Lettres à
Marie Bell

(1943-1950)

Lettres à Marie Bell, Ed. du Lérot, 1991.

Marie Bell

 

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Préface de Jean-Paul Louis
(Lettres à Marie Bell, Ed. du Lérot, 1991, p. 7-11)

    " La correspondance entre Céline et l'actrice Marie Bell, telle qu'elle nous est parvenue, présente des ruptures de ton, et de chronologie. De ce point de vue, elle est faite de deux séries bien tranchées : la première comporte cinq lettres ou billets de Céline, vraisemblablement tous de 1943, dans lesquels il vouvoie sa correspondante. Après la guerre, du Danemark, un télégramme et quatorze lettres, plus deux réponses de Marie Bell qui ont été conservées : le ton est à présent celui d'une vieille amitié, on se tutoie, on s'embrasse et on se rappelle des souvenirs. Encore faut-il préciser que la première partie montre une progression vers le familier, partant du quelque peu cérémonieux " Chère Amie " de la lettre 1 au " Chère Marie ", puis " Ma chère Marie " (lettre 5). Mais l'absence de lettres fin 1943 et tout 1944, jusqu'à la fuite de Céline vers l'Allemagne puis le Danemark, nous prive de voir se transformer en camaraderie cette amitié naissante. Certaines lettres d'après-guerre évoquent des souvenirs communs, mais aussi parfois de très lointains, bien en deçà de leur rencontre, et des fantasmes rétrospectifs, que le ton parfois à la plaisanterie n'oblitère pas entièrement : " Je te cèderai mon lit s'il le faut. J'irai recoucher en prison pour te faciliter les choses... " (7). " Je prendrais bien une place de petit chien chez toi... Je te lècherais quand tu serais triste... Mais tu es comme les autres, enchaînée à ton bidet porphyre " (11) ; et encore " Ah que j'en ai perdu de l'amour, sans toi ! " (17), sans parler des adresses : " Ah chère Marie chérie " (14), " Ma chérie " (17) et l'allitération incantatoire sous le " charme " du souvenir : " Belle Belle Bell Marie " (11 ).
    Il faut faire ici plus que nulle part ailleurs la part de la puissante remontée des souvenirs des belles années parisiennes, qui viennent si souvent à la plume de Céline multipliant les lettres vers la France - plusieurs par jour bien souvent depuis son exil " baltique ". Il faut compter aussi avec les emportements d'un Céline plus que jamais torturé, qui clame ses espoirs, ses regrets et son insoumission avec la même violence.
    Les souvenirs attachés à Marie Bell font partie de ceux de tout un petit monde d'artistes et de comédiens auquel Céline s'est mêlé, soit par l'intermédiaire d'Henri Mahé, sur sa péniche ou son bateau, soit autour de l'atelier de Gen Paul au sein de la bande montmartroise. Selon Éric Mazet, le meilleur spécialiste de ces années céliniennes d'avant-guerre, la première rencontre de Marie Bell et Céline peut se situer aux environs de 1934 : c'est l'époque où l'actrice, sociétaire depuis sept ans à la Comédie Française, mais également directrice du Théâtre des Ambassadeurs, joue dans de nombreux films, aux côtés de Junie Astor ou d'Édith Méra, ou encore sous la direction d'Abel Gance (Poliche en 1934 et Le Roman d'un jeune homme pauvre en 1935), personnalités du spectacle que Céline connaissait déjà toutes. En 1936, Marie Bell joue à nouveau avec Junie Astor dans La Garçonne, mais aussi avec Arletty que Céline ne connaît pas encore ; puis en 1937 dans Carnet de Bal de Julien Duvivier, et pendant le tournage de ce film Céline l'a rencontrée à coup sûr ( témoignage de Mme Lucette Destouches) ; enfin en 1938 dans Noix de coco avec Michel Simon et toujours Junie Astor. Sont encore mêlés à ce groupe de comédiens qui sont autant de connaissances en commun, Max Revol ou Le Vigan...
    La première rencontre, sinon formellement attestée, mais annoncée, est du 17 juin 1935 : à cette date, Céline écrit à Karen Marie Jensen " Je n'ai rien de nouveau pour mon film [sans doute Voyage au bout de la nuit]. Je ne suis pas très emballé. Je vais voir Marie Bell ce jour. " (Cahiers Céline 5, p. 231.)
    Une notation, qui reste malheureusement sibylline en dehors de contexte, et d'une lettre sans date, de Céline à Junie Astor : " J'ai envoyé une lettre fort affectueuse pour toi à Marie Bell chez elle. Mais tu sais je l'ai bien laissée tomber alors... " (Tout Céline 5, p.21) ne permet pas d'en savoir plus. Cette intervention de Céline, si elle a bien été envoyée, manque dans notre dossier, et rien ne permet de la dater ni de comprendre ce que signifie " je l'ai bien laissée tomber ".
    Au plus près du début de cette correspondance peut être situé le récit d'une (ou plusieurs) visites de Marie Bell chez Céline rue Girardon, à Montmartre : " Elle [Florence Gould] forçait notre modeste logis, avec Marie Bell (de la Comédie Française) elles apportaient leur dîner ! moi qui ne reçois jamais personne j'étais bien forcé de la recevoir ! " (lettre de Céline à Mikkelsen, citée par F. Gibault, Céline II, p. 23, et datée par lui de novembre 1946). Un autre témoignage, celui de Raymond Siméon, rapporté par Marie Alchamolac-Émery (Bulletin célinien, n°26, p. 9) fait état de dons versés par Marie Bell à la caisse des écoles et à la Bibliothèque municipale de Bezons, où travaillait Albert Sérouille : le rôle de Céline est évident dans cet épisode, qui doit se situer entre 1942 et 1944.

 

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    La reprise de contact tentée par Céline en 1946, sous la forme d'un télégramme de détresse alors qu'il venait d'être emprisonné à Copenhague, montre qu'il estimait alors avoir été suffisamment proche de Marie Bell pour s'adresser ainsi à elle, et qu'il la savait également en position de lui venir en aide.
    Marie Bell, actrice célèbre, avait mené pendant l'Occupation une vie professionnelle et mondaine très active, comme la plupart des gens en vue de l'époque, comme Cocteau par exemple dont il sera question ici, et toutes opinions confondues. Les témoignages et les études sur la " vie parisienne " entre 1940 et 1944 sont trop nombreux et concordants pour qu'on insiste sur ce point. La Comédie Française, où Marie Bell avait débuté en 1921, et où elle connaîtra ses plus grands succès, continuera à assurer ses spectacles pendant toute la période, sous l'administration de Jean-Louis Vaudoyer. Une tournée a lieu à Vichy en mars 1942. L'actrice réduira sensiblement son activité cinématographique, ce qui peut s'expliquer par les difficultés de tournage à l' époque ; il faut tout de même signaler que les deux films où elle a joué n'ont pas été produits par la Continental.
    Autre côté du décor : elle acceptera une invitation à l'Ambassade d'Allemagne en mars 1941, en présence de de Brinon, Corinne Luchaire, Sacha Guitry et le gratin mondain d'alors. Ce qui fait écrire à Céline (en plaisantant tout de même) ce ragot de deuxième main à Henri Mahé : " Il ressort que c'est Mme Abetz (et Marie Bell) qui fait la politique et la dirige avec Tinou et Mlle Luchaire " (La Brinquebale avec Céline, p. 195. " Tinou "est Antoinette Le Vigan). Ce ne doit pas être la seule fois où Marie Bell, comme bien d'autres, s'est trouvée en présence d'officiels ou d'officiers allemands. La Comédie Française était un de ces lieux très prisés par les Occupants, un mythe bien en chair de la " culture française ", et d'agréable compagnie.
    Cette collection de petits faits, qu'on peut étendre à l'infini, vérité ou pure invention, est sans grande signification, et leur interprétation n'est pas nécessaire ici. C'est au dénouement seulement que se joue le destin des uns et des autres, et les traces en resteront profondes dans l'histoire de chacun : alors que Céline menacé de mort s'est enfui vers l'Allemagne, la Comédie Française s'auto-purifie des miasmes nostalgiques de l'Occupation par un simulacre de " résistance " dans les derniers jours d'août 1944, et Marie Bell devient l'un des cinq membres d'une " commission d'épuration " conduite par Pierre Dux, nommé administrateur général provisoire. Les sanctions prises par cette commission seront très modérées : on a lavé son linge en famille. Maurice Escande, dont il sera question plus loin, et qui s'est trouvé un moment menacé, n'en deviendra pas moins plus tard doyen, puis administrateur de la Comédie Française.
    A partir de l'été 1945, Céline avait repris progressivement contact avec certains de ses proches, donc avec la France et son actualité. Il s'inquiète régulièrement de savoir ce que sont devenus les uns et les autres, et se fait envoyer les journaux. Il devait donc savoir que Marie Bell avait gardé tout son prestige et pouvait intervenir pour lui, " reine de la scène et des portes capitonnées ! " (13).
    Elle agira en effet, ou tentera d'agir, la correspondance en conserve des traces irréfutables. Mais l'impression principale est que Céline vit sur des souvenirs, les attise, et que c'est plus ce plaisir aigre-doux qu'il recherche en fin de compte, que des résultats tangibles. Du reste, la complicité qui semble se dessiner çà et là est fondée sur des événements passés et bien passés, et n'est pas comparable à celle plus profonde qui le lie à une autre actrice célèbre, Arletty - dont la correspondance avec Céline est malheureusement perdue.
    Marie Bell, un moment proche, peut-être de façon assez intime, de Céline et de son groupe d'amis, se voit traitée ici à l'occasion de grande courtisane, ce qu'elle n'était pas, voulons-nous croire, mais carriériste, mondaine et dominatrice certainement : traits de caractère et comportements qui s'accordent mal avec ce qu'on sait de Céline. "

Jean-Paul Louis

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