Un voyage au bout de la poésie

 

    Les acteurs de théâtre sont parfois tentés par le monde du cinéma. Fabrice Luchini a eu la démarche inverse. Révélé par les films de Rohmer et de Chabrol, il est monté sur les planches pour jouer du Guitry et du Bernstein. L’amour de la littérature et de la philosophie l’a poussé à vouloir partager l’enthousiasme de ses lectures. Et Luchini a montré un talent assez peu ordinaire pour faire passer la rampe à des textes de haute tension poétique. Son récital de poésie donné au Théâtre de la Porte Saint-Martin fut un triomphe qui appela de nombreuses reprises. Réciter La Fontaine, Baudelaire, Flaubert et Céline devant des spectateurs habitués à voir l’acteur en Perceval ou en Beaumarchais sur les écrans était déjà un exercice hasardeux. Plus périlleux encore est la démarche inverse de fixer sur écran l’émotion si fuyante de la poésie partagée en direct avec un auditoire. Luchini a tenté le pari de toucher un plus large public encore, celui des salles de cinéma. Le cinéaste Benoît Jacquot a osé filmer ce voyage au bout de la poésie.
    Sans autre décor qu’un fauteuil, sans texte à la main, les yeux fixés sur un horizon auquel le jeu de ses mains donne forme, l’acteur s’avance vers nous et récite par cœur, entendons-nous – avec amour – des textes qui disent les rêves et la peine des hommes. On le savait déjà, Luchini aime les grands musiciens de la prose, donc Céline en priorité. Qui l’eût cru ? L’auteur de Mort à crédit admirait plus que tout l’art de La Fontaine qu’il définissait comme une perfection "finale". Passant de la déclamation à la confidence, avec sa diction si particulière, comble de l’artifice et du naturel à la fois, Luchini nous fait savourer la "petite musique" de Céline qui s’enchaîne admirablement avec la moquerie légère de La Fontaine. Récitées par Luchini, les fables les plus connues retrouvent une jeunesse inouïe. L’acteur s’amuse même à dire en verlan "le corbeau et le renard", et la fantaisie du fabuliste résiste à tous les temps. Notre littérature est riche de sommets où les échos se répondent tout naturellement. Il suffit d’aimer la musique. La révolte comme la compassion de l’auteur du Voyage au bout de la nuit ne sont pas si éloignées du spleen et de l’idéal ciselés par Baudelaire quand il nous parle de la déception des voyages ou de la mort d’une servante. L’agonie de la vieille concierge sous la plume exacerbée de Céline répond à la soumission de l’humble paysanne dénoncée par Flaubert. Luchini sait bien qu’au-delà de la déploration, de la célébration ou de la dénonciation, la poésie est interrogation née de notre misère et du grand mystère.
    C’est cet "ardent sanglot qui roule d’âge en âge" que chacun entend, mais jamais pourtant le récital ne tourne au pathétique car le rire de ces grands poètes nous emporte au-dessus des abîmes de l’humanité. La tension de leur style, cette musique intérieure qui sert de fil d’Ariane, nous fait partager une rare émotion, assez puissante pour qu’elle crève l’écran plat des salles de cinéma. Ce qui était gageure est une réussite. Si le cœur des jeunes a encore autant de naïveté et de réceptivité que celui des fins lettrés, Par cœur fera battre plus d’un cœur dans la poitrine des lycéens qui iront voir ce film. Disséqueurs d’alexandrins, professeurs pointilleux s’abstenir : Par cœur s’adresse à tous les "enfants amoureux de cartes et d’estampes", ceux-là dont les désirs ont la forme des nues"...

 

Éric MAZET