Deux cents lettres inédites
Céline en cage, en rage
Emprisonné à Copenhague de décembre 1945 à juin 1947, Céline écrit à sa femme et à son avocat. Il vocifère, il a peur, il n'a rien compris. Derrière les barreaux, il hurle contre ses bourreaux.
Les faits, tout d'abord.
Résumons-les. Peu après le débarquement allié de juin 44 en Normandie, Céline prend
peur et quitte précipitamment Montmartre avec sa femme Lucette et leur illustrissime chat
Bébert. Son but : gagner le Danemark où réside son amie la danseuse Karen Marie
Jensen, et où il a mis de l'argent de côté avant guerre. Hélas ! il se retrouve
de longs mois, faute de visas, bloqué en Allemagne. Tout d'abord à Kränzlin, dans le
Nord-Brandebourg, puis à Sigmaringen où il retrouve les rescapés français de la
collaboration. Permission enfin accordée, il ne gagne Copenhague avec Lucette (et Bébert
dans sa gibecière) que vers la fin mars 45, après avoir traversé l'Allemagne à feu et
à sang dans les derniers jours de la guerre. Là-bas, il régularise sa situation de
résident. Mais, en décembre, sa présence en ville est signalée par la presse. Le chef
de la légation française réclame aussitôt son extradition. Le 17, Céline est
arrêté. Une longue bataille juridique commence. Les autorités françaises se font
insistantes. Les autorités danoises hésitent. Quelles charges pèsent au juste sur
l'écrivain ? Céline est aidé de son avocat, Maître Mikkelsen (qui l'hébergera
plus tard dans sa maison des bords de la Baltique). Il va rester incarcéré, tantôt à
la Vestre Fængsel de Copenhague, tantôt à l'infirmerie de la prison ou dans des
hôpitaux voisins, jusqu'au 24 juin 1947. Date où, libéré, il s'engage sur l'honneur à
ne pas quitter le Danemark sans autorisation...
Curieusement, de tous les grands épisodes de sa vie qui ont nourri ses romans et ses
chroniques, ses dix-huit mois de prison restent les seuls à ne lui avoir inspiré aucun
développement littéraire. Ni dans Féerie pour une autre fois (qu'il
rédige pour partie à la Vestre Fængsel), ni dans D'un château l'autre (et
pourtant, le dernier château du titre, c'était bien dans son esprit cette prison danoise
qui faisait suite au château de Sigmaringen où logeaient Pétain et Laval !).
Pourquoi ? Peut-être parce que les cauchemars, les catastrophes, les apocalypses en
tout genre qu'il avait observés et amplifiés jusqu'à présent l'avaient pour l'occasion
rattrapé au plus intime de sa chair et, en un sens, réduit au silence. Ce qu'il laisse
entendre dans sa lettre du 6 septembre 1946 à Lucette : « Je ne vis plus en
vérité je suis comme hagard des brutalités du monde. J'ai été me jeter dedans comme
fasciné par le gouffre - et le gouffre m'avale - c'est normal - c'est le vertige. »
Tout est dit, si l'on veut. Mais il y a les lettres, justement. Plus de deux cents lettres
qu'il écrit durant cette période à son avocat, avec lequel il a seul le droit de
correspondre régulièrement, lettres qui sont aussi le prétexte pour s'adresser ensuite
à Lucette directement. Elles étaient restées pour la plupart inédites à ce jour (1).
Autant dire que leur parution, par les soins de François Gibault, est un événement. A
l'évidence, Céline n'y écrit pas pour prendre la pose. Devant ses contemporains ou
devant la postérité. Non, il écrit pour survivre. Tout simplement. Pour encourager son
avocat. Pour évoquer Bébert. Pour réconforter son épouse. Quitte à minimiser ses
conditions de détention afin de ne pas l'inquiéter outre mesure. On sait qu'il va perdre
en captivité près de quarante kilos, qu'il souffrira entre autres de la pellagre, du
vertige de Ménière et d'entérite aiguë. Sans parler de sa détresse morale. Ni de sa
peur.
Surtout, il écrit pour raconter son désespoir (et le chasser par là même ?), pour
vociférer, accuser ses chers confrères collabos bien mieux lotis que lui, Morand,
Montherlant, Abel Bonnard et les autres. Pour convoquer dans son camp l'interminable
cohorte des écrivains martyrisés, Villon, Ronsard, Chénier, Chateaubriand, Hugo,
Rimbaud, Vallès. Pour batailler, en somme, se bercer de vains espoirs, encourager Lucette
(« mon petit cour » ou « mon petit chéri mignon », vocables
peu usuels et d'autant plus émouvants sous sa plume) et hurler contre ses bourreaux.
Céline l'a bien compris. Si les Danois l'extradent, il risque la mort. Et sans doute ne
se trompe-t-il pas. Du moins dans le climat des premiers mois de la Libération. Après
tout, l'auteur de Bagatelles pour un massacre et de L'école des cadavres,
livres qu'il n'a pas une seule fois songé à désavouer ou simplement à ne plus faire
publier sous l'Occupation, reste l'écrivain antisémite le plus assourdissant de son
temps. Mais il sait aussi, Céline, que ses accusateurs présentent, sur un strict plan
juridique, un dossier assez vide contre lui. Ses pamphlets (à l'exception des Beaux
Draps, plus édulcoré) sont d'avant guerre, et les lois ne sont pas rétroactives.
Il n'a écrit aucun article rémunéré sous l'Occupation. Seules quelques
« lettres » ont été publiées par la presse collaborationniste, ce n'est pas
la même chose. Il n'a pas davantage « collaboré » lui-même, de près ou de
loin. Ce qui lui permet, de prison, d'évoquer pour son avocat la justice française comme
une « justice de sadisme et de haine populaire », avant d'ajouter :
« La France s'écroule en voyoucratie haineuse. » Et l'on en passe...
Que nous révèlent en bref ces Lettres de prison, outre leur irremplaçable
valeur affective et biographique, outre l'état brut des souffrances que Céline
endure ? Pour l'essentiel, cette certitude que Céline n'a strictement rien compris
à l'essence du nazisme ni aux enjeux de la guerre qui vient de s'achever. De la
découverte des camps de la mort dont les journaux font alors état (et de sa prison il
peut lire les journaux), pas un mot ! A son avocat il écrit simplement :
« Je suggère que l'on me traite comme l'on a traité les juifs qui ont demandé
asile en péril de mort. » Sic ! Un peu plus tard :
« L'antisémitisme est aussi vieux que le monde, et le mien, par sa forme outrée,
énormément comique, strictement littéraire, n'a jamais persécuté personne. »
L'ennui, c'est que ce comique qui était en effet chez lui délibéré, dans une
perspective militante pacifiste (ce qu'avaient souligné à l'époque des intellectuels
comme Gide ou Henri Guillemin), a pris une tournure plus insoutenable avec la découverte
de l'Holocauste. Et Céline ne semble pas s'en rendre compte. Il ne se rend compte de
rien. A Me Mikkelsen encore : « Enfin et surtout, il n'y a jamais eu de
persécution juive en France. » Les bras vous en tombent. « Pendant
l'occupation, les plus actifs des agents de la gestapo étaient presque toujours juifs ou
1/2 juifs. » Pour conclure : « Les juifs devraient m'élever une statue
pour le mal que je ne leur ai pas fait » (lettre du 3 juillet 1946). Pressent-il
tout de même parfois que ses élucubrations sont insupportables ? Il se rétracte.
« Les paroles d'un prisonnier ne portent pas à conséquence, surtout lorsque
celui-ci est malade, invalide et fou, ce que chacun s'accorde à me reconnaître. »
Pour aussitôt attaquer ses « juges officiels mille fois plus fous que moi ».
Sans parler de ses avocats, « des polichinelles qui défendent ma vie et mes
crimes ».
Céline, toujours antisémite, malade, invalide et fou ? Oui, sans aucun doute.
Souffrant aussi, bien entendu. Et visionnaire. Mais de cette race de visionnaires qui ne
voient jamais rien, qui se contentent de grossir, d'amplifier, de déformer et de
révéler les seules sensations qui les touchent et auxquelles ils donnent alors un tour
halluciné, déchirant et somptueux. La prison, ce « lieu sacré où les règles
sont mystérieuses et implacables », devient donc l'espace célinien par excellence.
Celui de la souffrance. C'est-à-dire de la seule vérité qu'il connaît, ce prélude à
la mort et au bout de la nuit. Souffrance qu'il éprouve à la façon d'un délire.
« Les faits ne sont rien, les mirages seuls sont effroyables », écrit-il
encore à Me Mikkelsen. Admirable formule ! Ces « mirages » de la prison
Vestre, voilà qu'ils prennent désormais leur exacte dimension littéraire, près de
quarante ans après la mort de l'écrivain, survenue à Meudon le 1er juillet 1961. Et
sans que Céline lui-même l'ait soupçonné. Céline - ou le fantôme de Céline qui
revient nous hanter.
Lettres de prison à Lucette Destouches et à
Maître Mikkelsen (1945-47), par Louis-Ferdinand Céline, édition établie,
présentée et annotée par François Gibault, Gallimard, 410 p., 150 F.
(1) Frédéric Vitoux en avait publié quelques-unes, intégralement ou en extraits, dans
son livre La vie de Céline (Grasset).
FRÉDÉRIC VITOUX
- Le Nouvel Observateur - N°1752 - page
132 -