HOMMAGE À JEAN-PIERRE ENARD
(Bulletin célinien n°62)

EN HOMMAGE AU CRITIQUE LlTTÉRAIRE ET ROMANCIER MORT RÉCEMMENT, NOUS REPRODUISONS CI-DESSOUS L'ARTICLE PUBLIÉ LE 2 DÉCEMBRE 1980 DANS LE QUOTIDIEN DE PARIS SOUS LE TITRE "LES CÉLINE : FIDÉLITÉ ET DÉVOUEMENT".

 

    Une fois au moins dans ma vie, j'aurais mangé des gâteaux avec une héroïne de roman.
    C'était il y a trois ou quatre ans à Meudon, au bord de la Seine. Sur la grille du pavillon, que défendaient des molosses agressifs, un écriteau indiquait qu’ici, Lucette Almanzor donnait des cours de danse, mais la femme à la soixantaine menue, avec son pantalon noir serré et ses cheveux roux tirés en bandeau, n’était pas seulement une ancienne danseuse de l'Opéra Comique qui initiait les petites filles de banlieue à l'entrechat et au jeté-battu. Sous le nom de Lili, elle avait été la compagne de Ferdine, de La Vigue et du chat Bébert à travers l'Europe en flammes D’un château l'autre, de Nord et de Rigodon. Céline était mort en juillet 61, Bébert et Le Vigan avaient disparu, le pavillon du docteur Destouches avait brûlé en 68. Pourtant, je reconnaissais bien Lili, avec sa grâce, son désarroi, sa tendresse pour les animaux. Si j'en avais douté, le perroquet Toto, dans sa cage, m'aurait confirmé que, durant cette heure-là, nous jouions, comme malgré nous, à être des personnages de Céline.
    Les écrivains ont souvent de drôle de manières. Comme il y a la madeleine de Proust, il y a la Madeleine de Gide. Encore celui-ci l’a-t-il réduit à la transcription phonétique de son initiale : Em. Madeleine devient Emmanuelle, Lucette, Lili. Qu’il l’adore, qu’il la martyrise, qu’il la délaisse, l’écrivain finit toujours par mythifier sa femme. La présence de Lili rend l'odyssée de Louis-Ferdinand encore plus déchirante. À la limite, il lui a même volé son métier de danseuse et si l’on s'émeut en songeant au cours Almanzor, c'est à cause de Scandale aux abysses, Ballets sans personne, sans musique, sans rien.
    D'autres parleront de la fidélité de Lucette envers Céline, de son dévouement, de son courage, de la conscience qu’elle a d'être dépositaire d’une œuvre. Moi, je ne retiendrai que les confidences entrecoupées de longs silences, une certaine manière de se dérober, des regards qui se perdent vers la Seine, où chaque soir le docteur Destouches faisait sa promenade, bref, ce secret intime à quoi se résume toute une vie de couple, et que l'écrivain lui-même n’est pas parvenu a violer.

 

Jean-Pierre ENARD