Céline en prison

 

Pour quel crime l'écrivain français est-il arrêté puis incarcéré au Danemark de 1945 à 1947 ? Il semble ne pas le comprendre-lui-même...


LETTRES DE PRISON À LUCETTE DESTOUCHES ET À MAÎTRE MIKKELSEN, 1945-1947. Édition établie, présentée et annotée par François Gibault. Gallimard, 403 p., 150 F.

V oici l'affaire. En décembre 1945, à Copenhague où ils sont arrivés légalement d'Allemagne en mars, munis d'un passeport allemand, Céline et sa femme Lucette sont arrêtés par la police danoise. Un mandat, pour trahison, a été lancé contre lui, à Paris, en avril, juste avant l'entrée des troupes françaises à Sigmaringen, où, quelques mois plus tôt, l'écrivain, sa femme et le chat Bébert avaient rejoint les officiels du gouvernement de Vichy et les miliciens que les Allemands avaient emmenés avec le maréchal Pétain dans leur débâcle d'août 1944. Lucette est libérée au bout de dix jours.

Ils avaient quitté Montmartre, où ils vivaient, le 17 juin 1944, avec l'intention de se réfugier au Danemark, où Céline avait confié ses réserves d'or à une amie. Dès avant la guerre, il avait converti une bonne partie de ses droits d'auteur en pièces d'or. En 1942, il s'était rendu à Berlin pour remettre à cette amie la clef de son coffre d'une banque danoise. La possession d'or par un étranger étant illégale aux yeux des autorités d'occupation allemandes, qui le faisaient saisir, l'or de Céline fut donc " planqué ". Ces réserves, il les appelle " les enfants " dans les lettres où il en est question. Elles constituent à la fois un important pécule de survie et un secret qui le met dans la dépendance de ses dépositaires. L'un d'eux est Me Mikkelsen, que Céline a pris pour avocat dès le 16 mai 1945, afin d'obtenir un permis de séjour au Danemark, après que le pays eut été libéré des Allemands par les troupes anglaises.

En France, en cette année 1945, l'épuration est en cours. Robert Brasillach est jugé et fusillé ; Pierre Drieu La Rochelle se suicide ; l'éditeur de Céline, Robert Denoël, est assassiné dans la rue, à Paris, par des inconnus - l'affaire n'a jamais été éclaircie. Parmi les chefs de la collaboration, Philippe Pétain, revenu volontairement en France, est jugé et condamné à mort, Pierre Laval est jugé et exécuté, le chef de la milice, Joseph Darnand, aussi ; Marcel Déat et Abel Bonnard sont condamnés à mort par contumace.

BATAILLE JURIDIQUE

La présence illégale de Céline à Copenhague ayant été dénoncée par un informateur anonyme, son arrestation est demandée au gouvernement danois par M. de Charbonnière, ministre plénipotentiaire de la légation française au Danemark. Une demande d'extradition est déposée le lendemain. Toute la bataille juridique va se dérouler autour des charges retenues contre Céline. Trahison, intelligence avec l'ennemi, antisémitisme. Les deux premières peuvent entraîner la peine de mort. L'antisémitisme non. Céline dicte alors sa ligne de défense à Me  Mikkelsen : il n'a jamais trahi son pays ; au contraire, il s'est engagé dans les deux guerres ; il n'a pas collaboré avec les Allemands et ne les a jamais fréquentés. L'extrader reviendrait à le livrer à des bourreaux qui l'exécuteraient sans jugement, car la justice de l'épuration est une nouvelle Terreur. Pour l'antisémitisme, certes, il a écrit des pamphlets patriotiques qui clamaient, avec une verve " rabelaisienne ", que les juifs poussaient à une nouvelle guerre avec l'Allemagne ; ce n'était pas l'Allemagne qu'il défendait - il la hait -, mais bien son pays, et cela par des moyens d'écrivain, comme il l'avait fait en soldat dans la première guerre, dont il est sorti invalide aux trois quarts. Il n'a jamais réclamé la mort de personne. Il est innocent sur toute la ligne. Son emprisonnement est une injustice. Un long calvaire imposé à un vieil homme malade par une cabale d'écrivains jaloux de son génie. Voilà tout.

Et voici, hors champ de ces lettres, l'épilogue judiciaire : le Danemark finit par refuser l'extradition ; Céline reste incarcéré pendant un an et demi, dans des conditions rudes, avec des séjours à l'infirmerie de la prison, puis à l'hôpital, avant d'être libéré, en juin 1947, sur la promesse de ne pas quitter le Danemark. En février 1950, il est jugé, à Paris, en son absence ; mais, assisté de ses deux avocats français, Maîtres Naud et Tixier-Vignancour, il a présenté sa défense dans des lettres au président de la cour de justice et dans un mémoire. Il est condamné à une année d'emprisonnement, 50 000 francs d'amende, à la dégradation nationale, et ses biens présents et à venir sont confisqués pour moitié. Cette condamnation est confirmée mais amnistiée en avril 1951 par le tribunal militaire, attendu que Louis Destouches est ancien combattant de 1914-1918, et en juillet Céline et Lucette rentrent à Paris. Sans avoir rien compris à rien. Le rapport entre ses écrits antisémites et le génocide subi par les juifs, Céline n'a jamais voulu même l'entrevoir. Le lieu de la littérature, pour lui, est hors juridiction. Les écrits n'engagent pas la personne, et ce n'est pas lui qui a inventé l'antisémitisme. Innocent, donc, à jamais. Et victime, toujours. Mais qui se fera justice dans ses livres.

Le débat au sujet de l'irresponsabilité transcendantale du grand écrivain, débat devenu classique dès qu'on touche à Céline, ces lettres de prison n'y prêtent pas, car elles n'ont guère de valeur littéraire - contrairement à celles qu'il enverra, tout redressé par l'admiration qu'on lui voue, à son éditeur Gaston Gallimard et qui jouent une étourdissante comédie. Au Danemark, sous l'œil de l'administration, écrit un Céline couché, livré à ses " pleurnicheries " (le mot est de lui, jugeant le ton de ses lettres et demandant pardon, pour cela seul), un pauvre type sujet à des explosions de haine raciale, alignant sans inspiration des déclarations d'amour à sa femme, entrecoupées de hoquets de reproches quand elle dépense de l'argent inutilement, enragé quand on touche à son or, ressassant sa défense à laquelle personne ne peut croire. Le calvaire, cette fois, c'est les céliniens qu'il attend. Ils vont devoir lire en entier cette correspondance que François Gibault avait déjà lue et résumée dans le tome III de sa biographie (1) et qu'il édite à présent avec une précision d'historien et ce zèle d'avocat aristocratique qu'annonce la première phrase de sa préface : " Aussitôt qu'il est sous les verrous, tout homme digne de ce nom songe à l'évasion. " Mentir, affabuler, battre la campagne : Céline s'est évadé en virtuose dans Féerie pour une autre fois.

Michel CONTAT

(1) François Gibault, Céline, tome III : Cavalier de l'Apocalypse (1944-1961), Mercure de France, 1986.

© Le Monde, vendredi 12 juin 1998.