Entretien avec Marc Laudelout, éditeur du Bulletin célinien
Céline sans chemise brune

Marc Laudelout, éditeur du "Bulletin célinien"


Deuis quelques mois, les moralistes parisiens ont relancé une offensive contre Céline. Fait nouveau: ils ne se contentent plus de décrier ses idées, mais lui dénient aussi toute originalité littéraire, en même temps qu'ils criminalisent ses admirateurs. En réponse à cette nouvelle vague d'intolérance, nous avons demandé à Marc Laudelout, directeur du Bulletin célinien, un point sur l'histoire et l'actualité des études céliniennes.

turquoise.gif (1558 octets)

On assiste depuis quelques mois à une nouvelle offensive anticélinienne qu'illustrent, par exemple, les ouvrages de Hanns-Erich Kaminski ( Céline en chemise brune, une fois de plus réédité et abondamment commenté ) ou de Jean-Pierre Martin ( Contre Céline ). Un chroniqueur de la presse parisienne ( Gilles Tordjman, pour ne pas le nommer ) a même été jusqu'à écrire qu'il était temps d'"en finir", non seulement avec Céline, mais encore avec les céliniens. Quelles sont, selon vous, les motivations et les effets de ce retour d'intolérance et d'hostilité envers Céline ? La "malédiction" célinienne, est-elle appelée à franchir indéfiniment les générations ?

Marc Laudelout : Il est vrai que, ces derniers temps, Céline a davantage été dans l'actualité pour les ouvrages hostiles que l'inverse.. Tout se passe comme si le fait d'être de plus en plus reconnu comme l’un des écrivains majeurs de ce siècle indisposait grandement des gens qui ne peuvent tolérer de voir ainsi consacré quelqu'un qui, à leurs yeux, est tout sauf recommandable. Le simple fait que Céline fasse l'objet de quatre volumes dans la Pléiade suscite la hargne de pions qui lui font un procès entaché d'idéologie. D'une certaine façon, Céline a, depuis sa mort, constamment suscité des réactions de ce genre. La nouveauté, c'est que ses actuels détracteurs en arrivent, comme Jean-Pierre Martin, à vouloir réduire son importance littéraire, à lui dénier la qualité de romancier véritable, bref, à considérer que la place qu'il occupe aujourd'hui dans la littérature est une imposture. On se doute que ces professeurs de lettres n'encouragent guère leurs étudiants à découvrir Céline, mais essayent plutôt de les en détourner. À confondre moralisme et esthétique, on en arrive à tenter d'opposer vainement Céline à d'autres écrivains de la "modernité", comme Michaux, Beckett ou Ponge, considérés comme plus qualifiés parce qu'ayant été résistants ou, en tout cas, antifascistes. Tout cela est puéril et n'empêche pas le succès de Céline auprès de nouvelles générations, qui n'ont cure de ces mises en garde. S'il fallait exclure de la littérature tous les écrivains qui ont "mal pensé", il n'y aurait plus grand monde. De Flaubert à Genet, en passant par Dostoïevski, Cioran ou Morand, nombreux sont les écrivains coupables d'avoir eu des idées "politiquement incorrectes", comme l'on dit aujourd'hui. Cela étant, il est clair que ces attaques ont pour conséquence de donner de Céline l'image d'un militant, ce qui ne correspond absolument pas à la réalité. Il n'a jamais fait partie d'aucun groupe politique et, comme il le disait lui-même, n'adhérait à rien sinon à lui-même. Après la guerre, Céline pensait que l'opprobre dont il était l'objet n'aurait qu'un temps – il citait la sœur de Marat : "Ce sont là turpitudes humaines qu'un peu de sable efface" -, mais il faut bien constater que plus on s'éloigne de la fin de la guerre, plus les passions nées de celle-ci, au lieu de s'apaiser, vont au contraire en s'accentuant puisqu'en France, notamment, on se plaît à les raviver. Dans cette perspective, Céline n'a pas fini de susciter les anathèmes de toute nature. On s'éloigne ainsi de ce qui est l'essentiel chez cet écrivain: la révolution esthétique qu'il s'est proposé de mettre en œuvre.

Depuis son irruption dans la littérature française avec Voyage au bout de la nuit, Céline est sans doute l'un des auteurs de notre siècle qui a suscité la plus abondante bibliographie critique. À quoi tient, selon vous, ce phénomène ? Pourquoi cette vague ininterrompue d'ouvrages sur Céline ?

Marc Laudelout : Cela tient tout simplement au fait qu'il est vraiment perçu comme un "contemporain capital", pour reprendre une formule utilisée naguère pour Gide. L'œuvre de Céline est considérable et tout à fait en phase avec son époque. Il a vraiment inventé une forme de narration différente, de telle sorte qu'on peut dire qu'il y a un "avant Céline" et un "après Céline". Il se distingue aussi des romanciers de son époque par l'aspect résolument lyrique de son écriture. Et le personnage retient l'attention dans la mesure où il est complètement atypique dans sa génération: ce n'est ni un intellectuel, ni un littérateur comme les autres. Il a aussi soutenu cette gageure de réussir une œuvre à la fois tragique et comique. Ce n'est pas si fréquent. J'ajouterai que ce grand fauve fascine par sa destinée tumultueuse et l'image haute en couleurs qu'il a donnée de lui-même. Son œuvre est tellement riche qu'elle se prête à de multiples interprétations, ce que ne manquent pas de faire les exégètes. Cela dit, il faut relativiser : je ne suis pas certain qu'un Camus, pour ne citer que cet exemple, n'ait pas suscité autant, sinon davantage, d'ouvrages critiques et autres travaux universitaires. Et si l'on dénombre les thèses, on peut dire que Proust bat Céline de plusieurs longueurs, la différence étant peut-être que les ouvrages sur Céline connaissent un retentissement plus important.

Le public célinien semble relativement composite, et j'y discernerai au moins trois catégories: les "célinologues", qui s'intéressent exclusivement à l'œuvre et à son originalité dans l'histoire de la littérature, les "célinophiles", qui apprécient Céline tout en conservant parfois une distance critique à l'égard de tel ou tel aspect de sa personnalité ou de ses écrits, et enfin les "célinomanes", qui adhèrent sans retenue aucune au style, à la psychologie et au destin de l'auteur de Mort à crédit. Cette dernière catégorie est d'ailleurs la plus singulière, car il est peu d'auteurs qui aient suscité une telle ferveur. Plus exactement, il est peu d'auteurs dont l'œuvre soit considérée comme une "totalité" transformant littéralement son lecteur en "adepte". Cette distinction des publics céliniens, vous paraît-elle fondée et quel jugement portez-vous sur ces trois catégories ?

Marc Laudelout : Cette distinction me paraît un peu arbitraire, les "célinologues" étant pour la plupart également "célinophiles". Tous ceux qui ont travaillé sur l'œuvre de Céline ont au moins un point commun : ils admirent l'écrivain et éprouvent une véritable délectation à le lire. Cela vaut pour des chercheurs n'ayant pas forcément les mêmes convictions politiques, comme Henri Godard, Anne Henry, Jean-Paul Louis, Frédéric Vitoux, Philippe Alméras, pour ne citer que ceux-là. Si tous n'ont pas, loin s'en faut, une franche admiration pour l'homme, au moins se retrouvent-ils sur l'attachement à l'œuvre. Ils se distinguent en cela des nouveaux commentateurs que j'évoquais tout à l'heure, qui, eux, n'ont de toute évidence aucun plaisir à lire Céline ! Encore faut-il distinguer parmi les exégètes ceux qui préfèrent écarter les textes sulfureux de leur champ d'analyse, et les autres qui tiennent à appréhender Céline dans sa globalité. Cela étant, il est assez fascinant de constater que des personnes éprouvant une franche détestation pour l'homme lui ont consacré tant d'années d'études et de recherches. Il y a là une relation ambivalente assez curieuse à observer. Parmi ceux que vous appelez "célinomanes", il faut distinguer les inconditionnels de l'œuvre et les inconditionnels de l'homme, qui sont tout de même beaucoup plus rares. Sartre a, lui aussi, suscité ceux que l'on appelle les "sartrolâtres". Toute œuvre célèbre engendre ses fanatiques. Si l'on admire Céline, il va de soi que l'on ne doit pas pour autant se sentir obligé d'adhérer à tout ce qu'il a écrit sur le plan politique. Ceci dit, il y a aussi des célinomanes tout à fait présentables : je songe à ces bibliophiles qui collectionnent toutes les éditions du grand homme et qui tiennent à avoir chaque édition originale munie de la bande annonce qui l'accompagnait. Ils y attachent d'autant plus de prix que Céline était l'auteur du texte y figurant. Ainsi, celle accompagnant Bagatelles pour un massacre était: "Pour bien rire dans les tranchées", ce qui montre assez, soit dit en passant, sa volonté de prévenir un second conflit mondial.

Les "idées" de Céline ont été rattachées à de nombreuses filiations : les uns y voient un héritier des hébertistes et des sans-culottes, les autres un anarchiste. Et, bien sûr, beaucoup discutent de la "centralité" du racisme et de l'antisémitisme dans ses écrits : accident de parcours, conséquence particulière d'une misanthropie plus générale, ligne conductrice d'une pensée fondamentalement biologisante et hygiéniste, obsession pathologique, etc. Y a-t-il donc une "politique célinienne" et quelle interprétation vous en semble la plus juste ? Littérature et idéologie, sont-elles indissociablement liées chez Céline?

Marc Laudelout : Si l'on veut réduire Céline à une étiquette, on est sûr de faire fausse route. C'était un être complexe, pétri de contradictions, à la fois de gauche ( voir son discours social, y compris sous l'Occupation ) et de droite ( son côté patriote et cocardier, par exemple – caractéristiques qui, au fait, n'ont pas toujours été de droite ). Son "racisme", dont l'"antisémitisme" est une composante, n'est pas simple à expliquer, car il n'a pas forcément le même sens que celui partagé par ses contemporains. L'acception même des mots a parfois changé. Qui peut comprendre ce que veut dire Céline lorsqu'il s'écrie: "L'art n'est que Race et Patrie ! Voici le roc où construire ! Roc et nuages en vérité, paysage d'âme" ? Il est vrai que ce "racisme" constitue en quelque sorte le fil rouge de son œuvre, puisqu'il apparaît jusque dans les romans de la fin. Mais, dès lors que l'on appréhende l'œuvre sur un strict plan littéraire, cet aspect n'est tout de même pas primordial. À force de mettre cela en avant, on passe, à mon sens, à côté de l'essentiel : tout l'aspect métaphorique et poétique d'une œuvre qui est avant tout placée sous le signe de l'émotion pure, bien davantage que sous celui des idées. Certes, on n'en a pas fini de gloser sur le "racisme" célinien. Mais affirmer, comme le fait un certain spécialiste, que dans le cas de Céline "seuls l'intéressaient chez l'individu, ses gènes et cellules", m'apparaît pour le moins réducteur. Même s'il est exact que la pensée de Céline est, dans ce domaine, le reflet de l'air de son temps, issu du siècle dernier où l'on accordait beaucoup d'importance au concept de la race. Ainsi, L'Histoire de l'art d'Élie Faure, que Céline admirait, est, elle aussi, fondée sur une vision "raciste".
Il n'en est pas moins évident que nombreux sont les céliniens qui auraient préféré que, sous l'Occupation, Céline mît une sourdine à ce qui apparaît alors nettement comme une obsession. Mais là aussi, il y a une évolution entre Bagatelles pour un massacre et ce qui a suivi. Pierre Gripari a pertinemment évoqué la teneur de ce livre publié en 1937: "La partie anti juive, violente, brillante, extrêmement drôle, ne constitue nullement un appel au meurtre. Elle appartient, très banalement, à ce qu'on appelle aujourd'hui la littérature anticolonialiste. [...] Son motif unique, c'est un refus horrifié de la croisade antifasciste, de cette guerre civile européenne qu'on est en train de nous préparer sous couleur de Front populaire, avec tout le camouflage d'optimisme et de progressisme bêtifiant que l'on retrouve dans les films français des années trente. Cette guerre, prophétise-t-il, ne sera qu'une guerre juive, faite pour le seul profit des Juifs et de staliniens. Nous autres, indigènes d'Europe, nous n'avons rien à y gagner, et tout à y perdre".
On ne peut pas comprendre ce livre si on ne le replace pas dans le contexte de l'avant-guerre: pour une grande part, il s'agit véritablement d'un écrit de circonstance.
S'il fallait absolument définir Céline, je le verrais assez en homme ayant à la fois des préoccupations sociales liées à son esthétique et le goût d'un certain ordre naturel, fondé sur une tradition très française bien antérieure à la Révolution, Céline lui-même étant à la fois profondément mystique et athée, misanthrope et altruiste, pacifiste et violent dans l'expression de sa pensée. Ce Gémeau avait de multiples facettes, et il n'est pas aisé de l'enfermer dans un quelconque carcan, car l'on trouve aussitôt des éléments qui le contredisent.

La personnalité de Céline n'a pas provoqué moins de controverses que ses idées. Là encore, on trouve le discours les plus contradictoires : le médecin des pauvres au cœur généreux s'oppose au "salaud" geignard et lâche. La récente publication de sa correspondance avec Gaston Gallimard révèle un individu plutôt mesquin et obsédé par l'argent ( il est vrai qu'il en manqua parfois cruellement ). Et Bardèche, en son temps, n'avait pas été tendre envers Céline, alors que l'on aurait pu s'attendre à plus de pondération. Pour votre part, comment jugez-vous l'homme, si tant est qu'il vous paraisse intéressant de le juger autrement que par son œuvre ?

Marc Laudelout : Les génies sont rarement des personnalités convenables. Et Céline ne fait pas exception à la règle. Dire qu'il était facile à vivre dans le quotidien serait assurément une contre-vérité. La vérité se situe entre les deux: "ni saint ni salaud intégral" me paraît une bonne formule. Il est clair qu'il ne s'est pas toujours conduit de la façon la plus élégante qui soit avec ses amis, dont Marcel Aymé, qui lui voua pourtant une amitié indéfectible. Mais il ne faut pas tomber dans l'excès inverse et ne s'attacher qu'à l'image faussée qu'il a volontairement donnée de lui-même. Bardèche, lui, ne peut pas comprendre, par exemple, l'écœurement de Céline face à l'équanimité de Brasillach envers le procureur qui l'a condamné à mort. Il y a là une incompatibilité majeure entre deux tempéraments diamétralement opposés. Quand à sa "lâcheté" présumée, j'ai toujours envie de rappeler, sans vouloir le défendre, qu'en 1914, il s'est porté volontaire pour une mission très dangereuse, ce qui lui valut d'être grièvement blessé et d'être décoré de la médaille militaire. Un lâche se comporte-t-il de cette façon ? En outre, si Céline avait été tel, il n'aurait jamais pris les positions que l'on sait dans le contexte périlleux de l'avant-guerre. On peut certes lui reprocher ce qu'il a écrit , mais certainement pas d'avoir été timoré ou pusillanime. Même attitude sous l'Occupation à l'égard des Allemands eux-mêmes, qu'il ne ménageait pas: certains de ses amis jugeaient d'ailleurs son attitude provocatrice et par là même très imprudente.
Pour le reste, il était conscient de sa valeur littéraire et n'a guère transigé avec ses éditeurs qui n'ont finalement pas eu à se plaindre, sur le plan financier, d'avoir publié ses livres. Il a toujours eu des relations conflictuelles avec ses éditeurs, car il ne se satisfaisait pas des conditions généralement faites aux auteurs. Avec Gaston Gallimard, c'est après tout normal que Céline se soit entretenu d'argent, puisque c'était son éditeur. Farouchement attaché à son indépendance, Céline accordait de l'importance à l'argent, car c'était pour lui le moyen de sauvegarder sa liberté... Marcel Aymé disait que "Céline n'avait pas le sens de l'argent, où plutôt, il ne l'avait qu'au niveau des nécessités quotidiennes". D'ailleurs, est-on bien sûr que Gaston Gallimard ait été victime de l'avidité de Céline? Un célinien avisé, Jean Guenot, relève ceci pour la période allant de 1951 à sa mort: "Dix ans de dévaluations et aucun rajustement de la mensualité à mille francs. L'ouvrier en écriture Destouches s'est fait avoir comme un prolétaire solitaire. Il fallait exiger l'indexation de la mensualité sur le traitement, par exemple, de l'agrégé en fin de carrière".
Et voilà ce qui est drôle: lorsque Céline réclame dans les années cinquante le Prix Nobel de littérature et son entrée dans la Pléiade, cela sonne comme une vaniteuse incongruité. Aujourd'hui, cela apparaît comme une évidence.

On sait que la publication des "pamphlets" de Céline n'est pas interdite par la loi, mais empêchée par la volonté de sa veuve. Qu'en pensez-vous ? Ces textes "mythiques", dont on ne compte plus les éditions pirates, ont-ils une place singulière dans les écrits de Céline ? Que vous inspirent les propos de ceux qui refusent de séparer les jugements moraux et esthétiques et qualifient en conséquence de "monstrueuse" l'hypothèse d'une réédition des pamphlets?

Marc Laudelout : L'œuvre de Céline constitue une totalité. Vouloir en écarter trois livres pour des raisons de bienséance est une absurdité. D'autant plus que, sur le plan strictement littéraire, un livre comme Bagatelles pour un massacre n'est pas médiocre. Le talent polémique de Céline s'y déploie de manière extraordinaire, comme l'avaient d'ailleurs reconnu André Gide, Charles Plisnier ou Marcel Arland à l'époque. En d'autres termes, Bagatelles n'est pas à l'œuvre de Céline ce que Le péril juif est à l'œuvre de Jouhandeau. Céline y dénonce bien d'autres choses: le régime en Union Soviétique, la standardisation du livre, le règne mercantile de Hollywood, la mainmise de l'idéologie sur les arts, pour ne citer que ces aspects-là. Et c'est aussi dans ce livre qu'il défend sa conception esthétique, qui sera reprise plus tard dans les fameux Entretiens avec le professeur Y. Le vrai "scandale Céline", c'est peut-être que Bagatelles pour un massacre constitue malgré tout un de ses meilleurs livres. Je veux dire par là qu'il est superbement écrit, d'une drôlerie extraordinaire, comme le reconnaissent d'ailleurs aujourd'hui certains esprits libres comme Philippe Sollers. Après guerre, pour des raisons de commodité, Céline s'était, il est vrai, opposé à la réédition des pamphlets, y compris le libelle anticommuniste Mea culpa. Mais est-ce respecter sa volonté que d'autoriser à plusieurs reprises la réédition de ce texte-là, et non des autres? On aboutit ainsi à cette situation paradoxale que, dans la septième livraison des Cahiers Céline, la préface à une réédition de L'École des cadavres est accessible, mais pas le livre lui-même. Et croit-on respecter la volonté de l'auteur en autorisant la publication des lettres aux journaux de l'Occupation, mais pas Les Beaux draps qui datent de la même époque? En fait, exercer une censure sur cette part de l'œuvre, qui est par ailleurs commentée dans de nombreux ouvrages, ne semble pas très cohérent. Pour conclure, je rappellerai que publier ne veut pas dire approuver. Et que donner à certains textes sulfureux l'attrait de l'interdit n'est pas forcément judicieux. Une réédition dans une collection comme les Cahiers Céline en donnerait, en outre, un aspect documentaire qu'on ne pourrait confondre avec quelque provocation malsaine. J'ajoute que, de même qu'on peut lire Sade sans devenir sadique, on peut lire Céline sans pour autant épouser ses idées. Le lecteur doit être considéré comme un adulte et n'a pas besoin, il me semble, de censure préalable.

Vous avez lancé Le Bulletin célinien voici maintenant seize ans, et vous le publiez avec une régularité exemplaire (les journaux d'amicales littéraires montrent rarement une telle constance !). Pouvez-vous nous dresser un historique rapide de cette aventure éditoriale, en précisant notamment quelles étaient vos motivations à l'origine et quel bilan ( d'étape ) vous en dressez aujourd'hui ?

Marc Laudelout : Avant de créer Le Bulletin célinien, j'ai fondé, en 1979, La Revue célinienne, périodique semestriel qui regroupait des témoignages et des études. Trois numéros ont paru, dont un numéro double en 1981, à l'occasion du vingtième anniversaire de la mort de Céline. Ensuite, j'ai édité, sous l'égide de La Revue célinienne, trois essais de mon compatriote Pol Vandromme sur le monde romanesque célinien. Ces livres ont été récemment réédités en un volume à L'Âge d'Homme sous le titre Céline & Cie. Dans mon esprit, il s'agissait de mieux faire connaître une œuvre méconnue, en dépit des apparences, et de faire partager une passion littéraire peu commune.
La vocation première du Bulletin, c'est de rendre compte de l'actualité célinienne dans le monde (publications, colloques, articles de presse, émissions, adaptations théâtrales, etc.) : le fait qu'il soit mensuel - et c'est son originalité – me permet d'informer avec régularité et rapidité nos abonnés de tout ce qui concerne Céline. Nous publions aussi des inédits ( correspondance ), des documents et des articles de fond sur tel ou tel aspect de l'œuvre, et nous avons en projet un site sur Internet qui sera une sorte de synthèse de tout ce qui existe de et sur Céline. Le Bulletin constitue, en fait, un lien entre les aficionados qui se réunissent une fois par an au cours d'une Journée Céline organisée à Paris. Si j'en juge par l'attachement, renouvelé chaque année, des abonnés du Bulletin, il a sa raison d'être. Ne bénéficiant d'aucune subvention ni de publicité payée, il est totalement libre de commenter l'actualité célinienne comme il l'entend. Et, comme cette actualité est aussi faite d'ouvrages hostiles à Céline, je m'efforce de plus en plus d'introduire le débat au sein même du Bulletin. C'est dire si les détracteurs de Céline ont l'occasion de s'y exprimer. Certains lecteurs me font d'ailleurs amicalement grief de mon libéralisme en la matière. Mais Le Bulletin n'a pas pour vocation d'être un organe hagiographique destiné aux fidèles d'un culte célinien univoque. Céline a des amateurs à gauche comme à droite. Et cette variété se retrouve aussi dans le lectorat du Bulletin, ce qui ne nous empêche pas de réagir aux déformations caricaturales dont l'œuvre célinienne fait l'objet.

Quels sont, par ailleurs, vos rapports avec la Société des études céliniennes et le groupe des rédacteurs de L'Année Céline ?

Marc Laudelout : À dire vrai, nous n'avons aucun rapport avec la Société des études céliniennes. Cela ne m'empêche pas d'avoir de bonnes relations personnelles avec son président, l'avocat François Gibault, qui est, par ailleurs, le conseil de la veuve de Céline. La démarche de la SEC est différente de la nôtre dans la mesure où, s'adressant uniquement à des universitaires, elle envisage, de manière un peu austère, Céline comme objet d'études lors de ses colloques. La réunion que Le Bulletin célinien organise chaque année se veut plus conviviale, plus chaleureuse, alternant les moments de réflexion et d'émotion. Nos lecteurs sont forcément des passionnés. Même s'ils n'adhèrent pas à tout ce que Céline a pu écrire, certains d'entre eux n'en éprouvent pas moins une sorte de compassion, et même de respect, pour celui qui leur apparaît comme un géant en littérature injustement malmené par ses contemporains, qui en donnent aujourd'hui une image réductrice et biaisée. Je me rends compte que cette attitude peut paraître choquante pour certains, mais je crois que cela correspond à une réalité.

Et L'Année Céline ?

Marc Laudelout : Même chose pour ce qui est de l'équipe rédactionnelle de L'Année Céline, que nous ne considérons absolument pas comme des concurrents, mais comme étant complémentaires. L'Année Céline reprend d'ailleurs des textes ou des informations que nous avons édités en exclusivité. Toutes ces initiatives parallèles témoignent de l'engouement pour une œuvre exceptionnelle qui a marqué le siècle. Je souscris d'ailleurs entièrement à ce qu'écrivent Jean-Paul Louis et Henri Godard dans la dernière livraison de leur revue : "Le regain d'hostilité contre Céline qui s'est développé depuis le début de l'année 1997 à travers les livres et les médias rend plus que jamais nécessaire un travail comme le nôtre. Cette hostilité revient toujours en définitive à dénier une qualité littéraire à tout ou partie d'œuvre de Céline, romans compris, pour ne plus en voir en lui qu'un représentant de l'idéologie raciste qui a ces derniers temps repris une présence dans notre actualité. Il revient à tous ceux qui croient en Céline écrivain de faire en sorte que la force de cette œuvre et son apport à la littérature de son temps ne soient pas occultés". C'est exactement mon point de vue.

 

Propos recueillis par Charles Champetier