Marc-Edouard Nabe publiera prochainement chez
Gallimard un livre entièrement consacré à celle qui vécut avec Céline durant
vingt-cinq ans, de 1936 à sa mort. Ce ne sera pas le premier livre la concernant puisque
Pol Vandromme est l'auteur d'une subtile analyse de son personnage romanesque, Du
côté de Céline, Lili, parue en 1983.
En attendant, nous avons exhumé une des plus importantes interviews
qu'elle ait données à la presse. Cet entretien fut réalisé (au magnétophone) par
Philippe Caloni et Gérard Guégan, cinq ans après la mort de Céline. Il y est question
de Rigodon car sa parution était alors annoncée. Il faudra, en fait, encore
attendre trois ans avant de le voir édité.
Nous avons tenu à reproduire ce document dans son intégralité même si, sur certains points, Lucette Destouches ne craint pas de conforter la légende célinienne. Si son plaidoyer décline parfois la défense forgée par Céline soi-même, au moins était-elle, on peut le croire, de bonne foi. Depuis, près de trente ans ont passé et certaines affirmations (aucune prise de position de Céline sous l'occupation, rédaction des Beaux draps antérieure à celle-ci, etc.) ne résistent plus à l'épreuve des faits aujourd'hui attestés. Reste le témoignage, irremplaçable, sur l'homme qu'elle a connu. Emouvant, car sincère et pudique à la fois, il méritait assurément d'être redécouvert.
Dabord, il y avait les chiens. Trois énormes
blocs menaçants, remparts vivants contre lintrus. Ensuite, leur maîtresse.
Collants noirs, turban rose, image classique d'une danseuse qui ne lest pas moins.
Lucette Almanzor maître de ballet dans cette villa du bas-Meudon, semblait inquiète.
" Vous venez pour mes cours ? ". Question sans réponse.
" Pour Céline, alors ? ". Nous hésitons : " Oh, pour
les deux... " Elle feignit de ne pas remarquer ce mensonge. Inévitablement,
d'autres sensuivirent. Chacun joua ce jeu, plus révélateur en fait de notre façon
de penser que ne laurait été un exposé de principes, sec et imprécis.
Est-il vrai qu'un autre roman de Céline va paraître ?
Oui, il sagit de Rigodon. Il y a maintenant quatre ans, depuis la mort
de Louis, que nous y travaillons. On le reprend, on le déchiffre... Mais il sera prêt
très prochainement. Pour le mettre en forme, ça n'a donc pas été facile. Nous ne
disposions que d'un brouillon. Définitif, cependant !(1)
Seulement, il ne lavait pas recopié au propre. Or, comme il écrivait avec
difficulté, ayant très mal au bras, nous avons eu beaucoup de peine.
Comment avez-vous exactement procédé ?
Cest mon avocat qui s'en est occupé, qui l'a recopié
lui-même, à la main, aidé de sa secrétaire, sans rien déranger, en respectant tout...(2) Certes, il reste quelques mots indéchiffrables, mais l'essentiel est
que ce soit fini.
Qu'allez-vous faire pour ces mots indéchiffrables ?
Je respecterai tout, cest-à-dire que je n'en mettrai
pas un autre. Sans doute, ce sont des mots quil avait inventés, et si nous ne
parvenons pas à les retrouver, autant les laisser en blanc. Je les ferai photographier et
je les placerai à la fin du livre. Ainsi pourra-t-on juger de leur sens présumé.
Que représente ce livre dans l'uvre de Céline ?
C'est la suite de Nord, la relation de notre
traversée de l'Allemagne dans les deux sens pour ensuite aboutir au Danemark. ça dure
vingt et un jours.
Et il l'a écrit en combien de temps ?
Il le ruminait depuis longtemps, il y pensait sans cesse. Et
puis, il a mis deux ans; il est allé très vite pour ce livre.
Vous qui l'avez lu, ça se présente comment ?
Je vous l'ai dit, c'est la suite de Nord cest-à-dire
que c'est aussi bon. Cest laboutissement de tout son travail, de ses études
sur le français, le plus précis, le plus simple, celui qui donne le plus de...
Pourquoi ce titre ?
Il en avait choisi plusieurs. Rigodon lui semblait
plus approprié. Nous avons donc traversé cette Allemagne en feu. Les armées étaient en
déroute. Elles rentraient au pays. C'était la fin... Les Russes, les Américains, les
Français, de toutes parts, envahissaient l'Allemagne. Aussi étions-nous bousculés.
Tantôt, on avançait, tantôt on reculait... Or, le rigodon est une danse : un pas
en avant, un pas en arrière. Doù son choix pour le titre.
Avez-vous la moindre idée sur la façon dont ce livre va être accueilli ?
Va-t-il dissiper le malentendu qui...
Il n'y a pas de malentendu avec Céline, ce sont les autres
qui l'ont créé. Céline n'était quun écrivain... Il y a toujours des idiots, et
comment les empêcher dagir ? Mais, un jour, tout cela disparaîtra. Il ne restera
plus que l'écrivain ou le médecin. Il a essayé d'aider les gens, mais il n'a jamais
fait de politique. Ça ne l'intéressait pas.
Vraiment, ça ne l'intéressait pas du tout ?
Oh ! non, pas du tout ! Mais il est à craindre
qu'on l'étouffera (3). Savez-vous que je ne peux aller dans une
librairie demander du Céline sans qu'on me réponde qu'il n'y en a pas. C'est quand même
extraordinaire ! Aussi ne donnerai-je Rigodon que si je vois réapparaître
les autres livres. Sinon, ce n'est pas la peine, car c'est à l'éditeur, n'est-ce pas, de
faire son travail, ou à celui qui diffuse... A quoi servirait alors une publication si on
ne peut la trouver en boutique ?
Vous donne-t-on les raisons de cette absence ?
Non, non... Ils ne l'ont pas, c'est tout ! Toutefois, il est étrange qu'ils
nenvoient pas une commande à Hachette [NDLR : diffuseur de Gallimard à l'époque].
Il y a des gens qui m'écrivent pour me demander où l'on .peut trouver Céline. Souvent,
je les envoie chez Gallimard. Quelques jours après, ils m'écrivent à nouveau pour me
dire que Gallimard aussi en manque. Où passent-ils donc ? Veut-on favoriser ceux qui
imitent Céline ? A la Nationale, certains de ses livres ont disparu ; Les beaux
draps ou l'Hommage à Zola, par exemple...
En donnant Rigodon à un éditeur ne craignez-vous pas qu'il subisse le sort
des autres ?
Ce nest pas son intérêt... Je ne sais pas encore ce que va en dire
Gallimard. Je ne lui en ai pas encore parlé. Qu'aurait fait Louis, à ma place ? Mais
comment savoir puisqu'il est mort le jour même où il a terminé avec ce livre.
N'allait-il pas entreprendre autre chose ?
Oui, mais c'était différent, cétait un livre pour moi. Sur la
danse...Comme tous les jours, je lui parlais de la danse, il m'avait dit : " Je
vais en faire un livre, mon dernier. " Il ne voulait plus écrire de romans,
cétait terminé. Sur la danse, c'était autre chose, des anecdotes, des petits
trucs, c'était amusant...
Pourquoi ne voulait-il plus écrire de romans ?
Il trouvait quil navait plus rien à dire... Cétait une époque
finie, il était très fatigué. Il est mort d'épuisement, dailleurs.
Vivait-il isolé du reste des écrivains ?
Il ne recevait jamais personne. Comment laurait-il pu avec le travail qu'il
poursuivait et son état de santé ? Et puis, ce n'était pas un homme de lettres,
c'était un médecin qui aimait le français, qui souhaitait le perfectionner. Il avait
trouvé sa manière à lui de l'écrire, et il la perfectionnait sans répit.
Exerçait-il ici ?
Il n'était pas installé, mais il aimait tellement la médecine qu'il était
toujours disposé à donner un conseil. Toujours gratuitement, d'ailleurs. Il était
médecin et non commerçant. Mais, depuis la prison, depuis le Danemark, il avait perdu
toute sa vigueur d'antan. Aussi conservait-il toutes ses forces pour travailler à ses
livres.
Au Danemark, des écrivains se sont-ils manifestés auprès de lui ?
Il y a eu Paraz, qui a été gentil, qui lui a écrit, et Marcel... oui, Marcel
Aymé. C'était un ami très sincère, mais autrement...il ne fréquentait personne .
Lisait-il d'autres écrivains, des modernes ?
Evidemment, il regardait ce qui se faisait. Il se documentait sur leur travail. Il
avait son avis personnel :il ne voulait pas quon ébauche un roman mais quon
lécrive. Ce qui l'intéressait, ce n'était pas le roman, cétait
lécriture. Tenez, il aimait bien les correspondances historiques. Mais les
modernes, très peu !
Mais n'y avait-il pas des écrivains contemporains qu'il portait dans son cur
?
Il ne jugeait pas... Sans exiger quon limite, il voulait que l'on
travaille : il trouvait toujours que les auteurs ne travaillaient pas assez, même s'ils
étaient très doués, qu'ils n'allaient jamais jusqu'au bout de leur travail... Sauf pour
Marcel Aymé, qui, selon lui, était un conteur extraordinaire. En fait, il lui arrivait
souvent de relire La Fontaine.
Et au Danemark, comment ça s'est-il passé ?
Ça a été très difficile. La prison, puis après, cinq ans durant, une
chaumière sans aucun confort, sans électricité, sans rien... On avait à notre
disposition uniquement de la tourbe et des bougies. On a vécu cinq ans comme ça, avec 30
en dessous de zéro. Louis était malade. De toute manière, même bien portant, la
situation eut été très pénible. J'ignore pourquoi on l'a fait souffrir comme ça.
Javoue que je n'ai pas encore compris. Certes, il a eu contre lui l'acharnement de
M.Guy de la Charbonnière (4). On peut dire son nom... C'était un fou,
un maniaque. Il avait été nommé, je ne sais pas pourquoi, ambassadeur au Danemark...
Avant la Libération, il était à Vichy. Tout à coup, il a fait volte-face, au dernier
moment, et il s'est trouvé ambassadeur à Copenhague. Dans cette ville, il ne se passait
rien. Aussi s'est-il précipité sur Céline, qui était pourtant en règle. Enfin, il
s'est acharné ! Il a prétendu que Louis avait vendu la ligne Maginot [sic]...
n'importe quoi ! Il a donc fallu l'arrêter. Les Danois n'y tenaient pas. Mais
l'autre insistait, menaçait le Danemark d'une guerre [resic] si Céline n'était pas
arrêté. En définitive, les Danois furent convaincus de tenir là une pièce très rare,
un criminel de guerre. On a demandé une commission rogatoire, ce qui se fait d'habitude.
Mais personne n'est venu, parce que personne n'avait rien à dire. Il n'empêche qu'on l'a
gardé en prison deux ans, dans la cellule des condamnés à mort, sans air, sans... Juste
un petit soupirail et, pour nourriture, trois carottes et un citron. Une fois par semaine,
jallais le voir Toutes nos rencontres se tenaient en anglais, la seule langue
autorisée. Dans sa cellule, il était enchaîné. Ce qu'il en rapporte dans ses livres
est d'ailleurs au-dessous de la vérité. ça a été bien plus dur qu'il ne le dit.
Mais, sans doute, son activité en France durant l'occupation...
On ne lui a reproché que Les beaux draps. Or, ce livre, il l'avait écrit
avant la guerre, pas sous les Allemands (5). Hélas ! il n'a été
publié qu'en 1941, je crois. Il n'y avait que ça, parce qu'il n'a rien fait de
répréhensible durant l'occupation. Mais croyez-vous qu'il y ait encore quelque intérêt
à revenir sur ces vieilles histoires ?
Il nous semble difficile d'oublier de tels événements.
Louis n'était pas un politique. Il l'a crié partout. Il souhaitait simplement que
l'homme soit mieux dans sa peau, qu'il ne soit pas déçu, pas trop malheureux, et enfin
qu'il soit un idéaliste. Il n'aimait pas les catégories... Mais je ne trouve pas qu'il
soit intéressant de continuer sur ce terrain.
Pourquoi pas ?
Bon... A un moment donné, il a déclaré : " Il ne faut pas faire la
guerre ". Il a eu peur. Vous comprenez, quand on a subi comme lui le choc de 14,
on n'a qu'une obsession : en finir avec les guerres. Aussi, par tous les moyens, a-t-il
voulu éviter 39. Il l'a dit brutalement, parce que tout ce quil faisait était
direct. Les gens nont pas entendu, nont pas écouté. Après, ce nétait
plus la peine d'en reparler... Malheureusement, ceux qui ont voulu s'en servir
politiquement en ont profité. Mais ce nétait pas son but. Il souhaitait ne
prévenir que le Français. Il ne faut pas le mélanger avec la guerre, c'est cela qui est
embêtant. Durant l'occupation il a tout de suite vu quil était de trop.
Cétait fini, il navait plus rien à dire. Au contraire, tout ce quil
aurait pu raconter laurait situé du côté où il navait pas envie de se
trouver. Ainsi, puisqu'il faut vous parler de cette malheureuse histoire juive, il
na pas voulu les accuser car il ne souhaitait pas quon les inquiète.
Lorsqu'il a écrit sur eux, il na jamais pensé à ce qui est ensuite advenu. Et
pourtant, il a refusé les ponts d'or quon lui a offerts pour quil prenne
parti. Il est même allé jusqu'à se battre avec des gens qui lui tenaient de tels
propos... Dailleurs, il s'est rapidement aperçu que le problème juif était
dépassé par la menace chinoise. Cela dit, tout ceci est oublié.
Mais Simone de Beauvoir, dans ses Mémoires, parle toujours de Céline comme
d'un fasciste (6).
Fasciste ? Cest idiot. Il faudra qu'elle ravale ce qu'elle a dit. Elle sera
obligée, car cest tellement bête comme accusation. Elle se rend ridicule par de
tels propos. Tout ça, c'est de la jalousie... Je sais, dautre part, que Sartre
aurait bien aimé que Louis soccupe... il écrivait à lépoque, Les
Mouches. Louis navait contre lui aucun préjugé. Tout simplement, il avait
décidé de ne rien faire puisque c'était loccupation. Il déplorait même que Les
beaux draps aient été publiés. Les seuls contacts quil ait eus avec les
Allemands, cest lorsqu'il fallait leur demander un peu d'essence pour sa moto, pour
lui permettre d'aller à Bezons, où il était médecin du dispensaire. Et parfois des
laissez-passer, des petites choses comme ça, mais de ça je préfère ne pas en parler.
Louis ne voulait pas en entendre parler Aussi ne devrais-je rien en dire... oui, des
laissez-passer pour des gens quil voulait aider A part ça, il n'a rien fait durant
la guerre, rien du tout. A Sartre, il lui a... quand il lui a demandé ça, il lui a
répondu : " Non, je n'ai rien à faire avec les Allemands. "
C'est ce que Paulhan, un des dirigeants de la Résistance, a toujours affirmé.
Il a raison car ce que lon a reproché à Louis, c'est de sêtre
isolé, de sêtre coupé des deux camps en présence.
Mais était-ce bien choisir la liberté que de ne pas s'engager dans une telle
période ?
Je vous le répète encore une fois, Louis n'était pas un politique.
" Je suis un artisan, disait-il, je forge la langue française. " Ça
l'irritait, cette langue qui était trop longue à sexprimer : il souhaitait la
raccourcir, la rendre plus imagée, plus virile, plus forte. Il y est d'ailleurs parvenu
puisque tout le monde, aujourd'hui, essaie de limiter.
Reconnaître la beauté de l'enveloppe n'empêche pas les lecteurs de rechigner sur
la lettre, c'est-à-dire le contenu.
Contenu... contenu, quoi ! Tenez, Louis, cétait saint François
d'Assises, saint Vincent de Paul, voilà . Il disait : " Des gens souffrent et
il ne faut pas qu'ils souffrent ". Il allait vers ceux qui étaient malheureux.
Aussi, dans ce combat, était-il tout seul. Il a hurlé, tant qu'il a pu, pour défendre
les misérables. C'est vraiment ça, la vérité. Ici, on avait remarqué un pauvre type
tout vieux, ce quon appelle un économiquement faible. On le voyait, tous les soirs,
remonter la côte, de plus en plus courbé... avec un morceau de pain qu'il allait
chercher sans doute assez loin. Eh bien, Louis pleurait sur cet homme-là. Ça paraît
ridicule de lavouer ainsi. Cétait son obsession, ce pauvre homme. Ça,
c'était le fond de Céline. Et comment le faire admettre au monde ? Ce bonhomme qui
cassait tout...
Et de quelle façon se comportaient les gens ?
Très mal ! Ils ne comprenaient pas qu'un homme puisse s'occuper deux.
Les nécessiteux, eux-mêmes, étaient toujours très étonnés qu'il puisse leur
consacrer quatre heures pour les soigner. Sa vie entière tourne autour de ces petites
choses. Ce qui, dès lors, paraît extraordinaire, c'est qu'il ait pu bâtir une
uvre aussi importante, alors qu'il était obsédé par un enfant qui toussait, par
un vieillard qui souffrait... Il me semble cependant que cela se voit lorsqu'on le lit,
même dans le Voyage au bout de la nuit... Ça saute tellement aux yeux que l'on
na même pas besoin de lexpliquer.
Surtout les trois premières pages du Voyage...
C'est un cri dhorreur contre la souffrance. Toute sa vie, il est allé
jusqu'au bout. A la vérité, s'il est parti pour l'Allemagne, c'était pour connaître la
vérité, pour savoir vraiment ce qu'il en était. Il est allé se mettre dans la
fournaise alors quil aurait pu, par mille occasions, débarquer en Angleterre [sic]
ou en Espagne. Il aurait pu se mettre à l'abri. Il a refusé. Il a voulu jeter un coup
d'il sur l'Allemagne pour ensuite rejoindre le Danemark, où il avait de
largent. Croyez-moi, il était poussé par la curiosité ! Même en 40, on
aurait pu très facilement disparaître en Angleterre. En effet, on suivait l'exode, on
disposait d'une ambulance. Lorsqu'on est arrivé à La Rochelle, on nous a embarqués sur
un bateau... Louis s'est récrié, il voulait rester en France, car c'était son devoir.
Cependant son antisémitisme...
Il faut le localiser dans le temps. Tout est si simple. Pourquoi rabâcher ?
Brisons là. Le magnétophone gêne Mme Céline. La
mécanique la fige dans une attitude qui lui paraît sereine. Plus tard, en labsence
de tout micro, elle nous reparlera plus librement de cette époque. De Robert Le Vigan,
l'acteur fameux de Goupi Mains Rouges : " Il avait deux obsessions
: manger et trahir. L'une n'allait pas sans l'autre. Aussi, chaque jour, dénonçait-il
Céline à la Gestapo, rapportant ses propos anti-allemands. Et pourtant ils étaient amis
... " (7) De l'Allemagne : " Les nazis pressaient
Céline pour quil prenne la parole dans un camp de prisonniers français. Céline
s'y refusait. S'il parlait, disait-il, il attaquerait lAllemagne. Et il le fit.
Ayant finalement accepté, il tint, en effet, devant le stalag les propos suivants :
" En 40, vous ne vous êtes pas battus " et maintenant que l'Allemagne
s'effondre, vous ne vous révoltez pas ! " Deux heures durant... Résultat
? Nous fûmes incarcérés dans un camp dobjecteurs de conscience !" (8)
Comment organisait-il son travail d'écrivain ?
Toutes ses recherches portaient sur le style. Pour toucher le lecteur, pensait-il,
il faut adopter son langage. Il recherchait donc une plus grande simplicité. Pour y
parvenir, il travaillait d'arrache-pied.
Est-ce que les mots, par exempIe...
Il en inventait. Il cherchait un rythme, il cherchait à entrer dans les choses et
non pas à les voir de l'extérieur. Il restait sur un mot des jours entiers. Et même un
mois s'il le fallait.
Avait-il des plaisirs en dehors de celui que pouvait lui procurer le travail ?
Il aurait pu en avoir mais il n'en avait pas le temps. Volontairement, il na
fait que travailler car, physiquement, il n'était pas très solide. Il travaillait une
heure ou deux par jour ; le reste du temps, il était hébété de fatigue. Il avait
vraiment de très graves maladies. Les fièvres qu'il avait contractées lors de son
séjour en Afrique, ce bras qui lui faisait horriblement mal puisque, à la fin, il ne
pouvait plus du tout écrire... Ce bras mort lui a causé mille douleurs. Mais cest
sa tête surtout ! Soldat, il avait subi un traumatisme crânien. Sans doute, quelque
chose a dû éclater à l'intérieur de sa tête. Conséquence : un bourdonnement
intermittent, comme un train qui passerait jour et nuit sur votre tête. Et, chaque fois,
les crises devenaient un peu plus insupportables. Sa tête éclatait, elle se soulevait...
Il restait souvent pendant une demi-heure comme cela. On lui reprochait sa brutalité à
légard des visiteurs, des journalistes surtout. Supposons que vous layez vu
lui et non moi, que vous layez intéressé, il vous aurait longuement intéressé,
il vous aurait longuement parlé. Il se serait sans doute énervé. Avant de pouvoir
retravailler, il en aurait eu pour trois jours. Aussi était-il avare de son temps. Quand
il voyait les gens, il les repoussait, parce qu'il savait quil navait plus
beaucoup de temps. On prétendait alors que cétait un sauvage... Simplement, il
économisait son temps. Tenez ; il avait toujours eu envie d'aller au musée de la
Marine, et pourtant il ne sest jamais accordé le plaisir de prendre un taxi pour y
faire un saut. Jamais on n'a participé à une fête, jamais on nest allé au
cinéma. Il était attaché à son travail, comme s'il avait vécu au Moyen Age. Il
adorait les bâtisseurs de cathédrales qui faisaient un énorme travail et qui ne
parlaient pas !
Il croyait d'ailleurs beaucoup au Moyen Age...
Il souhaitait être anonyme, il ne voulait pas entendre autour de lui :
" Cest Céline, c'est le grand. " Il s'en fichait. La preuve ?
Cest qu'il a pris le nom de Céline pour que l'on ne parle pas de Destouches.
Céline, pour lui, c'était un masque, le nom de sa mère. Quand on le reconnaissait, il
était malheureux. Ici il avait mis sur sa plaque Destouches, en espérant quon ne
saurait pas qui il était, non pour se cacher du point de vue politique mais par simple
modestie. Jamais il ne relisait ses livres. Pour la Pléiade, lorsqu'il a fallu corriger
les épreuves, il en fut malade. Il navait aucune vanité, il n'aimait pas la gloire
; il aurait simplement aimé que les Français reconnaissent qu'il avait fait un effort en
faveur de leur langue. Un point c'est tout !
A lire et relire ses livres, on sent un Louis-Ferdinand Céline amoureux de
l'argent...
Il avait peur de la misère ; il l'a trop connue, étant jeune. Il redoutait de
revenir en arrière, de tomber, de traîner dans un hôpital pendant des années. Aussi
répétait-il souvent : " Je veux au moins pouvoir finir mes jours dans une
chaumière, chez moi et tout seul... " et il avait raison. Vous savez, après le
Danemark, il a tout fallu recommencer. Il ne pouvait plus marcher, il ne voyait plus. Il
avait eu la pelade, maladie qui date de Philippe-Auguste ; on perd ses cheveux, ses
dents. En somme, cétait un mort qui continuait à vivre !
On se souvient toujours mal de la mort de Céline.
Oh, il ny a rien à en dire sinon que la presse, télévision, et cinéma se
sont rués sur sa dépouille comme une meute de chacals. Il y en a même qui m'ont
téléphoné parce que je navais pas voulu annoncer sa mort (9).
Ainsi, une journaliste m'a appelée en prétendant être très malade ce qui m'a forcée
à lui révéler la nouvelle de sa mort. Ils ont tout essayé... Or il ne voulait personne
à son enterrement. Il mavait dit : " Je veux la fosse
commune. " Moi, je nai pas voulu, jai fait venir de Bretagne un
petit bout de pierre, mais lanonymat a été respecté.
Parmi les gens qui ont beaucoup fait pour que l'on reparle de Céline, il y a
Jean-Luc Godard. Il suffit de voir Pierrot le fou...
Godard est un jeune, plein denthousiasme. Il ressemble un peu à un cheval
qui semballerait. Il ne sait pas encore très bien courir.
Mais n'aviez-vous pas demandé l'interdiction dUne femme mariée ?
Non, je nai pas exigé l'interdiction... J'avais trouvé que le texte de
Céline n'était pas bien servi, car il n'était pas vulgaire, même lorsqu'il employait
la vulgarité. Cest la première qualité de Céline, c'était plus fort que lui, il
était... un aristocrate. Aussi me semblait-il que Godard lavait mal employé...
A quoi ressemblait une journée de Céline ?
Je vous l'ai dit : il ne pensait qu'à son travail... Il ne dormait pas, la nuit.
Dans notre chambre, j'avais toujours à ma portée un crayon, du papier. Il me disait:
" Ecris, écris, écris ça, écris ça ! " Et le lendemain, il
reprenait tout son ouvrage. Pour un livre, il écrivait, je n'exagère pas, peut-être 90
000 pages. Il ne raturait pas... Il recommençait sans cesse. Il écrivait un roman en
entier, puis il recopiait en enlevant ce qu'il trouvait trop lourd Ou trop...Il coupait,
il le reprenait, comme un dessinateur qui recommence éternellement le même dessin.
Dans ses livres, Céline a toujours exprimé des ressentiments. Dans la vie, a-t-il
exprimé des sentiments ?
Non, non, il avait trop de pudeur mais, vous m'entendez, jamais.
Même à vous ?
Il aurait trouvé ça si choquant... Il laissait voir son amitié, son amour, dans
sa manière détre, dans sa manière de s'occuper des autres. Sa dureté servait à
cacher un cur excessivement sensible, excessivement tendre. Cest à ça qu'il
faut penser.
Etait-ce difficile de vivre avec lui ?
Evidemment, il souffrait tellement. Il ne pensait jamais à lui, ni pour son
habillement, ni pour sa nourriture, ni pour son confort. Il ne voulait pas être aidé. Je
ne lui ai jamais vu un moment de faiblesse. Je vous dis, Louis c'était saint Jean la
Croix, François d'Assises.
Quelle était sa position profonde en face de la religion ?
Il était trop pudique pour en parler. Je crois quil a été le plus grand
mystique... I1 avait en outre la passion de la nature. Il pouvait s'arrêter devant une
petite fleur,. devant une source... éperdu dadmiration. Voilà ce qu'était Céline
!
Ainsi donc portions-nous des masques. Masques quune histoire mal écrite, desservie par les passions, rendent obligatoires. Sans doute ce portrait de Céline par sa femme irritera plus qu'il ne réconciliera amis et ennemis dun écrivain qui ne voulut ni des uns ni des autres. Mais convenons que tout procès exige le maximum de preuves. En voici une. Sachons en tenir compte.
Pariscope, 26 janvier 1966
Notes
(1) En réalité, il ne s'agissait pas de la mise au
point définitive du texte.
(2) Sans doute André Damien. C'est en 1968 que François Gibault
deviendra le conseil de Lucette Destouches.
(3) Il convient de rappeler qu'en 1966 la diffusion et l'audience de l'
uvre de Céline n'avaient rien de comparables à celles d'aujourdhui.
(4) Sur Guy de Girard de Charbonnière, on consultera avec profit le
troisième tome de la biographie de Céline par François Gibault, Cavalier de
l'Apocalypse (1944-1961), Mercure de France, 1981.
(5) La rédaction des Beaux draps fut entamée en décembre 1940
et achevée en janvier 1941.
(6) C'est dans La Force de l'Age (Gallimard, 1960) que Simone de
Beauvoir note que dans Mort à crédit, " il y a un certain mépris
haineux des petites gens qui est une attitude préfasciste " [sic]
(7) Hervé Le Boterf, biographe de Robert Le Vigan, a contesté. le 2
février 1988. ces accusations. répétées dans la biographie de Frédéric Vitoux.
(8) Raccourci mystérieux : c'est en mars 1942 que Céline fit (avec
Lucette) un voyage de cinq jours à Berlin dans le but de confier à une amie danoise,
Karen Marie Jensen, la combinaison de son coffre bancaire à Copenhague. Lors de ce
voyage, on lui demanda de prononcer une allocution dans un Foyer de travailleurs français
en Allemagne. Son discours improvisé déconcerta. si l'on en juge par le compte-rendu
publié dans la presse et que Le Bulletin reproduira dans son prochain numéro. En
septembre et octobre 1944, lors de son séjour au domaine des Scherz, à Kränzlin, les
Destouches côtoyèrent quelques " bibelforchers " (réfractaires du
service armé).
(9) Céline est décédé le 1er juillet 1961. Ce nest
que le 3 juillet au soir que Lucette Destouches accepta de laisser publier le communiqué
suivant : " Létat de santé de Louis-Ferdinand Céline, atteint
depuis quelques jours dune affection cardiaque, sest subitement
aggravé ". Linhumation eut lieu le lendemain en présence des familiers
et de son éditeur, Claude Gallimard.