Meudon, 4 juillet 1961
Il y a trente-sept ans que Céline est mort à Meudon. Avec Lucette Destouches-Almansor et Colette Destouches-Turpin, André Halphen est l’un des rares témoins encore vivants à avoir assisté à l’enterrement. Il se souvient...
La pluie avait commencé à tomber, fine sur les hauteurs de Meudon
lorsque les croque-morts sortirent de la villa Maïtou, route des Gardes, la bière en
chêne verni. Il était 8 h 45, le mardi 4 juillet 1961. Nous étions une petite
vingtaine, y compris une dizaine de jeunes danseuses du cours Lucette Almanzor. Quelque
couronnes de fleurs rouge-rose, glaïeuls, œillets – et sur le cercueil une
plaque presque anonyme pour le commun des mortels : " Louis-Ferdinand Destouches
(1894-1961) "
" Docteur Destouches " : c’est ainsi que ses voisins le
connaissaient à Meudon. Mais l’homme qu’on enterrait ce matin-là entrait de
plain-pied dans l’immortalité. Louis-Ferdinand Destouches était l’un des
écrivains les plus décriés, mais aussi les plus illustres, du siècle. On le lit dans
le monde entier sous le pseudonyme de Céline.
Le vendredi précédent, comme tous les jours, il s’était assis
à sa table de travail et avait écrit, de son écriture très large, aérée. Il avait
beaucoup de mal à écrire, car son bras droit, blessé à la guerre, le faisait souffrir
énormément à la fin de sa vie ; mais malgré les crises violentes qui
l’affectaient (des sortes de congestions cérébrales), il ne laissait pas de jour
sans ajouter quelques pages à son dernier manuscrit, le futur Rigodon.
C’est le samedi que, pour la première fois, il ne s’installa
pas pour écrire. " Je ne me sens pas très bien ", avait-il dit à son épouse,
Lucette Almanzor, professeur de " danses classiques et de caractère " comme
l’indiquait la plaque apposée sur la villa.
Il traîna toute la journée, vêtu d’un pantalon de velours et
d’un pull-over, entre ses quatre chiens, son perroquet et ses rêves. Le plus long
jour de sa vie, sans doute.
Un peu avant 18 heures, il répéta à sa femme : " Cela ne va
pas. Je me couche ". Il est mort presque aussitôt, dans son lit, au
rez-de-chaussée gauche de cette villa qu’il habitait à Meudon depuis dix ans,
depuis son retour du Danemark.
Aussitôt, une conspiration du silence commença. Céline avait
toujours dit qu’il souhaitait être enterré dans l’intimité la plus grande,
sans journalistes, sans photographes. Alors Lucette Almanzor ne prévint que les plus
proches : Colette, la fille que Céline avait eue d’un premier mariage, Marie
Canavaggia, sa secrétaire, et Roger Nimier, l’écrivain qui fut avec Marcel Aymé
l’ami le plus fidèle de la fin de sa vie.
ROGER NIMIER
On cacha sa mort, mais il y eut " fuite " pourtant. Nimier
se chargea de prévenir un petit groupe de fidèles triés " sur le volet " :
Marcel Aymé, l’éditeur Claude Gallimard, le journaliste ("interdit" à
l’époque pour cause de collaboration) Lucien Rebatet, le metteur en scène Max
Revoll, les comédiens Jean-Roger Caussimon et Renée Cosima.
Tout ce petit monde s’était rassemblé pour un dernier adieu. Ils
se recueillirent quelques instants devant la bière de l’écrivain défunt, dans la
pièce où il est mort. Un immense rideau blanc recouvrait la grande fenêtre donnant sur
le jardin.
Il y avait aussi deux journalistes, car Nimier, exécuteur
testamentaire de Céline, avait tenu à ce qu’il y eût des "témoins" :
Roger Grenier pour France-Soir, et moi-même pour Paris-Presse.
Je n’ai jamais très bien su pourquoi j’avais été désigné
pour accompagner Céline à sa dernière demeure. Peut-être Nimier m’avait-il
demandé expressément ; peut-être Max Corre, le directeur de Paris-Presse, un peu
"gêné aux entournures", m’avait-il choisi pour couper court à toute
attaque possible.
Toujours est-il qu’on en est arrivé à ce paradoxe
invraisemblable : parmi la dizaine de derniers fidèles, sélectionnés avec un tel soin,
il y avait un Juif. Céline, l’antisémite notoire, aurait-il pu imaginer ce curieux
renversement de la petite histoire ?
" J’Y ÉTAIS "
La cérémonie fut brève. Lorsque le corbillard quitta la villa Maïtou pour le petit
cimetière de Meudon-Bellevue, il fut suivi par une dizaine de voitures. En cinq minutes,
le "voyage au bout de la mort" fut bouclé.
Nous nous dirigeâmes à pied vers le caveau provisoire, dans le coin
du vieux cimetière. Je marchais pas dans pas avec Rebatet. Je vous laisse imaginer quelle
"tempête sous un crâne" je vivais. Choisi bien que Juif – parce que Juif
? – pour cet ultime hommage à un homme que je haïssais de toutes mes forces, mais
dont je savais aussi qu’il était incontestablement l’un des plus grands
écrivains de notre temps.
Près de quarante ans après, je n’ai pas oublié une seconde de
cette courte marche impressionnante.
Marcel Aymé est mort ; Roger Nimier est mort ; nous ne sommes plus
beaucoup à pouvoir dire " J’y étais ".
Louis-Ferdinand Destouches repose auprès de Maurice Progin, qui fut,
avant guerre, président de l’Harmonie municipale de Meudon.
André HALPHEN