Extraits de la correspondance
Louis-Ferdinand Céline – Joseph Garcin
Cette correspondance comprend un total de 28 lettres. Nous en reproduisons ici 9 dans leur intégralité.
Lettre 1
Le 1er septembre [1929]
98 rue Lepic
Monsieur,
Voici certainement une bouteille à la mer, les sénateurs aujourd'hui
pressent le pas, franchissent le détroit... Cette adresse londonienne que me communique
votre ami me paraît bien incertaine. Revenez à Montmartre — d'ailleurs nous
mettrons au point cent distractions et vous serez comblé.
Hélas les temps ne sont pas drôles. Vous connaissez le dispensaire,
il faut s'en échapper d'une façon ou d'une autre. Je corresponds avec votre ami —
nous avons en commun cette expérience de 1914 dont je me parle jamais sauf aux
initiés, très rares... Vous avez compris que nous sommes en sursis depuis quinze ans,
que nous avons côtoyé l'enfer dont il ne faudrait pas revenir, et mieux que moi qu'il
s'agit désormais de faire payer la note et sans vergogne. Vous avez saisi l'essentiel, le
reste n'est que fatras de mots sans portée...
L'Addison dont vous me parlez a-t-il le bras long ? Tout est là. Il
faut de solides références et ne pas perdre son temps mais vous savez tout cela et
comment !
J'ai un projet — tout autre chose, pas de politique ni de
frauduleux commerce, il faudra que je vous en fasse part, et vous pourrez m'aider.
J'abuse.
Notez bien l'adresse rue Lepic et revenez-nous ministre de l'Empire.
Votre bien amical
Destouches
Lettre 2
Le 20 [décembre 1929 ?]
98 rue Lepic
Cher Monsieur et ami,
Hélas ce rendez-vous doit être remis, je pars finalement, Belgique et
pays nordiques, je vous tiendrai au courant. La fièvre a disparu mais j'ai été bien
sonné et je reste marqué — bientôt je ne pourrai plus me voir dans une glace. Mon
père avait bien raison.
Je garde le meilleur souvenir de notre dernière rencontre. Vous avez
l'enthousiasme — et toutes ces aventures qui alimentent mon délire. Vous connaissez
mon projet. Je vous apprécie surtout pour votre ( )
et votre discrétion, et cette curiosité que nous avons en commun. Et puis vous comprenez
l'important des choses.
Attention avec ces gens de l'Ambassade, retors et vicieux. Mais vous
les pratiquez... En tout de l'ordre, de l'hygiène.
Votre bien amical
Destouches.
Lettre 3
Le 21 [mars 1930]
98 rue Lepic
Cher ami,
Je reçois votre carte, tout un programme. Je suis curieux et voyeur,
absolument, vous avez mille histoires à me conter par le menu. Vous le savez j'écris un
roman, quelques expériences personnelles qui doivent tenir sur le papier, la part de
folie, la difficulté aussi, labeur énorme... D'abord la guerre, dont tout dépend, qu'il
s'agit d'exorciser, hélas nous verrons mieux encore dans le sinistre.
Voulez-vous passer chez moi la semaine prochaine ? Je vous présenterai
un ami peintre impatient de vous connaître.
Bien amicalement
Destouches.
Lettre 4
[Avril 1930]
98 rue Lepic
Cher ami,
Vous voici de retour à Londres, soignez bien cette Lucy. Tenez-moi au
courant pour les analyses ; avec la cuisine provençale, tout ira bien et très vite.
Vous avez décidément tout à m'apprendre sur ce milieu londonien. Je
l'ai un peu fréquenté en 1915, superficiellement, j'avais vingt ans et trop de souvenirs
du front. Et puis je ne savais pas voir les détails qui comptent, ah j'ai bien perdu mon
temps, la jeunesse c'est la futilité.
Je vais repartir en mission médicale, les problèmes d'hygiène me
passionnent vous le savez ; j'ai des attaches à Genève et j'en profite — j'ai
travaillé pour la SDN, j'ai vu tout le cinéma, la mise en scène, bien autre chose que
vos pauvres petites combines diplomatiques, le grand jeu. À côté nos tout travioles
petits calculs sont mesquineries, balivernes.
Dites-moi quand vous reviendrez à Paris ; nous organiserons une petite
soirée éducative. Le reste est au travail, à la sujétion.
Bien amicalement
Destouches.
Lettre 7
Ville de Clichy (Seine)
Services municipaux d'hygiène et d'Assistance sociale
10, rue Fanny [...]
DISPENSAIRES MUNICIPAUX
Mardi [septembre 1930]
Mon cher Garcin,
Vous êtes bien aimable de vous intéresser à mes si futiles
activités littéraires. Il ne s'agit pas d'œuvre — aucune prétention, et pas
de littérature mon Dieu non. Mais j'ai en moi mille pages de cauchemars en réserve,
celui de la guerre tient naturellement la tête. Des semaines de 14 sous les averses
visqueuses, dans cette boue atroce et ce sang et cette merde, et cette connerie des
hommes, je ne remettrai pas, c'est une vérité que je vous livre une fois
encore, que nous sommes quelques-uns à partager. Tout est là. Le drame, notre malheur,
c'est cette faculté d'oublier de la majorité de nos contemporains. Quelle tourbe !
Je promène aussi mes personnages en Afrique, autre expérience qui
compte. À Douala, c'est la guerre en permanence, en doute, j'ai bien vu les gens fondre,
s'avachir, disparaître engloutis. Et quelle vacherie, quelle exécrable misère...
Alors l'Angleterre ? Elle aura sa place, prématurée pour l'instant.
Mais j'ignore où tout ce barbouillage me conduira. L'avenir ne nous appartient guère.
Pardonnez-moi ce ton bien sinistre, l'automne arrive et les pluies
encore.
Bien amicalement
Destouches.
Lettre 17
( Papier à en-tête de Pigall's Tabac
BEL, Propriétaire, Place Pigalle
et 22, Boulevard de Clichy)
Le 9 [avril 1933].
Bien cher ami,
Votre carte me parvient avec bien du retard. Vous reviendrez bientôt
je le vois. J'applaudis à votre succès diplomatique. Et à cette petite expérience
américaine. Nous avons besoin d'insolite. Lorsque vous vous retrouverez en Louisiane je
vous donnerai quelques adresses ( ) — vous
pourrez en abuser.
Ici les ennuis s'atténuent, mais quelle sotte et pénible fin d'hiver
— je suis voué aux catastrophes, matérielles et ordinaires. Enfin le monstre
poursuit sa course de façon tout à fait inattendue. La critique déconne, je suis le
phénomène et il s'agit de faire le pitre, c'est dans mes cordes vous le savez. Je vais
les régaler, bientôt ils danseront la danse du scalp autour de mon poteau. Mentir,
raconter n'importe quoi, tout est là Garcin. Il faut donner aux gens ce qu'ils attendent,
la vérité n'est plus d'époque — l'essentiel pour moi, cette petite indépendance
très laborieusement acquise. Le reste est aux camelots.
Je reviendrai vous voir à Londres mais plus tard. Je compte sur vous
pour vos protégés de Soho. Tout à la rigolade.
Mes amitiés à votre ami. Bien affectueusement
Destouches.
Lettre 18
Le 13 [mai 1933]
98 rue Lepic
Mon cher Garcin,
Attendez-moi deux jours — votre ami ne s'impatientera pas que
diable. Je serai à Londres la semaine prochaine. Je vous avertirai dès mon arrivée.
Nous irons sur les talons de votre baron, je me sens des jambes de vingt ans. J'espère
vos alarmes américaines sans fondement. Vous me direz tout cela (et plus encore...).
Vous avez admirablement deviné le fond du problème. L'angoisse devant
la perversité ambiante, ce constat évident que tout s'écroule déjà — que la
catastrophe est dans l'air. L'important c'est de se placer dans l'intimité des choses.
Voyage est un gros succès de librairie. Vous avez raison, la
guerre commande tout, explique tout. Pourquoi cette débandade absolue ? Mais vous le
savez mon Dieu, sur la Meuse et dans le Nord et au Cameroun j'ai bien vu cet effilochage
atroce, gens et bêtes et lois et principes, tout au limon, un énorme enlisement — Je
n'oublie pas. Mon délire part de là.
Il faut ajouter à ces douloureuses exigences les nécessités que
vous connaissez et comprenez si bien. Mentir et survivre, et pas autre chose, foutre non !
Et puis savoir ce que demande le lecteur, suivre la mode comme les midinettes, c'est le
boulot de l'écrivain très contraint matériellement, c'est la condition sans laquelle
pas de tirage sérieux (seul aspect qui compte). Ainsi pour la guerre depuis Barbusse,
ainsi pour ce déballage psychanalytique depuis Freud. Je choisis la direction adéquate,
le sens indiqué par la flèche, obstinément. J'embrasse ma maman et mets du
caca partout si cela amuse le public. Plus rapide que le chimpanzé pour la bonne branche,
et à la pesée donc, voilà l'astuce. Évidemment dans les interviews j'amuse la galerie,
pitre autant que je peux. Mais tout ceci entre nous.
Je téléphone mardi ou mercredi.
Bien affectueusement.
Destouches.
Lettre 24
Le 21 [avril 1936]
Mon cher Garcin,
Je viendrai en Angleterre le mois prochain, votre nouvelle adresse
est-elle définitive ? Le livre va paraître enfin. Vous en savez le ton — cela
va bien plus loin que Voyage. Bien sûr Courtial c'est de Graffigny grand
inventeur et prince du rafistolage — grand imposteur à qui je dois beaucoup vous le
savez. Les psychanalystes vont être ravis, je n'ai pas lésiné... mais tout cela me
passionne, et j'ai mes indicateurs moi aussi, viennois ceux-là. Et puis Breughel.
Je suis abruti de fatigue, que d'efforts depuis 3 ans et plus, je ne
recommencerai pas, c'est la mort. Je vais changer d'air. Tout au vice et à la farce !
Votre Nadia est bien venue à la consultation, quel charme ! Quelle insolence, vous êtes
Garcin un fin découvreur de talents, orientaux ou pas. L'âge hélas !
Affectueusement et à bientôt.
Destouches.
98 rue Lepic.
Lettre 25
Le 28 [juin 1936]
98 rue Lepic
Mon cher Garcin,
Vous savez que je ne suis pas l'homme des conférences, après la
sortie de Voyage j'avais dû parler de Zola à Médan, quelle corvée ! Je veux
bien toutefois rencontrer votre ami, mais en privé, tout à fait — pas de public,
pas de temps à perdre. Les gens ne comprennent rien à rien, des bûches de toute façon,
voyez ce second livre, j'hallucine, j'exagère, bien, mais c'est la loi du genre, ma loi
— j'essaye d'alerter le lecteur en fait. Et le lecteur roupille et ne veut
surtout pas être dérangé. Ne parlons pas de la critique qui à droite comme à gauche
bafouille les pires calembredaines et crache sa haine. Des châtrés tout cela, qui (
) digéré le succès de Voyage.
Ne cherchez pas la vraisemblance et n'écoutez par tous ceux « qui
savent ». Mes parents n'ont rien à voir là-dedans. Vous êtes quelques-uns qui
connaissez la réalité. Aux autres les petites histoires et le cirque — Céline ci
Céline ça, toute la galerie.
Venez cet automne, l'ambiance sera peut-être meilleure. Mais j'en
doute — le pire nous menace.
Bien affectueusement
Destouches.