Les confidences de la femme de Céline
Lucette Destouches, qui plaide pour le classement de la demeure, réclame pour son mari l'indulgence de la postérité. Récit d'une rencontre hors du commun.
On imagine ce que le maudit de Meudon aurait
dit et écrit de la nouvelle polémique qui éclate à son auguste sujet. Dans son style
à lui, sa syntaxe syncopée, convulsive, il aurait envoyé au diable ou chez les Grecs et
dans un grand ricanement de damné tous ces charognards qui crachent encore sur son caveau
trente ans après sa mort et l'empêchent de dormir tranquille. Faut-il classer la maison
de Céline ? La belle affaire !
Une affaire qui avait commencé de son vivant. Les céliniens et les
autres se succédaient là, mais il fallait chercher, 25 ter, chemin des Gardes, à
Meudon (Hauts-de-Seine), devant cette bâtisse de style louis-philippard au fond dun
petit jardin. Ils trouvaient généralement grille close et crocs de chiens. Mais ils
apercevaient parfois la silhouette courbée dun homme emmitouflé dans deux ou trois
chandails superposés dont les mites ne voulaient plus, ou dans cette canadienne sans âge
qui ressemblait à une peau de mouton et à laquelle il tenait presque autant qu'à ses
bêtes. L'homme faisait semblant de ne plus les voir et laissait ses chiens soccuper
de l'accueil. Peu sen offusquaient. Cétait Céline.
Il meurt le 1er juillet 1961, soit dix ans après son
installation chemin des Gardes. Mais le pèlerinage de Meudon continue. Curieux et
céliniens viennent voir la tanière du fauve et espèrent désormais apercevoir
lombre d'un des personnages les plus attachants de la trilogie écrite après la
guerre (D'un château l'autre, Nord, Rigodon), peut-être
lapprocher et l'entendre : celle qui a traversé l'Allemagne en flammes et en
sang avec Louis-Ferdinand et le chat Bébert, l'héroïne de l'épopée de l'apocalypse.
Dans l'après-midi ensoleillé de ce lundi, un jeune couple
d'italiens est là, chemin des Gardes. Pendant une heure, ils ont vainement demandé aux
commerçants de Meudon où se trouvait la maison de Céline. Personne, sauf un agent
immobilier, ne connaissait un écrivain de ce nom. Ils verront la femme de Céline.
Elle est là, toujours là. Comme une sentinelle en faction,
Lucette Almanzor, épouse du docteur Destouches, veille sur la maison hantée, seule avec
ses chiens et ses souvenirs. A 80 ans elle conduit encore sa voiture et donne ses cours de
danse. " Des conseils seulement, je suis très fatiguée, trop fatiguée,
toujours malade ", chuchote-t-elle avec un sourire doux comme le son de sa
voix. Des gestes lents, gracieux, une démarche féline, c'est une danseuse. Mais il faut
encore se battre.
Tout est parti dune initiative de l'écrivain et critique
littéraire Angelo Rinaldi, un célinien parmi dautres, le talent en plus, qui
craignait une transformation ou la disparition de la maison et plaida donc sa cause
auprès de qui il fallait. Une commission du ministère de la Culture donna alors un avis
favorable pour inscrire le pavillon à l'inventaire des Monuments historiques comme
" lieu de mémoire ". Las, Christian Sautter, préfet de la région
dIle-de-France et ancien secrétaire général adjoint de lÉlysée, refusa de
signer l'arrêté. Entre-temps, il avait reçu plusieurs lettres dassociations, dont
le Crif, qui criaient au scandale.
Le chat Bébert
Cette histoire ennuie Lucette. Il ny a
pas d'héritier chez les Destouches. Et ce petit coin est un cimetière. " C'est
pour eux que j'espère un classement, murmure-t-elle en montrant des arbres et des
arbustes. Vous comprenez, ils sont tous là, chaque arbre marque un emplacement ou un
animal a été enterré ". Parmi beaucoup d'autres, dans ce jardin où
Robert Poulet, lun des biographes du propriétaire, croyait que même les oiseaux et
les insectes se donnaient rendez-vous tant les hôtes y étaient accueillants, se trouve
Bébert, le plus célèbre, acheté à la Samaritaine par l'acteur Robert Le Vigan et mort
à 21 ans. Il y a aussi Toto, le perroquet impertinent. Et la chienne Bessy.
Bessy, dont Céline a ainsi décrit lagonie dans D'un
château l'autre : Elle s'est allongée, joliment... Elle a commencé à râler...
cétait la fin. On me l'avait dit, je ne le croyais pas mais c'était vrai, elle
était dans le sens du souvenir, d'où elle était venue, du Nord, du Danemark, le museau
au nord, tourné nord. La chienne bien fidèle d'une façon, fidèle aux bois où elle
fuguait, Korsør, là-haut... fidèle aussi à la vie atroce... les bois de Meudon lui
disaient rien... Elle est morte sur deux... trois petits râles... Oh très
discrets....sans du tout se plaindre (...)
Circonstances atténuantes
Un incendie ravage la maison en mai 1968. Crime
ou accident ? On n'a jamais su. Quand Lucette revient dune visite chez des
amis, il ne reste que des cendres du bureau où Céline écrivait jour et nuit au bord de
lhallucination, triturait les mots et torturait le papier, provoquait et subissait
ses transes au milieu des bêtes et d'un capharnaüm qui effarait même les mieux
disposés à son égard.
L'homme et lécrivain, Louis ou Céline, Lucette en parle
indistinctement. Elle ne justifie pas lauteur des pamphlets antisémites qui sont la
cause de toutes ses souffrances et entachent toujours le nom de son mari. Elle les
exècre, s'oppose farouchement à leur réédition et poursuit les éditeurs qui les
piratent. Mais elle évoque avec tendresse et amour l'homme qui partagea sa vie. " Louis
n'aurait jamais dû écrire ça. Je lui avais dit : "Tu te balances un pavé à la
figure". Mais il ne m'écoutait pas, il voulait tout faire sauter. Il haïssait la
guerre et la voyait revenir. Tu vas voir, ils vont tous s'égorger, me disait-il. Ses
pamphlets, c'était comme un coup de poing sur la table. Il était comme ça, Louis. Il ne
maîtrisait pas ses excès. Mais on ne dit pas assez qu'il les a écrits avant la guerre,
sous le gouvernement Blum. On ignore qu il détestait les Allemands et qu'il n'a jamais
collaboré avec eux. On oublie que nous ne savions pas ce qui allait se produire, que les
juifs allaient être arrêtés, déportés et conduits à la mort. Louis était médecin,
la souffrance le répugnait, lui la soignait. "
Mme Destouches est consciente de ne pas faire le poids face à
ceux dont elle avoue comprendre la haine, mais quelle voudrait malgré tout
convaincre. " Oh ! vous savez, je comprends qu'on ne soit pas d'accord
avec lui, il avait un drôle de caractère ! " Dun souffle,
dun sourire triste, elle réclame pour lui les circonstances atténuantes. Elle
murmure : Peut-être que le temps... peut-être que d'autres après moi... Les
chiens jappent, jouent entre eux, manifestent joyeusement leur reconnaissance à celle qui
les a tirés de leurs cages à la SPA. Mais la frêle Lucette ne fait pas plus le poids
avec eux. Louis a tant souffert, vous savez, tant souffert... L'appartement de
Montmartre pillé, brûlé la fuite, l'errance sous les bombes et le ventre creux, la
prison au Danemark, l'exil... Elle regarde Paris, au loin. On jurerait que les chiens
ont cessé daboyer.
Mais qu'aurait-il pensé, lui, du classement de sa maison ? Pour
la galerie, il aurait joué les modestes, un rôle sur mesure, sous la peau du bon docteur
Destouches, natif de Courbevoie et pote dArletty... trop dhonneur pour son
" rendu émotif "... sa petite musique... trois petits points... trois
fois rien... Mais, conscient de son génie, il aurait fait la roue devant Lucette.
Consacré par le gouvernement de la République, lui le paria, le galeux, célébré par
un ministre de la Culture socialiste [Jack Lang] la génuflexion pour ainsi dire.
Le docteur Destouches ne se faisait guère dillusions sur
ses contemporains et les générations futures. " Je veux passer fantôme
ici, dans mon trou. Je leur ferai à tous... Hou !
Rouh !... Ils
crèveront de peur... Ils m'ont assez emmerdé du temps que j'étais vivant... ça sera
bien mon tour... "
Jack Lang peut passer outre à la décision du préfet. Mais
il paraît que pendant son sommeil un fantôme vient lui tirer les pieds...
PRANCIS PUYALTE (Le Figaro, 20 mai 1992)