Entretien
avec Philippe Alméras
Philippe Alméras est un
personnage controversé dans le petit monde des céliniens. Nous avons
déjà dit ici ce que nous pensions de sa biographie de Céline qui n’est
assurément pas un modèle d’équanimité. Au moins lui
reconnaîtra-t-on une puissance de travail peu commune. Ainsi c’est
entièrement seul qu’il a rédigé un Dictionnaire Céline,
coiffant ainsi au poteau les autres céliniens qui nourrissaient ce
projet. Nous l'avons rencontré pour lui poser quelques questions sur un
sujet qui l'occupe depuis quarante ans et dont ce dictionnaire est
l'aboutissement.
Comment vous est venue
l'idée de ce Dictionnaire Céline ?
Accidentellement : j'avais
oublié mon ordinateur portable dans le train de Paris. Aussitôt
signalée, la perte a été déclarée irréparable : "On ne
retrouve jamais les ordinateurs". J'en ai donc acheté un
autre. Fourni sans la moindre notice d'instruction, naturellement. Pour
apprendre à m'en servir, découvrir par exemple la touche qui mange le
texte, j'ai eu l'idée de transcrire mes notes, fiches, entretiens, tout
cela vieux souvent de trente ans et plus. Et l'ordre alphabétique
allait de soi.
Habituellement, ce genre
d'ouvrage est le résultat d'un travail d'équipe. La tâche ne vous a
pas paru colossale pour un seul homme ?
À vrai dire, je ne me suis rendu
compte de ce que je faisais qu'après 200 ou 300 pages. Si je m'étais
mis en tête de réunir un Dictionnaire de 850 pages, le "
colossal" de la chose m'aurait probablement inhibé et nous en
serions encore au projet.
Si cela avait été
possible, auriez- vous souhaité travailler dans une équipe ou
préférez-vous, somme toute, le cavalier seul ?
Il y avait, lorsqu'une
indiscrétion a révélé mon travail en cours, deux ou trois projets
similaires. Quelqu'un a proposé une conjonction des données et des
talents. Cela ne s'est pas fait. Je le regrette et je ne le regrette pas
: ce que ce Dictionnaire aurait gagné en précision, il l'aurait sans
doute perdu en spontanéité. Est-ce vraiment un hasard si ce genre de
travail est toujours la responsabilité d'un seul et si les œuvres
collectives aboutissent souvent à des mishi-mashi de cotes mal
taillées? Tu me laisses ceci, je t'accorde cela.
Comment avez-vous conçu
ce Dictionnaire ?
Il s'est façonné de lui-même
chemin faisant. Une entrée en appelait une autre, un dépouillement
d'autres dépouillements. J'avais intégré les témoignages reçus, ils
ont failli disparaître lorsque tel éditeur candidat les a jugés
diffamatoires ou futiles.
Les céliniens vous ont
souvent reproché une trop grande partialité à l'égard de votre
sujet. Pensez-vous que ce Dictionnaire soit susceptible de provoquer à
nouveau ce type de critiques ?
Cette partialité m'a été pour
ainsi dire laissée en lot, les autres ne parlant que sources,
références, tours de mains, etc. Mon premier travail visait à
décrire le passage de Mort à crédit aux Bagatelles, du
"" au "". Devant l'impossibilité de le faire
recevoir ou même lire, je me suis obstiné à présenter mes petites
trouvailles, et certains disent avec raison : la problématique de
Céline a changé.
Cela dit, cela dépassé, la forme du Dictionnaire est en soi
objectivante. Elle oblige à aborder chaque chose sous ses angles divers
et la promenade d'une entrée à l'autre fait le reste. Le fait même de
pouvoir retrouver tel fait et telle citation et de les comparer à tels
autres est en soi . J'ai beaucoup appris à le faire. D'ailleurs, je ne
suis pas resté seul longtemps même si le fait de dire qu'il s'agissait
d'un travail personnel et subjectif a protégé l'entreprise qui ne
manquait pas de concurrents.
Les notices de ce
Dictionnaire ne sont pas seulement consacrées à des personnages mais
aussi à des thèmes. Sur quels critères se sont fondés vos choix ?
Le premier critère était de
faire figurer tout ce dont nous disposons aujourd'hui. Le second de
traiter sa production sans exclusive comme cela se fait souvent au nom
des mœurs ou des bons sentiments. Céline en trente ans d'activité a
abordé des thèmes et des genres différents selon une progression et
des modalités dont la continuité n'apparaît pleinement qu'après
1961. Au Dictionnaire de mettre cela à jour.
En quoi Céline est-il,
selon vous, un grand écrivain ?
Je pourrais vous dire, comme tel
autre, que le fait d'être publié dans La Pléiade est une garantie. Ce
serait peut-être un peu court. Répondre qu'on le trouve
prodigieusement doué, avec son goût des "diamants du langage
parlé" ne serait même pas suffisant. Il ne faut pas oublier
que ce qu'il dit – juste ou faux – est au moins aussi intéressant
que la façon dont il le. Dans sa langue de prédilection – celle de
la pré-Renaissance – on faisait la distinction entre " matire
" et "sen".C'est la combinaison qui fait bien
sûr Céline :sans tabous ni précautions, il cite son temps comme le
toréador cite le taureau. Ce n'est pas la meilleure des métaphores
s'agissant de l'homme de tous les égards et de toutes les tendresses
envers les animaux, mais je n'en vois dans la minute pas d'autre.
Comme le pays (lui avec) s'est refait une mémoire littéraire et
historique à l'automne 44, il reste le seul à parler de ce dont il est
jusqu'à nouvel ordre de ne plus parler. C'est, après érosion, comme
ces témoins de pierre des grands déserts d'Anatolie : indestructible.
Le fait que le
Dictionnaire soit l'œuvre d'un seul auteur en fait quelque chose de très
personnel : un Dictionnaire certes, mais en même une sorte de "Céline
vu par Alméras". Récusez-vous cette façon de considérer votre
travail ?
Le "Céline vu par Alméras"
reste encore à écrire. Il faudra que je le définisse d'abord. Ce
Dictionnaire est à cette date mon travail le moins personnalisé. J'y
ai rassemblé les pièces disponibles du puzzle célinien en
m'efforçant d'envisager tous les angles et en donnant la parole à tout
le monde. Nommément, ce qui devrait fournir à chacun l'occasion de
répondre pour corriger ce qui lui paraîtra encore trop interprété.
Cela devrait favoriser le rapprochement des diverses obédiences. Les
clivages entre céliniens me paraissent dus à la particularité des
parcours et aux options politiques prêtées à l'autre. Sur les faits
tout le monde se rejoint.
En quoi ce
Dictionnaire est-il aussi redevable au journaliste que vous fûtes ?
J'ai utilisé certainement des
approches apprises à Réalités-Entreprise où je m'étais fait
une spécialité paresseuse des portraits de dirigeants. Il existe une
technique de l'interview. Dans le journalisme j'ai aussi appris le
devoir absolu de ne pas ennuyer à mort le lecteur ou l'auditeur. Mais
à ce compte une bonne partie des céliniens sont journalistes d'autant
que tous ou à peu près tous ont interrogé les témoins du temps. Moi,
quand je me suis rendu compte que je n'obtiendrais pas par cette voie la
réponse à la question posée(quelles était la vision du monde et les
opinions de Céline entre 1927 et 1936?), ce sont les textes que j'ai
interrogés, et c'est le chartiste qui a découvert que – pour citer
un exemple marquant – ce que Céline avait vraiment écrit dans telle
lettre à Élie Faure, ce qui libérait la datation des
"idées". Joie lorsque les photocopies ont confirmé ma
radiographie. Et certitude dès lors d'aller dans la bonne direction.
La manière dont vous
considérez l'homme Céline n'a pas toujours été empreinte de la plus
grande bienveillance. Mais ne considérez-vous pas qu'il s'agit en
l'occurrence d'une personnalité très ambivalente? Tour à tour radin
et généreux, méfiant et imprudent, courageux et timoré, cynique et
sentimental, etc.
Il était effectivement tout ce
que vous dites, et tout à la fois mais n'est-ce pas notre sort à tous
si nous sortons du type : l'avare, le malade imaginaire, Don Juan… et
si nous entrons dans la carrière sans plan à la main ? Cette question
de ""me reste toujours aussi peu compréhensible. C'est un
effet du Céline entre haines et passion où j'ai mis à jour
tout ce que je savais alors de la vie de Céline. M'entendre dire que
j'avais écrit un livre haineux ou me voir décrit à d'innocents
étrangers comme "l'auteur d'une biographie extrêmement hostile
à Céline" me déconcerte alors comme maintenant. S'il
s'était agi de témoigner devant un tribunal, l'exercice serait
différent. Je mentirais avec l'accusé. Céline ne risque plus sa peau.
Céline ne faisait pas dans l'eau tiède et rarement dans la
bienveillance. Il avait le regard aigu et la dent dure. Ceux qui lui
veulent le plus de mal sont à mon sens ceux qui occultent,
travestissent son œuvre et font de lui un délirant : "Céline
the fou" décrit dans les endroits les plus inattendus. J'ai
conscience pour ma part de lui avoir rendu la santé mentale et des
dents : est-ce malveillant ?
Commentant votre
biographie, Henri Godard a écrit qu’on avait l’impression de lire
la vie d’un second Drumont (et donc que l’accent n’était pas
suffisamment mis sur l’écrivain). Que pensez-vous de cette
observation?
Êtes-vous sûr qu'il a écrit
cela ? Et que cela a été imprimé ? Je ne l'ai pas lu. La seule
biographie de Drumont que je connaisse est celle de Bernanos que Céline
a pu lire en 1932. En voilà un qui n'hésitait pas. Il faut supposer
que Godard a voulu me flatter, ce qui n'est pourtant pas son genre. Il
est vrai que le lyrisme mystico-patriote de Bernanos n'est pas non plus
le mien. Peut-être aussi est-ce la "peur" que Godard dit
lui-même éprouver qui a amené Drumont sous ses doigts. Passons.
Comment jugez vous les
travaux de vos confrères céliniens ? Quels ont été, de votre point
de vue, les apports décisifs ?
Ils ont tous eu leur importance
ou leur intérêt même si je m'attache plus aux coups de projecteurs et
aux apports factuels qu'aux paraphrases et aux commentaires. Merci à
ceux qui ont apporté des documents (Lainé les lettres à Garcin,les
lettres à Cillie Pam, Pécastaing les lettres à Zuloaga et ainsi de
suite). Celui qui a fait le travail documentaire le plus important est
évidemment Jean-Pierre Dauphin. On peut regretter le coup de sang ou le
point d'honneur qui lui a fait quitter la partie dont il s'exagérait à
mon avis les dangers et les enjeux.
Pour vous, le
"fil rouge" de l’œuvre de Céline est ce racisme biologique que
vous voyez apparaître très tôt et qui est présent jusque dans l’ultime
Rigodon. Même si cet aspect de l'œuvre n’est pas négligeable,
n’avez-vous pas l’impression d’avoir tellement mis l’accent sur
ceci qu’il semble que, pour Céline lui-même, son travail d’écrivain
était subordonné à cette préoccupation?
Ce fil, c'est vous qui le voyez.
Céline, personne ne le nie, a cru au corps, à la santé du corps, au
dépassement du corps, comme tout le monde aujourd'hui (sport, beaux
enfants, pas d'alcool), mais comme on ne le faisait pas alors. D'où les
effets de rupture.
Il a ensuite étendu au groupe (aux " communautés") la
prescription aux individus. Est-ce unique ?
Comment ces conceptions qu’on dit maintenant temporaires, sans portée
littéraire et donc à oublier, entrent dans l'écriture, la
sous-tendent et l'orchestrent, voilà ce qu'il est permis de se
demander. "L’homme, c’est le style", disait Céline
et cela peut autoriser à aller de l'homme au style... Au moins le temps
de voir. Surtout si, comme lui, on ne croit pas à la Littérature en
soi.
Quelles sont les
éventuelles critiques auxquelles vous vous attendez au sujet de ce
travail ?
Vous les avez anticipées : trop
personnel, trop désinvolte, trop copieux, trop léger. On chicanera des
dates et des virgules. Je ne parle pas des "diacritiques" sans
lesquels Céline nous reste imperméable. Jean-Pierre Dauphin avait eu
l'idée d'assortir ses calepins de bibliographie de pages blanches ou
chacun inscrivait ses apports. Si ce Dictionnaire n'avait pas déjà
atteint la taille critique, j'aurais bien voulu l'imiter. Chacun aurait
pu inscrire son apport, celui qu'il garde jalousement par devers lui.
Les exemplaires auraient été disponibles en solde au bout de quatre ou
cinq ans, on les aurait collationnés et l'on aurait "Dictionnaire
Céline" dont nous rêvons tous : impeccable, exhaustif, unanime.
(Propos recueillis par Marc
LAUDELOUT)
Philippe Alméras, Dictionnaire
Céline. Une œuvre, une vie, Plon, 2004, 880 pages. (Disponible
auprès du Bulletin célinien, 45 € franco.)
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