Céline en verve

C’est en 1972 que parut un recueil de citations intitulé Céline en verve. Plutôt que de le rééditer, Sophie Horay a eu la bonne idée de demander à David Alliot de le refaire entièrement, et donc de choisir d'autres citations, non seulement dans toute l'œuvre de Céline mais aussi dans sa correspondance, et même dans les interviews. Cerise sur le gâteau: on y trouvera même des citations inédites. Un régal. Il est vrai – la couverture du BC en témoigne chaque mois – que Céline est un orfèvre en matière de formules incisives et souvent prémonitoires.

En guise de présentation de cette savoureuse anthologie, nous vous proposons la préface qui fait bien le tour de la question.

 

Avant de dynamiter la littérature française avec le Voyage au bout de la nuit, Céline s'en était auparavant largement nourri. En 1944, dans la préface de Guignol’s band, il prévient ses lecteurs: "Si je la connais un peu la langue et pas d’hier comme tant et tant! Je le dis tout de suite! dans les finesses! J’ai débourré tous mes "effets", mes "litotes" et mes "pertinences" dedans mes couches..." Si, comme toujours, Céline exagère un peu, il n’en reste pas moins vrai qu’il disposait d’une vaste culture acquise en autodidacte tout au long de sa vie.

Sa volumineuse correspondance nous éclaire sur les goûts littéraires de l'écrivain. La préférence de Céline va aux mémorialistes de l'Ancien Régime, comme Tallemant des Réaux mais aussi aux moralistes comme La Rochefoucauld, Chamfort et La Bruyère dont Les Caractères l’enchantent. Céline évoque régulièrement des chroniqueurs comme Blaise de Montluc, Froissart, ainsi que le poète Malherbe. Le théâtre du Grand Siècle n’est pas oublié avec Corneille, Boileau, et Molière, ni les philosophes du Siècle des Lumières. Pour le XIXe siècle Céline se délecte des lectures de Châteaubriand, Balzac, Dumas, Hugo, Rimbaud, Loti, et surtout Léon Bloy avec lequel il retrouve de nombreuses affinités.... En revanche, très peu de ses contemporains trouvent grâce à ses yeux si ce n'est Henri Barbusse, Marcel Aymé et, sur le tard, Roger Nimier.

 

La culture historique de Céline est tout aussi vaste, bien qu'elle n'ait rien d'universitaire. Céline est fasciné par les grands hommes et leur destinée. César, dont il a certainement lu La Guerre des Gaules, est souvent cité. Les Mémoires de Saint-Simon apparaissent en filigrane lorsque Céline se gausse des déboires de Louis XIV et de sa royale fistule, l'imaginant jouer à cache-cache à Versailles avec Fagon son médecin...

Céline évoque souvent Jeanne d’Arc (à laquelle il compare son sort), ainsi que Napoléon, Talleyrand et Clemenceau. Toutes ses lectures ont fortement influencé l’œuvre de Céline qui puise son art littéraire dans une culture d’un autre temps.

La verve célinienne est aussi un héritage de cette époque. On retrouve volontiers la trace d'un La Rochefoucauld, d'un Chamfort au détour d'une phrase. Mais l'humour de Céline est sombre, désespéré. Dérision si proche du désespoir de ceux qui ne croient pas en l'homme et dont la seule vérité, c'est la mort. Cet humour noir que l'on retrouve tout au long de son œuvre puise en grande partie ses racines dans une vie passablement mouvementée.

Mais comment aurait-il pu en être autrement? Ferdinand Destouches est le fils unique d’un couple de petits commerçants lentement broyés par ce que l’on n’appelle pas encore "grande distribution". Une jeunesse angoissée par les fins de mois difficiles et les soucis du commerce. Un père frustré, antisémite, gratte-papier dans une compagnie d’assurances, sans condition ni fortune. Une mère soumise qui sera condamnée à travailler jusqu’à son dernier jour. L’armée, puis la guerre, broiera à son tour le jeune Ferdinand, le renvoyant à l’arrière, vivant, mais invalide. L’aventure en Afrique dont il reviendra malade et écœuré par le système colonial. Un des rares répits de son existence sera la médecine, lui qui aimait tant ce métier, lui permettant de soigner un peu la souffrance des hommes. L’écriture viendra, et le prix Goncourt 1932 qui échappera de peu au Voyage au bout de la nuit à la suite de byzantines tractations dont l'édition a le secret. Le docteur Destouches devient Céline, et Céline sent une autre guerre arriver, il veut à tout prix l'éviter et c'est la publication de Bagatelles pour un massacre. Ouvrage malheureux qui sonnera lugubrement quelques années plus tard. En 1940 c'est l'exode, puis l'Occupation. Dès 1941, Céline prédit la fin du Grand Reich, et l'arrivée des tanks russes à Paris... En 1944 ce sera la fuite, avec sa femme et le chat Bébert, en Allemagne justement, puis au Danemark qui l'emprisonnera. À Paris, on le réclame, on veut le juger. Il passera six ans d'exil, à Copenhague, puis aux confins de la Baltique, écrivant et reprenant sans cesse Féerie pour une autre fois. Céline reviendra en France physiquement détruit, passer les dix dernières années de sa vie en anachorète à Meudon et y achever son œuvre.

 

La verve célinienne est un long cri de douleur qui parcourt le siècle. Tel Zeus, Céline se déchaîne et foudroie. Ses contemporains en premier lieu... Les Français? Tous des lâches et des faux-culs juste bons à retourner leur veste au premier changement. Les écrivains? Tous l'ont copié. Proust? Inverti qui fait des phrases trop longues. Malraux? Cocaïnomane et voleur d'œuvres d’art. Les éditeurs? Tous des charognes... Pas de place pour le compromis chez Céline. "Le loup crève sans hurler, pas moi!" écrira-t-il dans Féerie. Puis ce sera au tour de la langue française de passer sous la mitraille... En véritable orfèvre, il la cisaille encore et encore afin d'en sortir l'émotion. Céline y introduit aussi l'argot, le langage populaire, ainsi que ses fameux trois petits points... qu'il utilise sans modération. Céline est le résultat de l'improbable mariage entre La Rochefoucauld et Aristide Bruant, et son apport à la littérature est considérable.

Si l'écrivain reste, pour le grand public, nimbé de mystère et de contradiction, on est frappé par la modernité de son écriture. Les "" de Céline sont passées depuis longtemps dans le langage courant. Le "blabla" largement utilisé de nos jours a été créé par Céline. Certaines de ses expressions sont passées à la postérité comme " L’histoire ne repasse pas les plats". Et que dire de cet effet de style que Céline popularisera dans le titre D’un château l’autre avec la géniale suppression du "à" pour exprimer le mouvement et la rapidité, aujourd’hui reprise en masse par des journalistes en mal de manchettes...

Quant à la verve célinienne, le lecteur découvrira dans les pages de ce livre qu’elle n’a rien perdu de son actualité.

Écrivain honni et vilipendé tout au long du XXe siècle, Céline défrayera (une fois de plus!) l'actualité en mai 2001. La vente record du manuscrit du Voyage au bout de la nuit, et son acquisition par la Bibliothèque Nationale (tout un symbole!) sonne la fin de ce long purgatoire. Depuis une décennie déjà, Céline est l'écrivain français qui bénéficie du plus grand nombre de publications. Chaque année de nouvelles correspondances sont exhumées, de nouvelles contributions sont publiées par des passionnés toujours plus nombreux. Tous ces travaux permettent de mieux cerner la vie et l'œuvre de ce singulier écrivain. Mais tout cela, Céline l’avait prévu depuis longtemps... En 1949 il écrit à Albert Paraz: "En l’an 2000, on ne lirait plus que Barbusse, Morand, Ramuz et moi-même!" Décidément, nul n’est prophète en son pays...

David ALLIOT

© Éd. Horay, 2004.

La première édition parut en août 1972, sous le même titre. Le choix de citations était dû à Claude Dubois. Il s’agissait du quatorzième numéro de cette collection "verve". Les citations étaient extraites de l’ensemble de l’œuvre, à l’exception de Bagatelles et de L’École des cadavres.

Pour cette édition, David Alliot a choisi des citations dans toute l’œuvre romanesque et polémique, mais aussi dans la correspondance, parfois inédite (lettres à Henri Mahé et à John Marks).

Louis-Ferdinand Céline en verve (mots, propos, aphorismes). Présentation et choix : David Alliot. Éd. Horay, 2004, 120 pages. En fin de volume, l’ouvrage recense l’origine des citations, fournit une bibliographie célinienne, ainsi qu’une table des citations. Prix : 9 euros, frais de port inclus. Disponible auprès du Bulletin célinien.