Le
questionnaire Sandfort
Lettres à J.A. Sandfort
(1933-1934)
Présentation de Michel Uyen
et Peter Altena
( Le questionnaire Sandfort. Éd. Monnier, 1989, p. 9-12)
" La correspondance entre
Céline et son traducteur néerlandais J.A. Sandfort a duré environ une année,
de septembre 1933 à septembre 1934. Pendant cette période Céline envoya à son
traducteur neuf lettres et une trentaine de pages de réponses à des questions
de traduction. Nous publions en outre deux lettres des éditeurs Denoël et Steele,
dans lesquelles ils satisfont à la demande de Sandfort les priant de lui envoyer
des renseignements biographiques. Nous avons retrouvé quelques brouillons des
lettres envoyées par Sandfort qui nous permettent de mieux reconstruire le déroulement
de la correspondance.
Les lettres se rapportent toutes à la traduction néerlandaise de Voyage
au bout de la nuit. Elles sont avant tout fonctionnelles et décrivent plusieurs
stades : l'autorisation de l'auteur, la traduction proprement dite, la publication et le
succès commercial. Ce sont bien sûr les problèmes de traduction qui sont le plus
longuement abordés.
La découverte de cette correspondance est le résultat de recherches
assidues et de notre intérêt grandissant pour le traducteur. Aux Pays-Bas, on s'épuisa
souvent ces dernières années en louanges quand il fut question de Sandfort. On ne put
que fantasmer sur l'existence d'une correspondance entre lui et Céline. Il s'est trouvé
que les archives personnelles de Sandfort existaient encore et que les lettres de Céline
étaient en effet remarquables.
Josephus Adrianus dit Joop Sandfort naquit à La Haye le 9 décembre
1893. Il doit sa renommée à la traduction néerlandaise de quelques
chefs-duvres de la littérature mondiale ainsi qu'à l'introduction en
Hollande de quelques auteurs devenus célèbres depuis. La traduction qui lui vaut la
réputation de primus inter pares parmi les traducteurs est celle de l'uvre
de Rabelais. Elle paraît en deux tomes en 1931 et en 1932, est partout louée, et
considérée comme un chef d'uvre.
Après la Seconde Guerre mondiale Sandfort se voit confier la
traduction de quelques ouvrages prestigieux André Gide, Marguerite Yourcenar, D.H.
Lawrence, Maxime Gorki , mais la plupart de ses travaux concerne une littérature
plus populaire.
Si dans certains cercles littéraires il est considéré comme le
pionnier génial ayant pris en compte Céline et Yourcenar, il a du mal auprès des
éditeurs à " placer " une traduction. Ayant proposé par exemple les
traductions de James Joyce et du sociologue Thorstein Veblen, il est partout éconduit. En
1958, vers la fin de sa vie, un éditeur lui écrit qu'il payera ses travaux de
traduction, " même s'il faut dire que vous connaissez peut-être les langues
germaniques, mais certainement pas le français ! " Joop Sandfort, qui avait
fait des études déconomie et de français, traduisait vite et parfois de façon
intuitive : " C'est curieux, des fois je traduis sans comprendre et si je me
relis, je comprends, et la traduction se trouve être acceptable ". Joop
Sandfort était un homme solitaire et génial, un être tourmenté. A maintes reprises il
souffrait de dépressions ; souvent il fut traité par les neuropsychiatres. Quand, à un
âge avancé, il sentait monter un accès de folie, il allait tout simplement se
présenter dans une clinique proche de son domicile. En outre, il révèle ouvertement la
naissance de ses sentiments pédophiles dans des souvenirs de jeunesse (inédits encore)
intitulés Élevé chez les frères.
Lors de la Première Guerre mondiale, alors que les Pays-Bas restent
neutres, Sandfort envisagea sérieusement de s'engager dans une armée étrangère. On
ignore quels étaient les problèmes qu'il pensait résoudre de cette manière.
Désespoir ? Naïveté ? On ne sait. Il renoncera finalement à ce projet.
Joop Sandfort reste donc en Hollande, peu armé pour affronter la vie.
Dans les années vingt, Mme Tine Brouwer, devenue veuve alors qu'elle était
jeune encore, recueille Sandfort qu'elle avait connu à La Haye. Pendant de longues
années il a vécu sous son toit à Hilversum, près d'Utrecht.
Il était un observateur attentif de la nature. Il notait ses
découvertes méticuleusement dans son journal, tout comme il tenait à jour le compte de
ses rares revenus et petites dépenses : pains chauds ou timbres, il rendait compte
de tout au centime près. Une autre passion de Sandfort était l'uvre du sociologue
américain Thorstein Veblen dont il avait traduit A Theory of the leisure class.
Nous avons trouvé le manuscrit de cette traduction dans ses archives. Il a essayé de
faire publier ce texte pendant toute sa vie, l'offrant à plusieurs éditeurs, écrivant
des articles sur Veblen dans les périodiques sociaux-démocrates et anarchisants.
Beaucoup plus tard, il demandait encore à des psychiatres de jeter un coup d'il sur
l'uvre de Veblen. En 1974, bien des années après la mort de Sandfort qui intervint
en 1959, l'ouvrage principal de Veblen fut publié en Hollande... dans une autre
traduction !
Sandfort eut toute sa vie des problèmes d'argent : à l'époque où il
traduisait Rabelais, dès qu'il avait fini une feuille de la traduction, il allait la
porter chez son éditeur Schoonderbeek en échange d' un florin ! Dans son travail il
était soutenu par le professeur de français de l'Université d'Utrecht, Piet Valkhoff,
qui habitait également à Hilversum.
C'est sans doute Valkhoff qui a suggéré à la maison Mulder & Cie
d'Amsterdam le nom de Sandfort pour la traduction de Voyage au bout de la nuit de
Louis-Ferdinand Céline. L'éditeur, n'ayant aucune expérience dans le domaine
littéraire, avait demandé conseil aux professeurs de langues romanes Valkhoff et Lopez
Cardoze. Ceux-ci avaient été très impressionnés par le livre, qu'ils trouvaient
néanmoins, comme beaucoup d'autres à l'époque, trop long. "
Michel Uyen et Peter Altena