Lettres de prison

(Ed. Gallimard, 1998)

    Annoncées depuis une quinzaine d'années, les Lettres de prison viennent enfin de paraître dans une édition établie, présentée et annotée par François Gibault dont nous reproduisons ici la préface. S'il ne fait assurément pas partie de ceux qu'il appelle malicieusement les "céliniens intégristes", le président de la Société des Etudes céliniennes, esprit libéral non inféodé au prêt-à-porter intellectuel, a le mérite, dans cette préface, de rappeler quelques vérités qui ne feront pas nécessairement plaisir à tous ceux qui ne veulent avoir de Céline qu'une vision partiale et empreinte d'un manque total de sérénité. Que ce soit sur les vraies motivations et la responsabilité du Céline pamphlétaire, sur l'attitude peu glorieuse des communistes danois en 1945 ou enfin sur le rôle salvateur mais par la suite un peu indolent de feu son confrère Mikkelsen, François Gibault n'utilise pas la langue de bois, et cela mérite d'être souligné tant les commentaires autorisés font généralement preuve d'une circonspection extrême. Cette correspondance célinienne est, elle, l'une des plus passionnantes qu'il nous ait été donnée de lire. Elle éclaire d'un jour nouveau la période la plus tragique de l'existence de l'écrivain et constitue à ce titre un document de premier plan. Cette correspondance atteste enfin de la grandeur du Céline épistolier, confirmant que la période de l'exil fut paradoxalement dans ce domaine l'une des plus fastes.

 

" Aussitôt qu'il est sous les verrous, tout homme digne de ce nom songe à l'évasion. La loi, qui n'est pas toujours inhumaine, consacre même le droit à l'évasion en ne punissant l'évadé que s'il commet des méfaits pour favoriser sa fuite ou quand il trahit la confiance qu'on lui avait accordée. Nul doute que, par la poésie, Brasillach se soit évadé de Fresnes et que c'est par le suicide que Pierre Laval a tenté lui aussi de s'en échapper. C'est par l'écriture que Céline, emprisonné à Copenhague, a cherché à sa manière de fuir l'enfer du milieu carcéral, ce qui explique pourquoi les lettres alors écrites par lui à sa femme et à son avocat danois constituent des documents incomparables. Beaucoup de lettres d'écrivains sont maniérées, manifestement écrites pour la publication, au point que certains en gardent des doubles pour le cas où leurs destinataires ne les conserveraient pas ! Céline n'était pas de ceux-là et toute sa correspondance témoigne d'une franchise, sinon d'une inconscience, qui s'est souvent retournée contre lui. Ici plus que jamais ces lettres, spontanées et vives, n'expriment que des cris du cœur. Céline a vécu dans la plus parfaite intimité avec Lucette Almansor de la fin de l'année 1935 à sa mort à Meudon le 1er juillet 1961. Pendant ces vingt-cinq années, il n'eut que peu l'occasion de lui écrire, sauf un peu avant la guerre quand elle était en tournée ou quand il partait sans elle en voyage, en U.R.S.S. en septembre 1936, à New York en février 1937, de nouveau aux Etats-Unis et au Canada en avril-mai 1938, puis pendant son engagement sur le Chella en décembre 1939 et janvier 1940. Les lettres qu'il écrivit à sa femme pendant ces périodes ont disparu dans la tourmente et n'ont pas été retrouvées. Le reste du temps, ils n'avaient ni l'un ni l'autre à s'écrire et n'avaient d'ailleurs pas non plus à se parler pour se comprendre, tant ils faisaient bloc ensemble contre l'adversité et contre les malheurs qui tombaient sur eux avec une générosité sans pareil. Il a fallu l'arrestation de Louis, le 17 décembre 1945 à Copenhague, et son maintien en détention jusqu'au 24 juin 1947, pour qu'il écrive à celle qui fut, tout au cours de ces mois comme des années qui suivirent, sa seule raison de vivre. Ces lettres de prison témoignent de la grande détresse de Céline, de sa révolte contre un châtiment qu'il estimait n'avoir pas mérité, de ses souffrances et du profond attachement qu'il éprouvait pour Lucette qui fut, tout au cours de leur vie commune, une compagne discrète, effacée devant le génie, d'une constante affection muette et d'une redoutable efficacité dans les catastrophes, au point que Céline disait qu'elle était : " Ophélie dans la vie, Jeanne d'Arc dans l'épreuve ". Il faut rappeler que, pour ceux qui n'avaient pas "résisté", l'époque était morose. Paul Chack et Robert Brasillach fusillés, Henri Béraud condamné à mort, Drieu La Rochelle suicidé, Morand et Châteaubriant planqués, Rebatet, Combelle, Benoist-Méchin, Jean Hérold-Paquis, et beaucoup d'autre entre vie et mort, pour avoir choisi le mauvais camp, vaincus jugés par les vainqueurs, tous menacés de comparaître devant les victimes, et condamnés avec toute la haine que l'on pouvait en attendre. Céline savait ce qu'il avait écrit avant la guerre et pourquoi il l'avait écrit. À la lumière de ce que l'on venait de découvrir en Allemagne, ces pamphlets prenaient un tour tragique que nul n'avait décelé ni dénoncé lors de leur publication, tandis que lui-même prenait figure d'assassin. Bagatelles et L'Ecole, qui n'avaient été écrits que pour tenter d'éviter la guerre, mais avec les outrances sans lequelles Céline ne serait pas Céline, apparaissaient à la lueur des événements que l'on sait comme des appels au massacre et servaient de prétexte, bien qu'ayant été écrits avant le génocide, à une chasse dont il était le gibier. Céline, mieux que tout autre, savait qu'il n'avait pas voulu l'holocauste et qu'il n'en avait pas même été l'involontaire instrument. Il savait aussi qu'il n'avait en rien collaboré, et pas plus que Cocteau, Montherlant et Morand qui, après que beaucoup d'eau eut coulé sous les ponts, finirent par entrer à l'Académie. Céline eut plus que jamais le sentiment d'être le chien galeux de la littérature française et la victime expiatoire d'un monde où les crimes avaient abondé de part et d'autre et dont l'hypocrisie était la maîtresse unique. " C'est la faute à Céline " remplaçait " c'est la faute à Voltaire " ; il était l'abcès qu'il fallait crever, la source de tous les maux, l'abjection même. Encagé en terre étrangère, sous un climat effroyable, tenu dans l'ignorance de tout ce qui le concernait, menacé d'extradition et de mort, privé de l'affection de Lucette et de Bébert, et aussi de la liberté sans laquelle il ne pouvait concevoir de vivre, Céline eut le sentiment d'être injustement persécuté et vécut dans un état de révolte pour lequel il faut bien dire qu'il avait des dons particuliers. Du fond de sa cellule à la prison de Vestre Fængsel où il vécut ce manque d'affection, cette persécution et cette révolte, il n'eut pour se défendre que son arme de dilection, le verbe, mais il ne pouvait écrire librement qu'à son avocat, lequel accepta, au mépris des règles élémentaires de sa déontologie, de permettre à Lucette de bénéficier du secret qui s'attache à toutes les correspondances entre les avocats et leurs clients. C'est pourquoi ces lettres commencent toutes par un passage destiné à Maître Mikkelsen et se poursuivent par une lettre à Lucette, hormis un petit nombre qu'il parvint à lui faire passer en fraude, écrites sur des papiers de fortune. Les quelque deux cents lettres écrites par Céline à Maître Mikkelsen et à Lucette pendant sa détention, c'est-à-dire de décembre 1945 à juin 1947, contiennent toute la mesure de sa révolte. Elles expriment son désir de vivre ou de survivre, ses espoirs et ses désespoirs et le besoin d'affection qu'il portait en lui et qu'il avait toujours très systématiquement occulté, préférant donner de lui l'image d'un monstre que celle d'un faible qu'il était aussi. Lucette fut une fois de plus sa confidente et son seul soutien, comme elle l'avait été à Berlin, à Kraenzlin, à Sigmaringen, quand il s'était agi de rejoindre Copenhague à travers l'Allemagne en feu, puis de s'y cacher pour tenter de se faire oublier de la meute, et comme elle le sera encore pendant dix ans à Meudon, dans ce havre de travail et de solitude, exil ou prison volontaire, où Céline acheva sa vie misérablement, miné par l'angoisse de vivre, la haine de presque tout, l'horreur du monde et la maladie. Parce qu'il aimait Lucette, et qu'il voulait l'épargner, parce qu'il la voyait chancelante et se souciait de sa santé, Céline fit de son mieux pour lui cacher ses conditions de vie et pour la rassurer sur son état de santé sinon sur son moral, toujours détestable. C'est en cela que les lettres à Lucette ne sont pas toujours l'exact reflet de ce que fut sa vie à la Vestre, surtout pendant les premiers mois de sa détention. Les souffrances de Céline ont alors été très au-delà de ce que l'on peut imaginer en lisant cette correspondance. Détenu dans le quartier des condamnés à mort, à l'isolement, seul dans une cellule mal chauffée et dénuée de tout confort, en pleines rigueurs de l'hiver danois, il perdit quelque quarante kilos et souffrit de dépression, d'entérite, de la pellagre, de céphalées insupportables, d'eczéma, de rhumatismes et d'interminables insomnies, au point qu'il dut être hospitalisé à plusieurs reprises à l'infirmerie de la prison et même à l'hôpital, puis chaque fois renvoyé en cellule sous la pression des communistes danois qui se piquaient de résistance alors que le Danemark s'était tenu hors de la guerre et que l'occupation allemande n'avait pas sérieusement entravé son opulence. La plupart de ces lettres ont été écrites sur papier administratif portant l'en-tête de la prison de Vestre Fængsel, certaines d'entre elles, destinées uniquement à Lucette, sont écrites sur papier ordinaire et certaines encore, qui datent d'une époque où Céline était à l'hôpital, et où il avait tout lieu de se méfier de l'administration autant que de son avocat, ont été écrites au crayon sur du papier hygénique. Presque toutes les lettres écrites sur papier administratif ont été conservées par Maître Mikkelsen, qui en était le premier destinataire. Lucette passait à son cabinet pour en prendre connaissance et, hormis quelques-unes qu'elle a conservées, elles restaient chez cet avocat. Ces lettres comportent évidemment de nombreux compliments et remerciements à l'avocat auquel elles étaient destinées, mais Lucette Destouches pense que certaines d'entre elles, moins amènes, ont été détruites ou ont été mises de côté, probablement par Helga Pedersen, alors président de la Fondation Mikkelsen, très soucieuse de la mémoire de cet avocat. Nul ne peut nier les services rendus à Céline par Maître Thorvald Mikkelsen au début de sa détention, encore qu'il se soit trouvé aux Etats-Unis au moment de son arrestation et pendant les trois mois qui suivirent. Mikkelsen connaissait beaucoup de monde à Copenhague, principalement Hermann Dedichen, Aage Siedenfaden, directeur de la police de Copenhague et Per Federspiel, ministre des Affaires spéciales. Il a fait jouer tous ses appuis et tous les arguments juridiques possibles pour éviter une extradition rapide de Céline et, en cela, il lui a manifestement sauvé la vie, à une époque où, s'il avait été extradé vers la France, Céline aurait été détenu à Fresnes puis jugé à bref délai par une cour de Justice en un temps où la peine de mort était généreusement distribuée et la grâce présidentielle généralement refusée. Les premiers mois passés, le temps fit son œuvre, l'extradition devint de moins en moins probable, en même temps que les cours de Justice commençaient à s'essoufler et devenaient moins ardentes. On peut alors se poser la question de savoir si Thorvald Mikkelsen a agi avec la même efficacité pour obtenir la mise en liberté de son client. Les lettres de Céline témoignent d'ailleurs de son impatience et souvent de son agacement à voir que rien ne se fait, que les choses n'avancent pas et que son avocat paraît s'être endormi sur un dossier qui avait perdu de son urgence et beaucoup de son importance. Il faut savoir à ce sujet que, jugé à Paris par défaut, c'est-à-dire sans avoir pu s'exprimer et sans l'assistance d'un avocat, Céline fut condamné le 21 février 1950 à un an d'emprisonnement, donc à une peine inférieure à celle qu'il avait effectuée à titre préventif dans les prisons danoises. L'indulgence ainsi accordée par défaut à Céline, à une époque où les cours de Justice sévissaient encore, montre à soi seule le peu de gravité des faits de collaboration qui lui étaient reprochés. Nous connaissons encore un certain nombre de lettres écrites par Céline à son avocat danois après sa mise en liberté, écrites de Copenhague, de Klarskovgaard et de Meudon. Beaucoup traitent de questions d'argent, après que les deux hommes eurent fait leurs comptes. Céline soupçonnait son avocat de ne pas l'avoir aussi bien défendu qu'il l'avait cru, et il en vint à douter de la pureté de ses intentions, de son désintéressement et de l'efficacité de ses interventions. Des témoins objectifs de cette querelle, comme le pasteur François Löchen, opinent en faveur de Céline. Il convient donc de relativiser les louanges à Maître Mikkelsen contenues dans ces lettres en se souvenant de celles qu'il écrivit dans le même sens à Albert Naud et à Jean-Louis Tixier-Vignancour, et aux deux en même temps, disant du mal de l'un à l'autre et de l'autre à l'un et laissant croire à chacun qu'il avait été son sauveur, ce qui était plus vrai pour Tixier que pour Naud. A l'inverse de toutes les autres circonstances de sa vie, dont beaucoup ont été dramatiques, Céline paraît avoir perdu en prison le sens de l'humour et ce goût très vif qu'il avait de se moquer des autres et de lui-même, ce qui montre à quel point il a souffert de cette épreuve. Dans le même ordre d'idées, force est de constater que ce temps de détention n'a pas été utilisé par lui dans son œuvre romanesque alors que la plupart des événements de sa vie chaotique ont été transposés, déformés, souvent ridiculisés ou noircis pour être intégrés dans des œuvres qui paraissent relever de la fiction mais qui ne sont en fait que la relation à peine romancée de son épopée personnelle. Céline n'est pas ressorti indemne de cette épreuve mais humilié, plus révolté et dégoûté que jamais et profondément marqué dans sa chair. Son état de santé s'est en effet considérablement aggravé au cours de sa détention, dont il ne s'est jamais complètement remis, encore que ce soit sans doute moralement que les conséquences de cet enfermement aient été les plus graves. Le sentiment d'avoir été persécuté a entraîné chez lui une véritable haine contre l'humanité tout entière, avec en point d'orgue ses confrères, les éditeurs en géntous les outrages, plus que jamais actuel et toujours paré d'une éternelle jeunesse. "

 

François GIBAULT