Céline et Montandon

 

    "Tous les Aryens devraient avoir lu Drummont [sic]. Plus actuels : De Vries, De Poncins, Sombart, Stanley Chamberlain ; plus près : Montandon, Darquier de Pellepoix, Boissel, H.-R. Petit, Dasté, H. Coston, des Essards, Alex, Santo, etc...", lance Céline en 1938 dans L'École des cadavres 1. Avait-il pris le temps de lire en détail ces dénonciateurs et pamphlétaires ? Tout en saluant les travaux de ces "judéologues" qui lui ont évité de tomber dans la "crevasse du vieil enfer ", Céline définit la "judéologie" comme "science tarabiscotée, fuyante, farceuse, tragique, contradictoire, traîtresse ". En 1947, il déclare à Milton Hindus : "Je n'ai jamais lu Drumont" 2. Décidément, rien n'est jamais très simple avec Céline. En plus d'avoir emprunté à leurs livres - peu obsédé par les sources réelles, et talonné par l'urgence de la guerre - , Céline a-t-il rencontré leurs auteurs ? Il se moquera quelque peu de ces "appareils à listes" - après guerre, il est vrai - en évoquant Jean Boissel dans D'un château l'autre. Comparer les conférences et les brochures d'un Boissel ou d'un Petit à l'un des pamphlets de Céline suffit pour comprendre - même si le mot "juif" y revient souvent - qu'il n'y a rien de commun entre ces auteurs ni entre leurs ouvrages. Pour écrire ses romans, Céline avait déjà fait appel à des "informateurs", sans pour autant les compter parmi ses amis. On ignore donc ce qu'il pensait vraiment de ces "agités du bocal" qui auraient ressemblé à Courtial des Pereires ou à Sosthène de Rodiencourt, s'ils n'avaient exercé leurs activités dans d'autres domaines - , mais on sait qu'il rencontra, plus souvent que les autres, quatre de ces "maudits" avant le grand "vent " des malheurs et pendant le temps des "soupirs" : Henri Allaix , Armand Bernardini, Henri-Robert Petit et George Montandon.
    La personnalité la plus complexe est assurément celle de George Montandon. En parler comme d'un simple maniaque de la crâniologie ou d'un morphologue raciste serait outrer la caricature, s'il se peut, en oubliant que l'esprit scientifique le plus curieux peut mener aux plus sinistres délires, surtout quand tout anthropologue se devait de répertorier, classer, hiérarchiser les populations. On ignorait encore que cette obsession du classement servirait un jour à l'ignoble machinerie des camps.
    Les origines de George Montandon ne sont guère plébéiennes. Les Montandon- Blaiselion du Locle, originaires de Montbéliard, avaient fui la France en 1310 pour gagner la Suisse et s'installer dans le canton de Neuchâtel où leurs armoiries portaient "d'azur à l'ancre d'argent et accosté de deux étoiles d'or". Son père, James Montandon de la Brevine, industriel né en 1846, devint conseiller municipal à Colombier en 1888, député au Grand-Conseil en 1889, charges qu'il exerçait encore en 1895. Membre du Conseil d'administration et du Conseil d'escompte de la Banque cantonale neuchâteloise en 1905, il eut quatre enfants d'un premier mariage.
    Né à Cortaillod le 19 avril 1879, George-Alexis Montandon, le benjamin, suit des études de médecine à la faculté de Genève en 1903, puis de Zurich où il pratique, de 1906 à 1908, la chirurgie à la clinique universitaire. Il fait son service militaire comme premier lieutenant d'infanterie, puis recommence à exercer son métier à Lausanne. D'où lui vint sa nouvelle vocation? Rêva-t-il du trésor de la reine de Saba? Pris de passion pour l'anthropologie, il se rend à Hambourg, puis à Londres où se forme tout explorateur. À trente ans, en octobre 1909, il s'embarque de Marseille pour l'Éthiopie, déjà en conflit avec l'Italie, débarque à Djibouti, gagne Addis-Ababa où il est reçu par le négus Ménélik II, gravement malade, et par son régent, le Ras Tesamma. Il quitte la capitale en mars 1910, explore pendant onze mois le sud-ouest du pays et en particulier Ghimirra, région proche du Soudan, parcourant des contrées inconnues, et revient par Goré à Addis-Ababa. Les cartes publiées par la Royal Geographical Society de Londres enregistrent un Toulou Montandon, nom donné à un pic du Ghimirra qui domine le bassin du Sobath soudanais, affluent du Nil blanc. Proche de l'actuelle ville de Gambela, le Toulou Montandon (3.200 m) a été rebaptisé Tulu Walel. Les documents inédits que George Montandon rapporte de son voyage en 1912 lui ouvrent les plus éminentes sociétés de géographie d'Angleterre, de France, d'Italie et de Suisse où il est appelé à donner des conférences. Commandeur de l'Étoile d'Éthiopie, lauréat de la Société de Géographie de Paris, membre correspondant de la Société de Géographie de Genève, il s'installe à Reuens près de Lausanne. Les rares savants intéressés alors par l'Éthiopie sont curieusement pour la plupart d'origine juive. Se heurtera-t-il à la concurrence de ces confrères ? En 1913, chez Attinger de Neuchâtel, et aux éditions Challomel à Paris, il publie Au Pays Ghimirra, récit de son périple, ouvrage de 424 pages illustré d'un portrait de l'auteur, de 14 cartes et de 300 graphiques et photographies.
    Au retour de son expédition, Montandon s'installe comme médecin à Lausanne. En 1914, il s'engage comme volontaire dans un hôpital français de Bourg-en-Bresse où il remet en pratique sa formation de chirurgien. Il retourne à Lausanne en 1916. Nous le retrouvons en 1919 au Musée ethnographique de Genève où il étudie les rapports entre "La Généalogie des instruments de musique et les cycles de la civilisation ". C'est dire l'éclectisme de sa curiosité. Montandon passe alors pour un homme de gauche. Comme chez beaucoup d'intellectuels de l'époque, la révolution bolchévique de 1917 attire sa sympathie. Il se rend en Union soviétique en 1919. Il a quarante-deux ans. Il est l'un des premiers intellectuels à se plonger dans cette révolution. Le comité international de la Croix-Rouge le charge de négocier et d'organiser le rapatriement par Vladivostok de prisonniers de guerre autrichiens retenus en Sibérie. Il traverse le pays par le Transsibérien, de Moscou à l'île Sakhaline où vivent les derniers Aïnous. La mission s'arrête en route chez les Bouriates du lac Baïkal, aux confins de la Mongolie, en Transbaïkalie que les Japonais en 1918, puis les Américains en 1920, avaient occupée avant que les bolcheviks ne la reprennent. Il ne fait pas que s'occuper du rapatriement des prisonniers durant ces deux hivers en Russie ; il en profite pour étudier la morphologie des divers peuples rencontrés. Épris d'égalité, il approuve la révolution bolchévique, y compris sa police politique, la Tchéka, puisqu'on a écrasé "l'orgueil de classe" et "bouclé les saouloirs". C'est ce qu'il proclame dans "Deux ans chez Koltchak et chez les bolcheviks" qu'il publie chez Alcan en 1923 : "Personne mieux qu'eux n'a réussi à instaurer un État où la tendance à l'égalité fut i manifeste, et, parce qu'en se maintenant aussi près que possible de leur programme primitif, ils restent un centre de ralliement pour tous ceux qui rêvent non pas d'un État, mais d'un monde plus égalitaire, aux yeux de ceux qui sympathisent avec cette tendance, ces hommes ont le devoir absolu de rester au pouvoir ". En 1921, le Conseil d'État suisse refusera de ratifier sa nomination par une partie du corps enseignant comme professeur d'ethnologie à la faculté de Neuchâtel pour des raisons politiques. Membre du Parti communiste de Lausanne, il reçoit mensuellement de l'argent des services secrets soviétiques 3 . En 1922, il devient actionnaire de La Gazette de Lausanne, et mène campagne de dénigrement contre son directeur, publiant des brochures d'une grossièreté que refusent certains imprimeurs. Il est même condamné à dix jours de prison pour diffamation.
    En 1923, à la demande de la "Ligue suisse pour la défense des indigènes", Montandon, toujours militant pour l'égalité en droits de tous les peuples, de toutes les races, publie sur trente pages les résultats de son enquête sur "L'Esclavage en Abyssinie". Se rend-il en mission aux États-Unis pour étudier en Arizona des peintures rupestres que les Indiens du Grand Canyon avaient tracées avant leur disparition? L'ethnologue ne pouvait que condamner le génocide des Indiens par les colons européens et américains. Il donne en 1923 un compte-rendu sur ce sujet dans L'Encyclopédie de l'Anthropologie, ainsi qu'en 1927 un récit de sa "Descente chez les Havazoupaï du Cataract Canyon".
    Au cours de son voyage en Russie, il s'était marié à Vladivostok avec une Russe de 22 ans, communiste, Marie Zviaghina, née le 8 février 1897 à Perm, fille d'un célèbre chirurgien, dont il aura deux filles et un fils: Irène-Marie née le 27 avril 1922 à Lausanne ; Odile-Violette-Lucie, née le 17 mai 1923 à Lausanne ; et George-James-Raoul, né le 28 juin 1927 à Paris. L'intérêt scientifique d'avoir mesuré des crânes chez les Mongols et les Aléoutes n'aura pas été la seule satisfaction de ce périple. Dans Féerie pour une autre fois, Céline nous présentera Montandon comme nostalgique à jamais des steppes et des neiges : "Tenez le Montandon mort et pote, qu'avait exploré tous ces lieux, la Sibérie, large et travers, il restait mordu ! ... ah la Toundra ! qu'il me soupirait... c'était des féeries d'après lui... des cyclones de neige que tout était emporté ! ( ... ) Ça existe les sinoques des steppes !... Il serait allé à Tomsk à pied, Montandon l'anthropologiste pour voir ses "plus-loins-que-rien-du-tout"... Si il souffrait de sa petite banlieue... Clamart !... Vous imaginez !..." 4 . Montandon s'installe en effet en banlieue parisienne, à Clamart, dans une villa, 22, rue Louis-Guespin, aujourd'hui disparue.
    En 1925, il s'installe à Paris. Il est employé au Muséum d'Histoire naturelle où il entre en rivalité avec Paul Rivet (1876-1958), qui succédera à Paul Verneau à la direction du Musée d'Ethnographie en 1928 avec Levy-Bruhl et Marcel Mauss, conseiller général de la Seine en 1935 et fondateur du Musée de l'Homme en 1937. Sa rancune envers Paul Rivet éclate manifestement. Montandon publie deux études en 1926 et 1927 : "Chez les Bouriates de la Transbaïkalie" et "Crâniologue paléosibérienne", où il évoque Tchouktchis, Eskimos, Aléoutes, Aïnous et Ghiliaks. Aucun racisme dans ces articles. S'inspirant de l'école scientifique italienne, Montandon adapte le système de l'ologénèse à l'anthropologie, en séparant le concept de race à l'idée d'ethnie : l'idée d'une race commune à tous les hommes au départ se différenciant peu à peu en ethnies et s'acheminant vers leur individualité. C'est une révolution. S'il est obsédé par le classement des ethnies, c'est de façon allogène, ce qui l'éloigne des savants qui hiérarchsent les races et les peuples.
    L'ethnologue donne des articles dans Clarté, la revue communisante d'Henri Barbusse, celle-là même que lit souvent le docteur Destouches. En 1926, sous un pseudonyme, il fait paraître une étude sur "L'origine des types juifs", mais d'après Knobel, sans connotation raciste. En 1928, Montandon publie chez Alcan L'Ologénèse humaine qui connaît un certain succès. L'écrivain communiste Pierre Abraham fait un compte-rendu élogieux dans la revue Europe, et lui envoie à Clamart son étude Créatures chez Balzac. Recommandé par le Field Columbian Museum de Chicago, Malvina Hoffman rencontre Montandon pour étudier les indigènes de l'Exposition coloniale de Paris. Ethnologie et littérature, sans trace de racisme ou de fascisme, mais communisme scientifique et rationnel. À propos de L'Ologénèse humaine, aujourd'hui encore, dans L'Ethnologie générale de "L'Encyclopédie de la Pléiade", sous la plume de Jean Poirier, on peut lire un article élogieux : "Montandon contribua efficacement à répandre en France les thèses diffusionnistes qui s'opposèrent à certains excès de l'évolutionnisme. ( ... ) Montandon a été un excellent ethnographe, qui a été par exemple un des premiers à utiliser systématiquement les schémas de répartition géographique des différents faits culturels ( une méthode qui exige un énorme travail analytique et à laquelle - peut-être pour cela - on n'a pas recours assez souvent aujourd'hui ) ". En 1930, Paul Rivet, lui, publie Les Données de l'anthropologie qui paraissent dans le Traité de psychologie de Dumas.
    À partir de 1931, Montandon entre comme suppléant à l'École d'Anthropologie, grâce à Louis Marin, député de la droite traditionnelle, plusieurs fois ministre depuis 1924, qui avait fait des études d'anthropologie, et avait publié un célèbre Questionnaire d'anthropologie. Depuis 1920, il présidait la Société d'Ethnographie, et depuis 1923, dirigeait l'École d'Anthropologie. Montandon le remplace provisoirement à sa chaire en 1931 et 1932, puis succède en 1933 à la chaire d'ethnologie de Georges Hervé où nulle extravagance idéologique ne le fait remarquer. En 1933, il publie chez Payot La Race, les races. Le titre aujourd'hui fait frémir. L'ouvrage, dédié à Georges Hervé, est alors accueilli favorablement par l'ensemble de la presse scientifique. Mais, en 1933, Hitler a pris le pouvoir en Allemagne et ses discours vont vicier toutes les approches ethnologiques. Dans La Revue de Paris, à propos de La Race, les races, le même Jean Poirier était l'un des rares et des premiers à s'inquiéter : "En un sens, Montandon fournit une justification à la politique raciale hitlérienne, car pour Hitler aussi la race pure est dans l'avenir, et il s'agit de favoriser l'accentuation de ses caractères, en la préservant des métissages". Cette lecture des conséquences funestes de constatations objectives - "les races n'existent pas" - est bien la seule à entrevoir les menaces des discours politiques. Montandon les écoutait-il ? Rien ne permet de l'affirmer. Un seul paragraphe était consacré aux Juifs et concluait, page 262, qu' "aujourd'hui les Juifs forment avant tout une ethnie, une raison sociale, et non une race uniforme" .
    En 1934, Montandon publie encore chez Payot L'Ologénèse culturelle, "traité d'ethnologie cyclo-culturelle et d'ergologie systématique". Contre l'ancienne conception d'un développement uniforme de la civilisation dans le monde, Montandon soutient la théorie de cycles de culture qui se différencieraient les uns des autres. La plupart des journaux scientifiques de l'époque approuvent cette "vue nouvelle des civilisations". En 1986, dans la fameuse collection "Que sais-je ?" des Presses Universitaires de France, Jean Servier, présentant L'Ethnologie , dira que le livre de Montandon reste encore "un outil de travail utile: un dictionnaire ethnologique avant la lettre". Jean Servier reconnaît que "l'erreur de Montandon a été d'associer les Kulturkreisen - les noyaux de civilisations - et les races, définies de façon simpliste", mais la critique s'arrête là, et notre contemporain loue Montandon d'avoir conçu "l'humanité comme une unité et cherché à combiner les faits ethnographiques et archéologiques " 5.
    Toujours chez Payot, en 1935, Montandon publie L'Ethnie française. Les premières lignes de l'avant-propos méritent l'attention, et rappellent aux céliniens la tirade de Bardamu au début de Voyage au bout de la nuit : "Parler de race française, c'est ne pas savoir ce qu'est une race. Il n'y a pas de race française. Il y a une ethnie française, dans la constitution somatique de laquelle entrent les éléments de plusieurs races ". En face de la page 112, la planche 11, pour illustrer le "type alpino-laponoïde de la race alp-arménienne", reproduit la photo de Léon Archimbaud qui montrait une barbe imposante, et portait le sobriquet de "barbe à poux " au Palais Bourbon. Est-ce lui que Céline visait déjà dans l'acte III de L''Église sous les traits du "professeur Ventrenord" décrit comme "Français, barbu, genre député centre et bruyant" ? Une photographie quasiment similaire de ce député apparaîtra dans l'édition illustrée de L'École des cadavres en 1942, page 129.
    Montandon subdivise les Français en types à composantes nordique, alpine, dinarique, méditerranéenne, puis étudie certaines composantes allogènes, judaïque, négroïde, mongoloïde. Il reproduit la photo d'Henri Barbusse - "homme de lettres et militant politique " - qu'il classe dans le "type subnordique", celle de François Mauriac - "homme de lettres "- défini comme type méditerranéen, ou celle de Pierre Benoit - "homme de lettres " - retenu comme "type alpin". Chaque composante, dans ses subdivisions, est définie par la taille, la couleur de la peau, des cheveux et des yeux, la forme du visage, de la face, du profil, du nez ou du front. Aujourd'hui, cette étude fait sourire ou ennuie par sa méticulosité, si elle n'écœure pas quand on pense à leurs suites perverses et criminelles.
    Que les Alpins soient plutôt petits et trapus, tête large, aient la peau d'un blanc mat, des cheveux bruns et des yeux foncés, ne nous émeut guère. Mais au chapitre consacré à la composante judaïque, on ne peut plus lire avec innocence : "Quels sont les caractères principaux des juifs ? - Le nez fortement convexe, les lèvres assez charnues, les yeux enfoncés dans les orbites, le cheveu plus ou moins frisé ". La photo de Benjamin Crémieux - "homme de lettres " - vient illustrer le "type judaïque à affinités méditerranéennes", et celle de Léon Blum - "homme politique " - le "type judaïque à affinités alp-arméniennes". Faut-il déjà déceler chez Montandon un antisémitisme diffus ? Il préconise page 145 "la création d'une Palestine complètement indépendante. Les Israélites qui opteraient pour la Palestine, munis de passeports palestiniens, seraient en dehors de chez eux en qualité d'étrangers ; les autres n'auraient pas de raison de ne pas s'assimiler ". Et Montandon ajoute : "Mais d'aucuns pensent que l'ethni juive est cohérente parce que maintenue en réserve pour de hauts desseins, en conformité de prophéties. De toutes façon, le maintien séculaire de l'ethnie apparaît depuis longtemps comme remarquable; quand le grand incroyant que fut Frédéric le Grand demandait au grand croyant qu'était son chef de cavalerie légère, Ziethen, de lui citer un miracle, celui-ci répondait: Sire ! les Juifs ! " 6.
    Montandon est un scientifique qui se garde encore prudemment de tout jugement définitif. À peine ose-t-il rapporter une hypothèse, de valeur historique, soulevée par des ethnologues quant au "type alpin ou celtique" : "Il représenterait, par rapport au subnordique, quelque chose de plus démocratique, de plus populaire, et serait le prolongement de la race brachycéphale subjuguée par les Subnordiques (...) La révolution française et l'ère de la démocratisation qui a suivi serait donc en somme une revanche de l'élément autochtone sur la caste dominante, allogène à l'origine, de plus grande stature en tous cas, plus ou moins blonde, plus ou moins dolichocéphale " 7 . On pourrait croire que Céline accorda un certain intérêt à ces classements et théories puisqu'en 1949, dans une lettre à Albert Paraz du 15 décembre, se référant à Montandon, à Gobineau et à Eugène Sue, il semble suivre cette explication de la Révolution française, mais c'est pour se définir lui-même avec humour dans un autre type que celui des nordiques : "Je suis celtique de type — alpin-armorique ! Il m'aura pas par là le commissaire ! Je suis dans le type Aristide Briand. Na ! Merde ! " 8 Toujours passionné par les explorations lointaines, en 1936, Montandon préface un livre, L'Appel du Nord, où sont relatées des expéditions dans le grand Nord, et que Céline a pu lire puisqu'il évoquera souvent les explorateurs polaires et leurs chiens de traîneaux.
    Montandon est nommé en 1936 conservateur du Musée Broca. Se heurta-t-il à des rivaux lors du triomphe du Front Populaire? Sa femme, lui-même et ses enfants sont naturalisés Français par le décret du 29 mai 1936, publié au Journal officiel du 7 juin 1936. Une des largesses du Front populaire. Récompense de ses services rendus à la France pendant la Grande guerre ? Bien que L'Ethnie française ne contînt pas de jugements antisémites, certains milieux israélites auraient attaqué son auteur. Cela contribua peut-être à sa dérive. Est-ce sa passion égalitaire qui, paradoxalement, s'est muée en passion raciste ? Le vieil héritage antisémite de certaines couches de la population russe, que Staline n'a guère cherché à éradiquer, a-t-il influencé l'admirateur de la révolution soviétique? Ce "bolchéviste" convaincu devient un "anti-juif forcené". S'il milite toujours pour la création d'un État pour les Juifs, dans les Cahiers du Centre d'examen des tendances nouvelles, il préconise pour les Juifs qui resteraient en France une intégration forcée, en menaçant les hommes de la peine de mort et les femmes de la mutilation du nez. L'ethnologue correspond alors avec Henri-Robert Petit, Léon de Poncins, Armand Bernardini, folliculaires antisémites, mais encore avec Louis Marin, devenu ministre d'État entre 1934 et 1936, favorable au pacte franco-soviétique, tout en étant adversaire du Front populaire.
    Antimunichois, Louis Marin refusera l'armistice de 40 et gagnera Londres. Homme des retournements spectaculaires, Montandon approuve l'agression de l'Italie contre l'Éthiopie.

    Montandon entre sans doute en relation avec Céline en 1938, après la publication de Bagatelles pour un massacre. Le 10 février, il lui envoie L'Ethnie française, "en admiration de l'hallucinante intuition de l'ethnisme juif manifestée dans ses Bagatelles pour un massacre 9.
   Ce ne sont donc pas les pages dirigées contre le Front populaire et contre le communisme russe, ni les revendications esthétiques de l'ouvrage, ni même la problématique raciste en son ensemble qui ont intéressé le scientifique, mais la diatribe contre les Juifs. Selon Régis Tettamanzi, Montandon communique à Céline en mai 1938 "le texte d'une conférence intitulée "Le Problème des races", qui serait assez près des thèses de Céline pour que celui-ci en tire une longue citation dans L'École des cadavres " 10 . Le Bulletin de Centre de documentation et de vigilance, attentif à toute allusion raciste et favorable au Front populaire, informe que lors de cette conférence, tenue à Bruxelles, Montandon aurait projeté les photographies de Léon Blum, d'André Maurois et de Benjamin Crémieux pour émettre des appréciations antisémites en se servant de leur physionomie. Montandon invite-t-il Céline à se rendre aux conférences qu'il donne aux abonnés de La France enchaînée ? Le 5 novembre, Céline assiste à celle qu'il prononce en Sorbonne. Sujet : les races. Après avoir parlé de la science politique Maurras et loué les lois italiennes relatives aux Juifs, Montandon se prononce pour la création d'un État, "dont les Juifs seraient ressortissants, ne vivant dans d'autres États qu'en qualité d'étrangers, avec passeport et tout ce qui en découle". Le texte paraît dans Scientia, revue scientifique internationale, où Montandon affirme que les Jaunes, les Noirs et les Blancs ne descendraient pas de la même race de singes, mais les uns de l'orang-outan, les autres du gorille ou du chimpanzé. Le 15 décembre, au Club du Faubourg, Montandon prononce encore une conférence - "La Solution ethnico-raciale du problème juif" - où il se déclare partisan de l'édification d'un État juif en Palestine. Au passage, il justifie "l'ethno-racisme de Céline par l'ethno-racisme juif" 11. Le 27 novembre, il écrit au colonel Larpent, de L'Action française, et à Darquier de Pellepoix pour leur recommander "le nouvel obus de Céline, L'École des cadavres ".
    La préface de 1942 à la réédition de ce deuxième pamphlet nous apprend que le professeur - avec Bernardini - avait accompagné l'écrivain en juin 1939 à la 12e Chambre correctionnelle. Dans Féerie pour une autre fois, Céline a confié ce qui l'attirait chez Montandon. L'anticommunisme ou l'antisémitisme, seuls, auraient-ils pu les rapprocher ? Il fallait des qualités humaines enrichies par la science ou le charme : "Il savait pas rire Montandon, il était gris de figure, de col, d'imperméable, de chaussures, tout... mais quel bel esprit ! tout gris certes ! pas une parole plus haut que l'autre ! mais quelles précisions admirables ! (...) Bébert qu'est pourtant le malgracieux ! le griffeur, le bouffeur fait chat !... il comprenait le "charme Montandon"... 12 C'est également en 1939 que Céline pousse Petit à se mettre en relation avec Montandon, pour que l'homme de science rectifie les erreurs du polémiste sur la question du sang : "Le sang aryen n'est pas spécialement a, b, c ou d" 13.
    Dans le numéro d'avril 1939 de Contre-Révolution, Montandon publiait "La Solution ethno-raciale du problème juif " où il réaffirmait : "Cette farouche intégrité du sang sémite fait des juifs les premiers ethno-racistes en date". Décidément, le pas était franchi. Montandon reprenait cet axiome dans "L'Ethnie juive ou le type racial juif" publié le 15 juin 1939 par La Revue internationale des Sociétés secrètes. "Ethno-raciste", Montandon s'oppose à l'antisémitisme d'État prôné par Charles Maurras chez qui il soupçonne d'ailleurs une ascendance juive, "marrane", bien qu'il l'eût d'abord classé en 1935 comme "type méditerranéen du littoral - carrefour de plusieurs types". On ne plaisantait guère - question ancêtres - avec Montandon ! L'homme de science a cédé à la passion politique et a versé dans le délire fanatique. En novembre, dans la revue raciste italienne La Difesa della Razza , il publie un article intitulé carrément "L'Etnia putana".
    Il se resservira de cette expression. Après la défaite de 40, Montandon ne désarme pas. Le 2 juillet 1940, dans La France au travail, journal de Charles Dieudonné, il se lance dans les imprécations : "En sus de ses fautes à elle, la nation française a été empoisonnée par l'esprit de l'ethnie putain. Ce qui en effet caractérise psychologiquement la communauté ethnique juive et légitime l'appellation scientifique sous laquelle nous la désignons, c'est non seulement sa luxure, mais avant tout le fait que cette communauté, au lieu de servir une patrie, un pays, se met, comme une fille publique, au service de tous les pays, tout en ayant refusé pendant deux mille ans de se fondre dans la population de ces pays. C'est l'esprit de l'ethnie putain qui, s'imposant aux Français: a) faisait bêler la paix, b) sabotait l'armement, c) et surtout dégoûtait la femme, depuis des décades, de la maternité, grâce à sa presse en particulier, dont l'ancien Paris-Soir, dit Pourrissoir, avec ses rubriques quasi pornographiques, dirigées par des putains juives, dont nous savons le nom, était le modèle accompli ". L'addition de ces anathèmes n'a plus rien de commun avec la rigueur scientifique. La colère due à la défaite ne peut tout expliquer. Il nous est impossible aujourd'hui de comprendre les raisons profondes de cette virulence qui provenait sans doute d'autres blessures.
    Le 11 novembre, Montandon perd la nationalité française à la suite des remises en cause des naturalisations, et perd donc son emploi à l'École d'Anthropologie. Chez Denoël, l'éditeur de Céline, aux "Nouvelles Éditions françaises", en novembre 1940 - , annonçant L'Ethnie Juive ou Ethnie putain , qui ne sera jamais édité - , Montandon inaugure la collection "Les Juifs en France" en publiant Comment reconnaître le Juif ? , brochure de 96 pages, dont 30 sont consacrées aux "traits du masque juif ", et 50 autres au "portrait moral du Juif ", illustrée par des citations de Céline, Drumont, Maupassant, Michelet, Mistral, Renan, Thiers, Voltaire et Zola. Quelques photographies viennent noircir encore, s'il se peut, les propos composés de généralités. Ouvrage fabriqué à la hâte pour gagner quelque argent. L'homme de science n'est plus qu'un "homo fanaticus".
    En juillet 1940, son disciple Gérard Mauger
avait fondé la revue L'Ethnie française dont Montandon était devenu directeur et où il publiait des articles sur "L'Ethnie juive" en 1941. La revue est financée par l'Institut allemand de Paris, puis par le Commissaire aux questions juives, Darquier de Pellepoix.
    La revue ne compta que dix numéros en quatre ans : cinq en 41, un en 42, 3 en 43, et le dernier en avril 44. Quelle portée réelle put avoir ce genre de revue austère ? Il fallait bien de la perversité pour s'y abonner. Jamais Céline n'y écrivit un article ou n'y envoya une lettre. De nos jours, plus ennuyeuse que dangereuse, L'Ethnie française est parfaitement illisible, avec ses articles de médecins et de professeurs, de maniaques épris de classements scientifiques, raciaux, doctrinaires. Si la revue d'ailleurs fut intermittente, c'est qu'elle manqua d'abonnés suffisants.
    Quand il s'agissait de rendre service, absorbé par son travail d'écrivain, Céline pouvait manquer de prudence, et s'engager dans l'arène politique. Afin de faire entrer Montandon à "L'Institut des Questions Juives", Céline écrivait en janvier 1941 à Fernand de Brinon, délégué par Vichy auprès des Allemands, en présentant son ami comme un "admirable savant que l'on a traité monstrueusement depuis 2 ans, (...) à bout de ressources (...) parfait honnête homme, un peu suisse (comme J.J.), docteur en médecine (et autrefois un peu communiste), et par-dessus tout un grand savant " 14
. À la même époque sans doute, Céline écrivait à un "Président " pour témoigner des "sentiments modérés " de Montandon... Sans doute faisait-il allusion à son passé de militant communiste...
    On retrouvera Montandon dans toutes les instances antisémites de la collaboration. Le 1er mars 1941, son nom est proposé à Abetz par le S.D. de Dannecker pour la direction de "L'Office central juif". Ceux de Céline et du fils de Vacher de Lapouge aussi. Lorsqu' "à la demande de Céline", Lestandi organise au Pilori une réunion sur le thème du "Parti unique", Montandon est du nombre des invités. L'un des points d'accord est connu : "Régénération de la France par le racisme. Aucune haine contre le Juif, simplement la volonté de l'éliminer de la vie française. Plus d'antisémites, mais seulement des racistes". Montandon est nommé président de "la Commission Ethnique du P.P.F." de Doriot, et il écrit dans La Gerbe d'Alphonse de Châteaubriant. Le 27 juillet, un décret lui rend la nationalité française. À partir de décembre 1941, Montandon est attaché au "Commissariat général des questions juives" en qualité d'ethnologue, et à ce titre délivre, moyennant finance, des certificats de non-appartenance à la race juive. Céline, qui cultivait la gratuité, lui reprochera d'avoir ainsi gagné beaucoup d'argent.
    Montandon revendiquerait alors l'héritage de Vacher de Lapouge (1854-1936). Curieux parcours que celui de ce procureur de la République ! À la lecture de Darwin, il démissionne de ses fonctions et se lance dans l'anthropologie . Il devient l'un des premiers diffuseurs, en France, de Francis Galton (1822-1911), de son eugénisme qu'il marie à la doctrine aryaniste. Son intérêt est d'abord anthropométrique, et même crâniométique. Lapouge s'en prend aux nationalistes xénophobes de son temps. N'existent ni "la race française", ni "la race germanique", ni "la race israélite", chaque nation étant composée de races diverses. Il enseigne à l'Université de Montpellier. L'homme a multiples facettes et intérêts. Athée et anticlérical, il est candidat socialiste aux élections municipales, fondateur à Montpellier du Parti ouvrier français en 1890, animateur du Comité félibréen, et il projette d'instituer une "École des hautes études" pour un public populaire. Il passe pour un "rouge". Il est muté à Rennes en 1893, puis à Poitiers en 1900. Ses recherches en biologie feront en 1963 l'admiration de Jean Rostand qui saluera en lui un précurseur en génétique, tou en condamnant ses outrances eugénistes et racistes. Paul Valéry qui suivit ses cours à Montpellier, se serait inspiré, d'après Jean Boissel, de cet "original" en créant "Monsieur Teste". Mais il y a loin du modèle original au personnage littéraire. La vision lapougienne
de l'Histoire est fondée sur deux postulats : l'Histoire est celle de la lutte des races sans que les individus en aient conscience. Vision pessimiste de la part de son auteur, qui entraîne un choix, la sélection, sinon, fatalement, le conflit entre "races supérieures" et "races inférieures" débouche sur de monstrueux massacres. Pour Lapouge, le christianisme a légué à l'idéologie démocratique ses partis pris égalitaires et humanistes dont résulte la préférence pour les "médiocres" en imposant une uniformité au détriment des classes supérieures et de l'entière société. Seule la sélection pourrait améliorer les qualités héréditaires, élever le type moyen d'un groupe. Il faut donc "remplacer Rousseau par Darwin", sinon le XXe siècle sera "le siècle de la pleine démocratie, le triomphe de la bêtise sur l'intelligence (...) : la masse préfère le roman-feuilleton aux profondes conceptions littéraires, le chromo à la peinture, le café-concert à l'opéra, l'alcool et la politique à tout". Ennemi de la sélection aux procédés violents préconisés en Amérique (castration, séquestration, mise à mort), il préconise comme solution la procréation intensive de certaines populations ou la pratique de l'insémination artificielle sur laquelle il a fait des recherches. En 1899, il publie L'Aryen, son rôle social, que Céline confiera avoir lu avec grand intérêt auprès de Marc Hanrez en 1959, mais qu'il ne citait pas dans L'École des cadavres, dans son énumération des livres fondamentaux à lire. Il donne pourtant encore son nom en 1959 dans une réponse à Nimier sur les biographies qui seraient à écrire. Le peu qu'il savait de lui venait sans doute de sa lecture de L'Aryen et de ses conversations avec Montandon. Lapouge présentait les Juifs comme "les concurrents de l'Aryen" et les seuls "concurrents dangereux". Certaines propositions anticapitalistes sont de tradition socialiste, mais le socialisme n'est présenté comme positif qu'à la condition d'être sélectionniste. Les analyses de Lapouge ne pouvaient que déplaire au camp nationaliste et antisémite, comme le remarque Pierre-André Taguieff, en ce qu'elles fondaient un diagnostique peu flatteur pour le peuple français. La "faillite de la Révolution" n'est que l'expression de la faillite de la politique idéaliste du christianisme, laïcisée dans la fiction de la démocratie. La race alpine, d'origine asiatique, l'a emporté, à la Révolution, sur la race blonde d'origine gauloise. Le manuscrit d'un autre livre, Le Sémite, son rôle social, ne fut pas publié et disparut. Ses derniers combats portent contre le danger de l'immigration en Amérique comme en France, et contre celui du pangermanisme déguisé en national-socialisme. En 1935, s'interrogeant sur le destin d'Hitler, il écrit : "L'avenir dira si la politique de croquemitaine de ce grand homme peut aboutir (à autre chose) qu'à d'effroyables exterminations et à la fin des meilleurs". À sa mort, certains scientifiques le saluent comme l' "un des plus grands entomologistes", mais d'autres savants se sont plutôt intéressés à ses théories raciales.
    Le professeur Montandon est de ceux-là, se proclamant à la fois héritier de Gobineau et de Lapouge. Sous l'occupation, il milite pour l'instauration d'un "passeport ancestral", obligatoire pour "certains individus", à la suite du projet d'un "Institut de généalogie sociale" proposé par Armand Bernardini : une étude à l'Institut d'anthropologie de Berlin-Dahiem dirigé par le professeur Eugène Fischer, lors d'un séjour en 1942 à Berlin, lui a indiqué une méthode dont le "profane" ne peut imaginer le "raffinement". En s'appuyant sur des graphiques et des schémas, le délire scientifique de l'anthropologue se nourrit d'analogies, et s'enfonce dans les engrenages criminels. Le sinistre "Institut d'études des questions juives", d'abord confié au capitaine Sézille pour organiser l'exposition allemande "Le Juif et la France", et surtout destiné à "l'aryanisation économique" du pays ("administrer les biens juifs et dénoncer les camouflages"), est dissous en 1942 quand Xavier Vallat est remplacé par Darquier de Pellpoix : la nouvelle direction en est confiée à George Montandon qui le transforme en "Institut d'études des questions juives et ethnoraciales" - l' I.E.Q.J.E.R., sorte d'école de cadres antisémites où il enseigne "l'hygiène sociale" à partir de mars 1943. Y siégeront Armand Bernardini, qui donnera des cours d'onomastique, Claude Vacher de Lapouge (1886-1963), qui déçut Céline par son goût de l'argent lors d'une rencontre, et deux professeurs de médecine, dont le secrétaire de l'Académie et un professeur de l'Institut Pasteur. Montandon entre alors en conflit avec Clément Serpeille de Gobineau qui, comme lui, écrit dans La Gerbe d'Alphonse de Chateaubriant.
    En 1943, Montandon donne une traduction, destinée aux étudiants en médecine, du Manuel d'eugénique et d'hérédité humaine du nazi Otmar von Verschuer, responsable de l'Institut d'anthropologie à Berlin.
L'Institut d' " anthroposociologie" publie également plusieurs revues dont Le Cahier jaune où écrivent le professeur Bernardini et Montandon qui y renouvelle sa proposition de pratiquer une "opération défigurante pour les belles juives". Le 15 avril 1944, l'équipe du Cahier jaune publie le sordide libelle "Je vous hais", brochure de 50 pages où 500 "documents" dénoncent "le rôle" des Juifs dans la littérature, le cinéma, la peinture, la prostitution, les trafics en tous genres, les crimes rituels et le terrorisme...
    Dans une première esquisse de Féerie pour une autre fois, découverte dans Les Cahiers de prison, rédigés en 1946 et auxquels on peut accorder un certain crédit, vu les circonstances de leur rédaction, Céline évoque la dernière rencontre avec Montandon à Montmartre en juin 1944 : "La visite de MONTANDON — tous les voyages etc. — je ne l'ai pas vu depuis un moment. Il a essayé de m'entraîner vers le protestantisme — Comme il a l'air d'un vieux réformateur ! Parapluie, pardessus noir — Il a deux filles — sa femme russe communisante — L'une de ses filles prend des leçons de Lucette — son père est un tyran — Je lui ai reproché ses consultations raciales — Je n'aime pas le profit < des idées > — C'est moi le puritain de ce côté-là — ( ... ) J'emmerde Hitler ! j'emmerde Pétain ! j'emmerde Laval ! et je l'ai dit si haut < un peu partout > qu'il est bien question que l'on m'arrête — Montandon avec son parapluie vient de me le dire. Arrête ou m'abatte —comme traître — mais la situation militaire ? Elle est tocarde pour les Allemands — Montandon est scientifique — il la juge perdue "Oh ! je ne m'en irais pas, je me suiciderai" — Je me récrie — Il peut partir en Suisse... Non il se suicidera — il me propose d'en faire autant — la haine pour Rivet — il aurait aussi bien brulé Michel Servet — J'aime tout de même Montandon pour la simplicité < de son caractère >, cette naïveté de véritable savant — Il sait vraiment énormément de choses — Mais des [bouffées raturé, non remplacé] de haine — Gobineau — une haine d'une intensité < de tranchet glacé > glacial transi, soudain lui qui n'a pas beaucoup de tension il lui vient du rose aux joues blafardes lorsqu'il parle de Rivet, de Serpeille de Gobineau..." 15
   Montandon sera abattu par la Résistance le 3 août 1944 dans sa villa de Clamart. Officiellement du moins, et c'est ce que l'on a cru longtemps.
    Principal témoin de la scène, Odile Montandon, âgée de 21 ans, fut interrogée par la gendarmerie de Vanves. La mairie de Clamart a bien enregistré le décès de Madame Montandon, mais pas celui de son mari. Le 17 juillet 1948, de son exil danois, Céline confiait à Charles Deshayes une version quelque peu étonnante: "George Montandon est mort en Allemagne à l'Hôpital militaire de Fulda, en novembre
44. Les assassins s'étaient présentés chez lui en juin 44 à Nogent-sur-Marne. Ils tuèrent sa femme à bout portant ( russe communiste ) dans la salle à manger. Ils montèrent ensuite au premier étage où Montandon était couché, malade, cardiaque ( je le soignais ). Un de ses assassins lui tira au revolver quelques balles à bout portant, l'une lui pénétra dans le foie. C'était des assassins amateurs. Ils prirent peur. Le fils de Montandon voulant défendre son père avec une sagaie papoue –d'une panoplie au mur. (...) Montandon (...) fut transporté en Allemagne dans un train sanitaire allemand (...) atteignit Fulda. Là fut opéré. Le chirurgien recherchant la balle découvrit en même temps un cancer au même lieu. (...) Il n'y avait rien à faire. (...) Ses deux filles mi-russes, allèrent à son enterrement, deux salopes - pas vilaines mais d'une garcerie ! Elles ne pensaient qu'à aller au devant de l'armée Russe pour séduire de jeunes officiers russes. (...) Grâce au charme des filles, Montandon eut des funérailles assez dignes..." 16 .
    D'où Céline tirait-il ces faits ? Il ne donne pas ses sources. Fiction de romancier ? Les deux filles de Montandon, retrouvées à Baden-Baden en juillet 1944, n'ont pu lui raconter cet événement daté de novembre.
    En 1999, dans L'Antisémitisme de plume, Marc Knobel révéla que Montandon, blessé, fut transféré à l'hôpital Lariboisière, sous administration allemande, demanda sans doute son rapatriement à Berne, fut transféré en Allemagne, et décéda le 30 août 1944 au Karl-Weinrich-Kranhenhaus de Fulda, selon les archives municipales. Claude Singer, pourtant, soutient que Montandon ne serait mort que dans les années 1960. Qu'a pu devenir son fils après la Libération ? Où sont allées ses filles après l'enterrement à Fulda
? Ont-ils gagné la Suisse ? Dans Féerie pour une autre fois, publié en 1952, l'écrivain reprenait sa version du décès de Montandon : "Il a plus eu le temps de tourister aux "horizons-qui-s'enfuient"... les jeux étaient faits... Je l'aimais Montandon ! quel bel esprit scientifique !... ( hors sa marotte des Toundras ! )... Il est mort à Fulda, Allemagne, de façon spécialement cruelle... Il fut tué vraiment en deux fois, d'abord à Clamart, bout portant, puis transbahuté, quelles douleurs !... son train dynamité en route !... et puis à Fulda d'un cancer !... Ce salmigondis de bistouris ! tueurs maladroits ! Croix-Rouge ! carabins ! déraillages !... et l'incendie de son hôpital ! " 17 . Céline n'allait pas jusqu'à émettre un doute sur la réalité de cette mort, mais préférait vraiment les fantômes aux vivants quand il ajoutait : "Qu'il soye là-bas au bout des Steppes, fantôme, quelque chose, je serais pas épaté, Montandon !..." 18 Céline savait rester fidèle en poésie, fut-ce "au vent des maudits "... Montandon avait occupé une place particulière parmi les "maudits" que Céline avait côtoyés. L'esprit obsessionnel de ses recherches, pour le meilleur et pour le pire, propre à certains chercheurs, n'avait pas outre mesure étonné l'écrivain absorbé par son propre métier de médecin et son travail littéraire. Nulle correspondance de Céline à Montandon n'a été retrouvée malgré les recherches de fins limiers. Nul ami de Céline ne se souvient avoir croisé le professeur d'anthropologie. Combien de fois se rencontrèrent-ils en quatre ans ? Dans son univers créateur, Céline avait-il le temps de peser les âmes ? Voyeur et voyant, à l'écoute du monde, mais aussi distrait et aveuglé par l'œuvre ! Depuis longtemps, depuis 14, Céline avait été attiré par les marginaux, les révoltés, les artistes, les illuminés. Le grand monde, les bien-pensants, le monde des lettres, l'avaient rejeté en 36. Il puisa son inspiration dans le monde des miséreux, des proxénètes, des savants fous, attiré par le risque et la nuit, pour hurle son rêve de grâce et de paix, démentir les flatteurs et tricheurs. Son cri reprend celui de Villon. Ses attaques contre l'humanisme officiel reprennent celles de La Rochefoucauld, de Molière et de La Bruyère contre l'homme. Il avait entendu les colères de Voltaire, les interrogations de Freud et le dégoût de Schopenhauer. Pour nourrir sa mythologie et démasquer l'Homme, Céline fréquenta plus de fous que de sages, et Montandon fait parti de la mythologie de Céline qui contient plus de figures infernales que d'esprits légers. Et Romain Rolland, Aragon ou Sartre entretinrent de plus mauvaises fréquentations politiques, placées à un bien plus haut niveau que celles de Céline. Condamner les romans de Céline au nom de l'antisémitisme des pamphlets, c'est interdire Candide au nom de l'antijudaïsme du Dictionnaire philosophique.
    Les quatre "maudits" avaient des idées en commun ( "il y en a plein les encyclopédies" ), mais n'ont que rarement agi de concert. Entre un Allaix et un Bernardini, un Petit et un Montandon, se tendaient surtout des liens de nostalgies, d'angoisses, de déceptions, ou de phobies. Les absurdités de la guerre de 14, la peur d'une dictature communiste en Europe, le mépris du matérialisme américain, l'angoisse devant les prémisses d'un nouveau conflit, la méfiance des complots politiques les ont réunis dans l'expression de l'antisémitisme de leur époque. Curieux parcours d'hommes qui ne savaient plus où se situait le devoir des patriotes, aveuglés par la folie de l'Histoire, cette Histoire qui, victorieuse, assagie, les jugera. Mais même s'il entretint avec eux des relations, autant par colère ou curiosité que par besoin d'information, Céline les fréquenta, semble-t-il, assez peu, même si l'on pointe sa présence à quelques manifestations officielles ou privées. Méfions-nous aussi des lettres qu'il put leur envoer, car nous savons que très souvent Céline adaptait son registre à celui du correspondant, pour l'amuser, le confondre ou le dépasser. Toute une dimension poétique le sépare des ambitions politiques des uns et des autres. Même si les pamphlets sont des actes politiques, même si l'outrance de la colère nous dépasse aujourd'hui, le combat pour une nouvelle esthétique, fondée sur l'émotion vitale et non la raison ou le sentiment, occupe beaucoup de chapitres. Bagatelles s'ouvre et se clôt par des ballets ; L'École des cadavres est introduite par un dialogue avec une sirène; Les Beaux Draps s'achèvent sur la nostalgie d'une musique gracieuse et légère, avec une allégorie de la France, insouciante du "grand vent qui rugit et qui passe". À moins de n'y voir que volonté de fourberie ou d'égarement, ces appels à un combat esthétique indiquent un univers poétique, exprimé dans un grand nombre de pages des pamphlets. C'est ce qui séparera toujours Céline des raisonneurs ou des journalistes, des politiques ou historiens, chez ses admirateurs comme chez ses détracteurs, des prosateurs qui font passer l'idéologie ou la dialectique avant la danse ou le chant de la vie.

Éric MAZET

Article revu et complété, publié initialement en décembre 1993, troisième volet de "Céline et les maudits".

Notes

1. L'École des cadavres, Éd. Denoël, 1938, p. 35. Céline orthographie incorrectement plusieurs patronymes. Il faut donc lire : Drumont, de Vries, de Poncins et Houston Stewart Chamberlain.
2. Lettre du 2 septembre 1947, in Milton Hindus, L.-F. Céline tel que je l'ai vu, L'Herne, coll. "Essais et philosophie", 1969, p. 167.
3. Marc KNOBEL, "George Montandon et l'ethno-racisme", in P.-A. TAGUIEFF, L'Antisémitisme de plume, 1940-1944, Berg International Éditeurs, 1999, pp. 277-293.
4. Romans, IV. Féerie pour une autre fois I et II. Entretiens avec le professeur Y, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1993, pp. 51-52.
5. Jean SERVIER, L'Ethnologie, P.U.F., coll. "Que sais-je ?", 1986, p. 106.
6. George MONTANDON, L'Ethnie française, Payot, 1935, p. 145.
7. Ibidem, p.112.
8. Cahiers Céline 6 (Lettres à Albert Paraz, 1947-1957), Éd. Gallimard, 1980, p. 215.
9. Régis TETTAMANZI. Esthétique de l'outrance. Idéologie et stylistique dans les pamphlets de L.-F. Céline, Éd. du Lérot, 1999, vol. 1, p. 61.
10. L'École des cadavres, op. cit., pp. 225-227.
11. Régis TETTAMANZI, op. cit., pp. 63-64.
12. Romans, IV, op. cit., p. 54.
13. L'Année Céline 1994, Éd. du Lérot, 1995, p. 79.
14. Philippe ALMÉRAS. Les idées de Céline, Berg International, coll. "Pensée Politique et Sciences sociales", 1992, p. 178.
15. Romans, IV, op. cit., pp. 568-569.
16. L'Année Céline 1992, Éd. du Lérot, 1993, p. 90. Fragment publié initialement dans Lettres à Charles Deshayes, 1947-1951, BLFC, 1988, pp. 103-104 (lettre datée du 17 juillet 1948).
17 Romans, IV, op. cit., p. 52.
18. Romans, IV, op. cit., p. 54.