Rencontre avec celle qui a sacrifié sa vie au docteur Destouches.
" Ma féerie ", disait-il
Les souvenirs de la femme de Céline
" On ne l'a pas compris, Il aimait
les pauvres gens, les malades,
les souffreteux, les prisonniers,
les vieux, les chiens moches.... "
Ça a débuté comme ça. Moi, j'avais rien dit, seulement sonné.
Roxane est arrivée la première, au galop du fond du jardin, tous crocs dehors. Dans son
sillage, Fun se prenait pour un loup. Feindre la hargne est une vieille habitude de la
maison. Il ne faut pas s'y laisser prendre. Quelques caresses et on copine. Tout de même,
on n'entre pas dans l'univers célinien comme à la Sainte Chapelle.
Rien n'a changé au fond, route des Gardes à Meudon. Si, quelque
trente années sont passées. On n'y voit plus Michel Simon, Arletty, Marcel Aymé,
Blondin ou Nimier. Et on n'y garde plus qu'un souvenir, mais si passionné, si
compromettant, toujours en éruption... Encore un journaliste, un voyeur, un dévôt en
extase, un célinomane à deux doigts de l'overdose. On n'en finira donc jamais avec le
scandale. Avec ce brasier. Le Feu de l'enfer...
Lucette est fatiguée par tout ça. La candeur, la douceur, la grâce,
encore et toujours confrontées à cette lave en fusion : Louis-Ferdinand Céline, son
mari. Et on trouve des gens pour dire : "Ce sera pareil en l'an 3000".
La maison de style louis-philippard perchée sur les hauteurs de Meudon
sera ou ne sera pas classée comme "lieu de mémoire". Peu importe. Désormais,
Lucette s'en moque. Elle y tenait seulement pour les animaux, les compagnons du malheur,
tous enterrés là, Bébert le chat, Toto le perroquet, Bessy la chienne, et tant
d'autres... A présent, elle n'attend plus que le repos éternel.
A quatre-vingts ans, la femme du Dr
Destouches est pourtant bien alerte. Même si elle se plaint d'être " fatiguée
", il faut la voir dans sa salle de danse. Droite, souple, légère, une plume au
vent Ou au volant de sa voiture, prendre la direction de Dieppe où elle a un petit
appartement. Sûr qu'il est difficile de se faire obéir par ses chiens, tous tirés des
cages de la SPA, de costauds bâtards, elle est si frêle, mais elle l'a toujours été,
n'a jamais opposé que tendresse et sourire aux grêlons comme aux frelons, elle est comme
ça et on ne se refait pas.
Avec Louis non plus, elle n'avait jamais le dernier mot, la discrète
Lucette. Mais que dire encore sur celui qui l'a séduite lorsqu'elle avait 23 ans ? Que
dire encore sur Céline ? " J'ai déjà tout dit, cent fois, mille fois... Oh !
pas grand-chose, vous savez, et toujours la même chose... Mais je n'ai plus rien à dire
sur Louis... Plus rien."
On n'ose trop insister. Lui quémander quelque anecdote inédite sur !a
vie au château de Sigmaringen, devenu un camp retranché pour " collabos "
aux abois et où Céline est arrivé un vilain matin comme un cheveu dans la soupe avec
Bébert dans sa musette On voudrait bien, mais on hésite à l'interroger sur la
délirante épopée de l'apocalypse sous les bombes, à travers l' Allemagne en flammes,
ou sur l'exil au Danemark, ses onze jours de prison à la forteresse de Vestre Fængsel,
où son mari, lui, est resté un an et demi, "un cul-de-basse-fosse", se
lamentait-il.
D'ailleurs, tout est dit dans la trilogie (D'un château l'autre,
Nord, Rigodon) et dans les nombreuses biographies qui lui sont consacrées,
notamment celle, en trois volumes, de l'avocat François Gibault, devenu l'ami et le
confident de Mme Destouches. Il vient la
voir chaque dimanche depuis trente ans, lui téléphone chaque jour à midi et elle
l'appelle chaque nuit à minuit... Mais enfin, lorsqu'on tient un témoin si privilégié,
personnage d'un roman vécu de ce tonneau, lorsqu'on se trouve en face de la compagne de
tant d'années, de tant d'épreuves, la femme de Louis-Ferdinand Céline, on ne la lâche
pas comme une baudruche dans l'air des jardins du Luxembourg.
Nid de contradiction
Qu'il ait été un rêve enchanté ou un cauchemar, il est toujours
pénible de revenir sur le passé lorsqu'on a parcouru un tel chemin. Les amis ont presque
tous disparu. Arletty que Céline, natif comme elle de Courbevoie, appelait " ma
payse ", est partie aussi pour le grand voyage... Lucette la voyait souvent
rue Rémusat. Elles déjeunaient en tête à tête, simplement, un plat de pâtes, des
yaourts. Elles parlaient cinéma. Et de Céline aussi.
Ah ! Céline, un sujet inépuisable... Bien sûr, elle était à ses
obsèques, effacée comme toujours, personne ne l'a reconnue.
Mme Lucie Destouches,
née Almansor, danseuse étoile, puis professeur de danse, sourit d'un air. tendre à
l'évocation de ses souvenirs. Tandis que Bonhomme, un cocker au caractère joyeux, lui
mordille les mollets, elle regarde Paris au loin, lève lentement son bras droit avec
grâce comme si elle revoyait ces visages d'amis fidèles, de la Butte à Meudon.
" Marcel Aymé venait nous voir chaque dimanche matin. Mais il fallait qu'il
nous quitte à midi pile car sa femme l'attendait à Paris pour déjeuner. Faussement
bougon, Céline le laissait partir à regret en lui disant à midi moins cinq .
"Allez, tire-toi, tu vas te faire engueuler, y a ton rôti qui t'attend. "
Sartre, ce "méchant pitre"
Avec Michel Simon, le dialogue n'était pas triste, on s'en doute.
Lucette les laissait souvent bavarder entre hommes. D'ailleurs, elle avait ses cours de
danse dans la salle du haut. Que se racontaient ces deux compères ? Des histoires
d'animaux, souvent. Chacun avait un perroquet et lui apprenait des mots rarement employés
dans les salons. Ou des histoires salaces, peut-être... En tout cas, le rire, pour ne pas
dire le ricanement de Michel, résonne encore dans ses oreilles.
Leurs points communs étaient nombreux. Entre autres, ils ne se
lassaient pas de railler Sartre, traité de " méchant pitre " et,
plus généralement, de dénigrer les " raisonneurs ", les "intellectuels"
en appuyant bien sur les syllabes. Céline disait : "J'ai pas d'idées, moi !
aucune ! et je trouve rien de plus vulgaire, de plus commun, de plus dégoûtant que
les idées ! Les bibliothèques en sont pleines ! et les terrasses de cafés !
tous les impuissants regorgent d'idées !" L'acteur applaudissait gaiement
l'artiste.
C'était le folklore de la maison. L'ermite de Meudon, nid de
contradictions, excellait dans tous les numéros. Eternel provocateur, grommelant souvent,
se lançant soudain, après un long silence, dans un flot imprécatoire que rien ni
personne ne pouvait arrêter, jetant ses anathèmes à défaut de ses oripeaux, mais
toujours cocasse cependant même lorsqu'il prédisait l'apocalypse,
il pouvait faire le charmeur, jouer de la flûte, et séduire aussi bien les dames que les
messieurs. Demandez donc à Claude Sarraute, devant laquelle l'ogre de Meudon se fit tout
miel un jour pour les lecteurs du Monde, " avec qui on doit se montrer
aimable, gentil... " La journaliste le quitta épatée, presque envoûtée
par cet "homme délicat et délicieux".
Pour Bardamu, mais aussi pour beaucoup d'autres, Mme Destouches regorge
d'indulgence. Entre sa cuisine, petit capharnaüm très célinien, et le salon, qui fut
autrefois, avant que la maison ne brûle en mai 68, le bureau fourre-tout de son mari, où
cohabitaient un couple de tortues et un hérisson apprivoisé, elle murmure tristement,
comme si elle se parlait à elle-même. " On n'a pas compris Céline. Il aimait
les pauvres gens. les malades, les souffreteux, les prisonniers, les vieux, les chiens
moches... Ah , ça. il n'a jamais voulu d'un chien de race. S'il avait pu, il aurait
recueilli tous les chiens perdus, tous les oiseaux blessés. "
On dirait que les animaux du coin se sont donné le mot. Dans le jardin
soigné de Meudon où Bébert a chassé ses dernières souris, on rencontre des
hérissons, des lapins, sans parler des chats, bien sûr, qui connaissent bien
!'adresse...
En 1953, le Dr
Destouches s'était réinscrit au Conseil de l'Ordre (alors de Seine-et-Oise), mais
n'exerçait plus qu'occasionnellement pour des voisins et toujours "à l'il ".
"Admirez Céline, ne le défendez pas"
Mais l'antisémitisme de Céline ? Il faut évidemment, il faudra
toujours, y revenir. Lucette, qui s'était opposée fermement à son mari lorsqu'il lui
lisait des pages de ses pamphlets, a son explication, qu'elle répète inlassablement,
sans toujours convaincre : " Il voyait en eux des fauteurs de guerre. Je
lui ressassais : "Tu as tort, tu t'envoies un pavé à la figure, jette ça au
feu ". Mais il ne m'écoutait pas. Il me répétait : "Tu verras, tu
verras, ils vont tous s'étriper. Mais il était si excessif si outrancier, que cela en
devenait dérisoire".
Les faits demeurent et ne pourront jamais être gommés : si Bagatelles
pour un massacre et L'Ecole des cadavres ont été publiés avant la guerre et
même si on n'imaginait pas alors la réalité des camps de la morts, Les Beaux Draps
sont bel et bien sortis en 1941. Il faut donc prendre Céline tel quel, tel qu'il était.
En bloc. " Admirez Céline, ne le défendez pas " a écrit un jour
François Nourissier.
La vie avec cet homme, chacun s'en doute, ne devait pas être drôle
tous les jours. Consciente d'avoir rencontré et d'aimer un génie, Lucette lui avait
sacrifié la sienne, une vie d'artiste qu'elle qualifie d' " amusante ".
Danseuse dans une troupe recherchée, elle était partie en tournée aux Etats-Unis
pendant un an, puis à Tunis, à Cracovie, en Lituanie... Elle avait dû renoncer à tout
pour rester à ses côtés, le materner. " Il en avait tant besoin. Oui, il était
exigeant, mais par amour. il ne voulait pas que je fasse le ménage, ni la cuisine.
Seulement ma présence lui était indispensable ". Elle était sa " féerie
", ne cessait-il de dire.
Leur vie était bien réglée. Le mardi, elle n'avait pas de cours de
danse. Elle " descendait " à Paris en train pour faire des achats, surtout chez
Fauchon. Il s'inquiétait, connaissait toutes les heures d'arrivée des trains, imaginait
toujours une catastrophe ferroviaire lorsqu'elle n'était pas revenue à l'heure. " Louis
était un anxieux perpétuel ", dit-elle, songeuse, regardant Paris au loin.
Parfois, lorsqu'il estimait qu'elle avait dépensé trop d'argent,
" il m'engueulait " Le soir, de son débit saccadé, il lui lisait ce
qu'il avait écrit, toujours à l'encre sur des feuilles abondamment raturées de papier
jaune qu'il réunissait avec des pinces à linge et
suspendait dans sa cave, un endroit où il se plaisait bien. Il se nourrissait peu et mal
: du thé léger, des croissants, quelques gâteaux dans la journée, " il adorait
les croissants ", une soupe le soir. " Chaque matin, il tenait à me
préparer mon bol de café ". Puis il allait chercher son Figaro dans ta
boîte à lettres. Il s'y était abonné dès son arrivée à Meudon, " pour le
carnet du jour et plus précisément la chronique nécrologique ", affirmait-il.
Lui, ne sortait jamais, sauf pour se rendre chez le dentiste et, deux
ou trois fois, chez son éditeur, Gaston Gallimard avec lequel il entretenait une
correspondance tumultueuse. Un soir et ce fut un événement, il alla à Paris pour
applaudir une pièce de l'ami Marcel, La Tête des autres. Mais, de son arrivée à
Meudon en 1951 à sa mort dix ans plus tard, il ne s'est plus jamais rendu à Montmartre.
Ses amis venaient le voir : le danseur Serge Perrault, de la compagnie Roland Petit, un
ami de sa femme qui s'était pris de passion pour lui, et deux confrères, le Dr Brami, un fidèle, et le Dr Willemin, qui lui fermera les yeux, quelques
autres.
Tout cela est bien loin. Bien vieux. Aujourd'hui, route des Gardes, à
Meudon, il ne reste qu'une vieille dame entourée d'animaux, de souvenirs, de quelques
amis. Et un fantôme qui voyage au bout de la nuit. Un fantôme tout noir.
Francis PUYALTE
(Le Figaro, 30 décembre 1992)