le texte souligne en outre les intentions malignes du faux imprésario : Satan recherche un "poulain" à son image.
    L'apparition du nègre - symboliquement la figure alchimique du Maure signifie que la descente aux Enfers a commencé. Comme dans l'épisode biblique, Satan manipule Eve-Arletty, la flatte, et la tente :
    "Je vous emmène en Amérique... là, vous évangeliserez des êtres perdus certes, mais capable de vous comprendre...
    Arletty décide son mari, on abandonne l'Afrique avec l'imprésario et un nègre, superbe gorille, colosse à détente éclair qui doit devenir champion du monde. En route !"
    Voilà les époux bien mal embarqués :
    "Le Diable nanager conduit le destin".
    Jérôme et Arletty se retrouvent "en plein quartier gangster" à Chicago. La situation qu'ils avaient tenté de fuir à Courbevoie se reproduit : mêmes guinchements des fidèles... mêmes tentations. Pis encore, le Diable parvient à faire chanter Arletty qui se métamorphose en sirène de boîte de nuit. A ce stade de sa chute, la "jeune fille dauphinoise" revit la même misère que la pauvre Pryntyl, entraîneuse au "Bal des Titines". Est-elle encore un peu évangéliste ou tout à fait sirène ? Nous sommes en pleine équivoque.
    Tandis que sa parèdre se dévergonde, le "pauvre Jérôme" devient "de plus en plus évangélique"; autrement dit, plus le pasteur se rue vers ses chimères, plus la "chair de sa chair" cède des points au Diable.
    La leçon célinienne ne surprendra guère car l'auteur la ressasse sur tous les tons, l'idéalisme n'est que petits instincts habillés en grands mots. La pureté a pour corollaire la chute, on le sait depuis le Voyage au bout de la nuit.
    A Chicago donc, Jérôme se pose à nouveau en médiateur. Il entreprend de pacifier les deux terribles gangs des "Rangers" et des "Potomak", après avoir échoué auprès des bandes à "Trou d'Œil" et au "Coq d'Or", puis des Paouins et des Mabillas mangeurs d'hommes !
    Il lui arrive les pires ennuis. Le"milieu" de Chicago contamine le pasteur qui bascule graduellement du plan sacré au plan profane : il se met à chanter "autre chose que des cantiques" et se détourne de son ministère. Il se drogue, fréquente les "vamps", et finit par échouer en prison.
    Satan-imprésario est victorieux et ricane. Le couple a chu :
    "Le voilà tombé ! Au ballon ! Fermé le temple !"
    "Elle chante dans des boîtes de gangsters... Le cannibale boxeur tueur la protège et le diable manager qui se marre bien... Le diable se venge..."
    Plusieurs détails du script sont signifiants : Arletty est sous la coupe de  l'âme damnée du Diable et l'on peut imaginer quelle est la nature de cette relation. Symboliquement, 1'ombre, le Maure, ont remporté la lutte.

    Satan jubile : finie la mission des tourtereaux évangéliques. Comme Virginia au Touit Touit's Club, Lili dans l'enfer de Jules, Pryntyl au Bar des Oiseaux, Quai du Sud, "Arletty-Prounikos" a chuté dans la nuit. Le Diable se venge de la pureté du couple des pasteurs ; d'Arletty, mais aussi de Jérôme à qui il avait disputé autrefois sa femme.
    Arrive, depuis son Inde natale, un "maharadjah de passage" qui prendra en charge la malheureuse Arletty. Le voyage au bout de la nuit n'est pas fini. L'oriental au teint bistré, qualifié plus tard d"Othello de harem" relaie le "nègre cannibale", autre figure de l'ombre.
    Pour sauver son "cher idiot" d'époux, Arletty "se sacrifie", elle accepte la pire déchéance : une place au harem du maharadjah. Jérôme est libéré, mais le sot puritain n'a rien appris :
   "... il est repris quand même par la manie évangélique, il veut séparer les sectes hindoues et mahométanes qui s'assassinent. Ah, il se fait encore plus détester qu'en Afrique".
    Voilà pourtant la nuit où l'ont précipité toutes ses utopies solaires. Sa femme, qui s'est sacrifiée pour le tirer de prison, est sous la coupe du maure. Lui-même a échoué chez les parias, mais ses chimères ne le quittent pas. On peut augurer qu'Arletty restera longtemps captive des forces de 1'ombre. Un espoir cependant : le maharadjah est impuissant. La situatlon n'est pas aussi grave que cela.
    Au prix d'un de ces renversements équivoques dont Céline détient le secret, c'est de la chute et de la nuit que naît la lumière. Si le Bien engendre le Mal, la réciproque est vraie et le Malin lui-même butte sur cette pierre d'achoppement. Au moment où il pense entraîner la vaillante Arletty au satanisme suprême,
    "Le Diable veut lui faire commettre un crime, assassiner le maharadjah. Son succès sera total"
    Elle sort de captivité ; mieux encore, elle fait revivre son imbécile de Jérôme qu'elle extirpe d'une pile de cadavres. Jérôme est "remis debout" par les bons soins de son épouse qui ne l'a jamals abandonné.
    Le Diable - réapparu sous la forme d'un magicien - a remis à Arletty "quelques petites pilules", dont un aphrodisiaque et du cyanure. S'en suit une bacchanale où l'épouse du pasteur se distingue par son comportement impudique. A la fin, Othello expire...
    Si la lumière engendre la nuit, de l'ombre jaillit la clarté : c'est à minuit, aux tréfonds de l'abîme et du désespoir qu'était apparue à Lucius la déesse Isis. Au bord du gouffre, après avoir épuisé toutes les abominations de l'ombre, à la suite d'une orgie et d'un meurtre, la "jeune fille dauphinoise" se libère enfin, avec son époux.
    C'est rendre un grand hommage à la dite jeune fille que de lui attribuer tant d'amour pour Jérôme après tant de sottises combinées et tant de provocations du Diable. Une fois de plus se confirme dans ce scénario l'idée fixe célinienne de la danseuse salvatrice, véritable "çakti", puissance d'une sorte de Tantrisme ambigü.
    Certes, le diable a échoué au bout de si sordides traquenards à l'encontre de son projet principal qui était de perdre Arletty. Toutefois, il n'est pas vaincu :
   "Le Diable n'est jamais complètement satisfait... "perseverare" est sa loi maudite... Il faut encore qu'Arletty cède... Elle a souscrit à certains pactes... sans le savoir... Allons !"
    Dans La jeune fille dauphinoise, on voit réapparaître le thème de Progrès : le salut par la danseuse - ambigüe et nocturne - symboliquement, une lune noire illuminée substituée aux "vieilles lunes" solaires et mortes de Dieu le père.
    Tandis que le pasteur, avili, sombre dans l'alcoolisme et donne le spectacle affligeant d'un prêtre dévoyé, Arletty, qui l'a pourtant tiré d'affaire, danse pour le Diable ! C'est l'attraction d'un cabaret tenu par Satan. Le "Nègreboxeur" est tombé amoureux de la jeune fille dauphinoise !
    Les dernières lignes du script évoquent un tableau pitoyable. Fini la Bible ! Satan a gagné. C'est lui qui mène le bal. Arletty et Jérôme sont ses employés. Protégée par le "nègre", salariée du diable, la femme du pasteur chante et danse au cabaret "Au Tour du Monde". Mais c'est Jérôme qui fait le plus pitié : garçon de café ivrogne, il a renoncé à son ministère dont il conserve quelques réminiscences, du fond de son ivresse :
    " il évolue entre les guéridons. Il rigole avec les clients... mais il ne peut pas s'empêcher tout de même de prêcher, de-ci, de là. C'est plus fort que lui."
    Le scénario se termine sur une note de profanation orchestrée par le diable : non seulement Satan triomphe, mais il "récupère" le sacré en le rendant dérisoire. On juche le pasteur défroqué sur un guéridon. Jérôme se fait alors l'officiant d'un culte noir où triomphe la dérision :
       "Le Diable [...] l'interpelle alors que la fête bat son plein. Jérôme ! Jérôme ! Alors Jérôme monte sur l'estrade du Jazz, titubant, entame encore un sermon : "Mes frères, mes frères !" ça ne va pas plus loin, on rigole trop ! Sa reliogisité, sa gravité mettent la salle en délire... C'est le clou ! Mes frères !"
    Tel qu'il se présente, ce script de film correspond à plusieurs gestes typiquement céliniens. C'est d'abord une protestation contre la pudibonderie de l'univers petit-bourgeois où baigna l'enfance de l'écrivain. Car le puritanisme n'est pas exclusivement protestant : dans le milieu - catholique par habitude - et terre à terre des petits boutiquiers du "Passage", une énorme hypocrisie régnait autour des relations sexuelles. Or, dans les écrits de Céline, on a souvent l'impression que l'écrivain s'acharne à faire sauter ce verrou avcc une volupté indicible. Là réside certainement une des sources de son goût de la profanation et de la provocation pornographique.
    En outre, la Jeune fille dauphinoise confirme plusieurs idées fixes céliniennes : l'écrivain soulève la question du rôle que joue le Mal dans le Bien ; il se fait l'accusateur d'un idéalisme unilatéral, absurde, et coupé de la réalité.
    Enfin, dans ce canevas de film, se vérifie la thèse célinienne de la danseuse salvatrice et régénatrice à composante infernale.
    De Progrès au Pont de Londres, en passant par Féerie, Céline oscille entre deux visages antithétiques de la femme - tantôt ange, tantôt sorcière .Virginia en est l'exemple le plus frappant. Tout se passe comme si l'auteur du scénario avait lui-méme oscillé entre les deux pôles de l'ascétisme puritain et du dévergondage dyonisiaque, entre les deux faces d'Isis,"belle mais noire" selon la formule antique ; Isis, qui, on le sait, peut réunir les morceaux épars du corps d'Osiris son époux, démembré par son frère obscur Seth.

Denise AEBERS0LD