Un roman confusionniste

 

    Pris d'admiration pour Lucette Destouches, non pour le souvenir de la jeune danseuse, mais pour la nouvelle vie de Madame Céline, le sympathique acteur Stévenin est invité aux soirées du bas-Meudon, où se réunit la famille des nouveaux amis, emmène Lucette écouter Johnny Hallyday à Bercy ou l'accompagne un week-end à Dieppe. C'est l'occasion d’une série de portraits et du rappel de souvenirs par les uns et les autres, même si on ne sait pas toujours très bien d’où vient la parole. A la recherche d’un producteur pour tirer un film de la trilogie célinienne, Stévenin résume Nord en mangeant du couscous, et la grandiose chronique comico-lyrique devient un pauvre scénario de cinéma. Nous sommes embarqués dans un roman de style burlesque où le comique de gestes prime sur la musique intérieure. Qu’importe si la dimension poétique est ravalée au niveau du spectacle, ou si les erreurs de faits biographiques parsèment les fausses confidences. C'est le genre qui veut ça.
    Peu inspiré par le roman - de son propre aveu - comme peu doué pour l’étude sérieuse, M.-E. Nabe a tenté le genre du " faux roman vrai " avec Lucette Destouches comme sujet. Disons le tout de suite : c’est son moins bon livre. L'abus de néologismes faciles aux sonorités douteuses alourdit la parodie du conte. Des jongleries de bouffon aux images arbitraires succèdent à des clichés de potache en mal d’originalité : " des sourires d'yeux, des penchements de front, des gestes de doigts "… M.-E. Nabe ne parle bien que de lui-même. Ses portraits ne se différencient guère des caricatures de fanzines. Manque de puissance verbale, d'imagination, de moyens littéraires ? Quelle déception. Ses descriptions de bord de mer où il cherche à montrer un talent de coloriste, n'ont d’égal ridicule que les affligeantes expositions de ses barbouillis. La vanité maladive de M.-E. Nabe ne recule devant rien. Le livre ajoute peu de chose à la magistrale biographie de François Gibault, ou à l'étude que Pol Vandromme consacra à " Lili ". Ce ne serait pas très grave si M.-E. Nabe ne passait des contorsions verbales aux pires diffamations à l'encontre des céliniens, et s’il n'en arrivait à dénigrer Céline par la bouche de Lucette.
    Tous ceux qui ont aimé Céline de son vivant, qui furent choisis pour amis, sont caricaturés à outrance. Portraits bâclés de Le Vigan et de Mahé, diffamatoires, sans recoupements ni vérifications. Marie Canavaggia est accusée de l’arrestation de Céline à Copenhague - d’une indiscrétion due à la jalousie, et devient une hystérique nymphomane qui a la goutte au nez en permanence. Pierre Duverger soulève des lattes du plancher à la mort de Céline en espérant trouver un trésor de viking. Dit avec la voix de Lucette, c’est sans doute mélodieux, amusant, poétique, convainquant, mais sous la plume de Nabe, cela devient une suite d'histoires bêtes et méchantes, dans le style des revues à la mode chez les lycéens. M.-E. Nabe répète platement ce qu'il a cru entendre, et sa désinformation ne vient même pas du sens de la dérision. Ce qui peut se dire ne peut pas toujours s’écrire, ou traduit la bassesse du comique sans génie, menteur comme la littérature de magnétophone. Ce n’est pas tout d’enregistrer, les musiciens le savent bien : c’est souvent le contraire de ce que l’on cherchait qui se fait tout à coup entendre. " L'émotion est fuyante " avait écrit le maître : ne capte pas qui veut les subtilités. Vous connaissez L'Oiseau bleu de Maeterlinck, qui n’a plus de couleurs quand on l’attrape ? Le chant des sirènes sur bandes magnétiques, sans alchimie, perd de même toute sa féerie musicale. Sans transposition, c'est mortel, et toute la vie n’est pas transposable Céline l’avait répété. Et c'est pourquoi Lucette parle peu dans ses livres.
    M.-E. Nabe fait le pion qui distribue les bons et mauvais points selon des critères convenus. Haro sur le docteur Camus, silence sur Pierre Monnier, haro sur la fille de Céline... Plus de serpents que de perles ! Tous les témoignages sont brouillés par la fantaisie la plus irréelle ou suspects de vengeresse intention. Le livre qui aurait pu servir de témoignage si son auteur n’avait pas triché en mêlant la vulgarité de ses goûts personnels aux souvenirs les plus imprécis d'autrui, ne pourra pas servir de référence. M.-E. Nabe salit tout. Quelques amis seraient mieux traités comme Mouloudji, mais leurs portraits sont vraiment bâclés : réduire ce chanteur à un statut de " bretonkabyle " est préférer la formule raciste à la profondeur humaine. Quant à la qualité des opinions, du style ou des jugements de M.-E. Nabe, comparez, par exemple, ce qu'il dit d’Elizabeth Craig (" Il fallait être bête comme un Gluviard pour ne pas se rendre à l'évidence : l'Impératrice n'était qu'une petite Yankee idiote et sans poésie ", p. 213) avec ce qu'en disait encore Céline au Danemark : " Quel génie dans cette femme ! Je n'aurais jamais rien été sans elle. Quel esprit, quelle finesse... Quel panthéisme douloureux et espiègle à la fois. Quelle poésie... Quel mystère... Elle comprenait tout avant qu'on ait dit un mot. Elles sont rares les femmes qui ne sont pas essentiellement vaches ou boniches - alors elles sont sorcières et fées ". " Idiote comme Craig et bête comme " Gluviard " ? Bête comme Céline ? Ou idiot et bête comme M.-E. Nabe ? C'est peu servir l'histoire et l’héroïsme de Lucette Destouches que d'abêtir le génie de Céline, sa diversité et sa complexité.
    On se surprend aussi à relire des passages de Vitoux ou de Duneton, mais à la fois sans leur chaleur ou leur pudeur. Des jacasseries de journaliste en mal d'inspiration, à la recherche du détail qui épaterait le lecteur. Les emprunts à d’autres études sur Céline sont nombreux, n'ont pas même l'excuse de la parodie, et ce remplissage devient vite ennuyeux. Des pages entières viennent des souvenirs de Perrault, ami charmant, lui en revanche, promu maître de ballet du " château bleu ". Rassurez-vous... le perroquet Toto a droit aux flatteries. Dans ce bouquin touffu et bâclé, trop de flagorneries et de diffamations trahissent une vulgarité d’âme sans doute incurable : du narcissisme de midinette jalouse des rivales ou des camarades, on passe à la parodie des mythomanes en mal de reconnaissance.
    Le chapitre consacré à la réception chez François Gibault après le Colloque 94 est bourré de tellement d’erreurs et de sottises que l’on ne peut plus accorder la moindre véracité au reste de l’ouvrage. Vision d’un trou de serrure, et, plus grave, encore des diffamations. Nabe arrive après la bataille et, de rage, sonne la charge sur son petit tambour. C’est un jaloux. Le Castiglia qu'il brocarde a plus fait pour la connaissance de Céline en travaillant pour la Pléiade qu'Alain Zannini n’a encore fait à jouir de ces mêmes Pléiades. Nabe se trahit, fait le malin, et rate la cible. L'intérêt des petits règlements de compte avec les céliniens échappe à la littérature, et le livre excitera peut-être quelques journalistes, mais n'intéressera guère les amateurs de Céline. Dans trois mois, on n’en parlera plus, tandis que dans dix ans, on lira encore les travaux de Juilland, Debrie, Godard, ou les publications de Jean-Paul Louis. Le vent emporte !...
    Un roman fait de bavardages et de diffamations. Mais le nom de Céline sert de publicité sur la bande, peut attirer les ricaneurs, et tromper les naïfs sur le monde célinien. Les rares belles phrases qu’on y trouve ne sauvent pas du ratage. Quand Nabe décrit une soirée au " château bleu " du bas-Meudon, on retrouve une nouvelle de Marcel Aymé, celle qu'il consacre à l’atelier de Gen Paul. Hommage ou décalque ? Quand Jean-François Stévenin résume à des abrutis le scénario de Nord nous retrouvons Mort à crédit, la lecture à Gustin Sabayot de La Légende du roi Krogold. Hommage encore ou procédé ? Le chapitre du voyage à Dieppe aurait fourni une bonne nouvelle. Cela ne fait pas un roman. On annonçait une belle histoire d’amour, on nous passe un film raté, une succession de niaiseries démodées. Mondanités, rockeries et vulgarités.
    Lucette méritait mieux, plus de générosité, de finesse, de compréhension, autre chose qu'une ébauche, qu’une suite de ragots, et moins de petitesses. Son imaginaire ne peut être tissé de ces fariboles pour salonards, ou alors son château enchanté l'est par de biens méchantes fées. La baguette magique sera tombée en quelques malveillantes mains. Le monde de la danse classique, et de l’art comique, naît d’une émotion étrangère à l’expression d'une Billie Holiday du jazz ou du music-hall. La confusion des esthétiques a poussé M.-E. Nabe dans l’erreur d’interprétation. Il a " joué " Lucette comme un jazzman joue un " standard ", en y ajoutant même divers morceaux d’un pot-pourri. Sous le projet clinquant, c’est une faute de goût.
    Mais le plus beau portrait de Lucette n’a-t-il pas déjà été fait par Céline ? Dans sa correspondance davantage que dans ses chroniques. Et avec quel génie. " Ma femme, la meilleure âme du monde, Ophélie dans la vie, Jeanne d'Arc dans l'épreuve, toute en gentillesse, dons, bienveillance, amour "... Qui dit mieux ? Céline taillait ses mots dans la chair de la vie, Nabe en est encore à jouer avec les mots. Il confond le tohu-bohu des enfants gâtés avec la véritable musique de a vie et des hommes. Il n’a pas encore été " détaché ", comme Céline, au vent des malédictions. Nous ne lui souhaiterons d’ailleurs pas. Et il sait virer sous le vent.

Éric Mazet

 

Marc-Édouard Nabe. Lucette, Éditions Gallimard, collection " Hors-Série ", 130 frs.