Céline
et Paris : IMEC, 1991. |
Robert DENOËL :
Articles parus dans le Bulletin célinien
Extrait de la préface de Pierre-Edmond Robert
" [...]
Robert Denoël et Louis-Ferdinand Céline
Lorsque Louis-Ferdinand Céline, qui n'est encore que le docteur
Destouches, rencontre Robert Denoël, en 1932, le premier a 38 ans, le second 30. Céline
est souvent revenu sur les raisons qui l'ont conduit à déposer le manuscrit de Voyage
au bout de la nuit chez Denoël, en même temps que chez Gallimard. Vingt-cinq ans
plus tard, à l'époque que la parution de D'un château l'autre, il répondra
aux journalistes qui l'interrogent sur ses débuts littéraires : « Je me suis dit :
c'est le moment du populisme. Dabit, tous ces gens-là produisaient des livres. Et j'ai
dit : moi, je peux en faire autant. »
Carlo Rim rapporte dans Le Grenier d'Arlequin, Journal 1916-1940
une conversation chez Denoël, en présence de Dabit, où Céline avait déclaré (sans
doute en 1933) : « J'ai lu Hôtel du Nord, un sacré succès, et je me suis dit
: Eugène de la Villette et Ferdinand de Courbevoie, ça se vaut, tous les deux enfants de
la rue. Pourquoi j'en ferai pas autant ? »
Lorsque chez Gallimard on paraissait hésiter après la lecture du
manuscrit de Voyage, le 14 avril 1932, Denoël l'a accepté d'emblée, tel quel.
L'appartenance à la même génération, l'aspect self made man de son éditeur,
et la confiance qu'il avait dans son nouvel auteur ne semblent pas avoir été à
l'origine de rapports personnels. Certes, les documents proposés ici ne constituent pas
l'ensemble de la correspondance entre les deux hommes. Paraissent manquer des échanges
proprement littéraires (une seule lettre concerne Voyage au bout de la nuit),
les discussions qu'on peut imaginer entre Céline et Denoël lui demandant de pratiquer
des coupes dans quelques passages de Mort à crédit qu'il juge obscènes, et
aussi la réaction de Céline aux écrit où Denoël prend sa défense, ainsi dans Apologie de Mort à
crédit, ou encore les impressions de Denoël s'il s'est reconnu sur le patronyme de
Delumelle, toujours dans Mort à crédit. Pour la suite de l'uvre : rien.
Quant à la correspondance qui nous est parvenue, malgré les "Cher ami" de pure
forme, elle manque singulièrement de chaleur.
Tandis que plusieurs lettres abordent la promotion de Voyage
et son adaptation cinématographique, une seule traite de son contenu : celle d'août 1932
où Céline demande à Denoël de ne pas toucher à " une syllabe du texte ", et
où il exprime sa préférence pour « une couverture assez lourde et discrète », selon
un projet dessiné de sa main et joint à la lettre. Céline écrit « Mon Vieux », terme
qu'il emploie à l'adresse de Denoël dans une autre lettre, du 26 mai 1938, et qui n'est
pas uniquement amical en raison de sa valeur d'avertissement, le contenu de la suite ne
faisant aucun doute. La lettre de janvier (ou février) 1933 marque le refus d'un rapport
personnel avec Robert Denoël : Céline entend se cantonner aux rapports professionnels.
Cette correspondance en fait le tour et précise les rapports de force sans illusions que
pratiquent les deux hommes.
Car leurs lettres sont l'écho de litiges constants portant sur le
nombre d'exemplaires tirés ou vendus, le montant des droits d'auteur correspondants, leur
paiement. Denoël règle au moyen de traites, à un ou deux mois, comme si Céline était
lui-même un fournisseur et pouvait à son tour régler ses dépenses de la sorte. Dès le
3 juillet 1933, Céline demande les « Comptes détaillés » à Steele, dont, signe de
mépris ?, il estropie toujours le nom. Céline répète sa demande à Denoël le 24
juillet, relance encore Steele puis déclare que les comptes qui lui sont fournis sont des
« faux notoires et tarabiscotés ». Le 22 janvier 1935, toujours à propos des comptes,
le ton est à la menace. En septembre 1936, un nouveau pas est franchi : parce que sur la
lettre de change de la « Lloyds and National Provincial Foreign Bank Limited », remise
à Céline et acceptée par Denoël pour la somme de 35 977 francs à la date du 31 août
1936, seul un acompte de 10 000 francs a été payé, un protêt est enregistré en date
du 8 septembre.
Le 28 octobre, Denoël écrit, non sans ironie, à Céline : « J'ai
bien reçu votre assignation et je vous en remercie. » Denoël, en difficulté
financière en raison du départ de Steele, fait remarquer à Céline que l'intérêt de
ce dernier n'est pas de provoquer la faillite de son éditeur. Il propose de lui régler 5
000 francs à la fin novembre « et le reste à raison de 5 000 francs par mois en six
mois. » En fait, Céline, qui a déjà reçu 500 francs de son éditeur, le 8 octobre,
obtiendra le solde 27 500 francs le 14 novembre.
L'année suivante, Céline insiste pour acheter au comptant 1 000
exemplaires de Mea Culpa, refusant que Denoël en déduise le coût des droits
qu'il lui doit. De nouveaux litiges se font jour en 1938 ; en font foi une lettre à
Auguste Picq, chef de la comptabilité des éditions Denoël, le 26 mars 1938 à propos du
tirage exact de Bagatelles, une lettre au même du 17 juin pour les comptes de
l'ensemble des ouvrages publiés depuis Voyage, suivie d'une lettre de mise en
demeure du 4 juillet 1938, demandant à Denoël de lui régler 89 838 francs ce qui
est fait le surlendemain 6 juillet.
En 1939, alors que Denoël connaît de nouveau des difficultés
de trésorerie, on s'envoie encore du papier bleu pour des effets impayés : 8
800 francs en mai, 8 988 francs en octobre. Entre-temps, Céline qui projetait
déjà, le 3 juillet 1933, de vérifier les tirages chez les imprimeurs a écrit,
le 6 juin 1939, à l'imprimerie Bellenand pour obtenir des précisions sur le
tirage de Mea Culpa.
Au milieu de ces conflits d'intérêt, la guerre elle-même
ne fait pas diversion : une lettre de Céline à Auguste Picq, du 2 février 1940,
à propos de la comptabilité du distributeur, Hachette, ainsi qu'une lettre à
Robert Denoël, du 22 juin 1941, le sommant de payer « par retour de courrier
», en témoignent. Tout au long de l'Occupation, les fournitures du papier nécessaire
aux réimpressions provoquent un nouveau contentieux, les quantités obtenues
grâce aux démarches de Céline auprès du Dr Epting n'étant pas suffisantes aux
dires de Denoël (20 juillet 1942).
La dernière lettre de Denoël à Céline, le 16 mars 1944, en réponse
aux récriminations habituelles de son auteur vedette est une fin de non recevoir
ironique, alors que leur association vieille de douze ans approche de son terme. Denoël
ne peut ignorer les menaces qui pèsent sur la vie de Céline, l'obligeant à quitter
Paris quelques mois plus tard pour l'Allemagne, mais sait-il à quel point sa propre vie
est en danger ? Car leur sort est lié ; il le sera l'année suivante devant la justice
qui les inculpe d'atteinte à la sûreté de l'État en vertu de l'article 75 du code
pénal, avant d'acquitter Denoël et d'amnistier, en 1951, Céline. Ce dernier ne s'y
trompait pas : « Si j'étais resté en France j'aurais été abattu comme Denoël »,
écrit-il dans sa première lettre, du 19 avril 1947, à son avocat, Me Naud, opinion
qu'il a exprimé plusieurs fois depuis son exil au Danemark, ainsi, le 3 juin 1947, au
journaliste lyonnais Charles Deshayes : « On m'a même tué mon éditeur Denoël ! ».
Tandis qu'il accable de sarcasmes les nouveaux dirigeants des éditions
Denoël, Céline, qui a exprimé son émotion à la nouvelle de la mort de son éditeur,
l'évoque aux correspondants de son exil danois avec une sympathie dénuée d'illusions.
Avec Albert Paraz et Pierre Monnier il plaisante sur le « papier chiotte » que Denoël
réservait à ses livres. « Ah, je commence à regretter l'escroc Denoël ! »,
confie-t-il à Pierre Monnier, le 16 octobre 1950 ; l'année précédente, le 10 juin
1949, il s'était rappelé : « Avec lui c'était de la boxe. »
Les raison de ce pugilat, Céline les fournit dans une autre lettre, du
19 mars 1947, à l'universitaire américain Milton Hindus. Elle résume jusqu'à la
caricature ses relations avec son éditeur, en tire les conclusions, sans phrases :
« Mes romans me rapportait un million par an jusqu'à 1944 et
à mon éditeur, le malheureux Denoël largement le double je tombe de haut vous le
voyez j'étais aussi l'auteur le plus cher de France ! Ayant toujours fait de la
médecine gratuite je m'étais juré d'être l'écrivain le plus exigeant du marché
et je l'étais. » "
Pierre-Edmond Robert