Bloc-notes, mai 2010
George Steiner, lecteur de Céline
C’est le mérite, et même l’honneur, de George Steiner de se
déclarer, en dépit de ses origines, admiratif de Céline. Surmontant son aversion
pour le pamphlétaire, Steiner lui reconnaît même une force visionnaire lorsqu’il
prédit, au début des années trente, que Hitler dominera l’Europe et que, pour
l’emporter, il devra envahir l’Ukraine. Et notre critique de commenter : « Quel
homme d’État occidental, quel politologue, quel Churchill ou quel Keynes ont
fait preuve d’une pareille lucidité ? ». Sur le strict plan littéraire,
l’adhésion est franche : la trilogie « s’élève bien haut dans le ciel de la
littérature moderne », rivalisant avec Voyage au bout de la nuit « pour la
puissance et pour la maîtrise stylistique ». Quant à l’écrivain, il est « d’une
stature exceptionnelle, au rôle décisif dans l’histoire du roman moderne » ¹.
Que Steiner élève une condamnation aussi vive que son admiration littéraire pour
un écrivain qui eut partie liée avec le Mal n’a rien de surprenant. Mais
pourquoi faire de lui un partisan de l’extermination ? Dès la fin des années
soixante, Steiner affirme que, dans Bagatelles, l’auteur lance « un appel à
l’éradication de tous les Juifs d’Europe » ². A-t-on à nouveau affaire au «
problème du sens à donner au langage paroxystique célinien » ³ ? Dans ce même
article, il affirme que Bagatelles pour un massacre « a été le premier programme
public de ce qui allait devenir la Solution finale de Hitler ». Vingt ans plus
tard, il récidivait en évoquant un « appel au massacre », laissant accréditer
l’idée d’un contresens sur la signification du titre 4.
Il n’est pas question d’édulcorer les propos de Céline. Il ne s’agit pas
davantage de nier qu’il souhaitait la victoire des forces de l’Axe ni qu’il
était favorable aux mesures de discrimination envers les juifs. En revanche,
aucun spécialiste de l’écrivain, même les moins bienveillants à son égard, n’a
jamais dépeint Céline en partisan du génocide. À cette époque, l’un des credo de
Céline est le suivant : « Aucune haine contre le Juif, simplement la volonté de
l’éliminer de la vie française » 5. Certes, pour sa mémoire, il eût mieux valu
qu’il ne se commît pas avec certaine tourbe journalistique. À Lucien Combelle
qui le mettait en garde, Céline répondit que la qualité du journal lui
indifférait dès lors qu’il le considérait comme une colonne Morris sur laquelle
il collait une lettre. La violence verbale de Céline a pu faire croire qu’il
appelait de ses vœux une épuration féroce et sanguinaire. Sa vie ne fut pas
exemplaire, me disait Pol Vandromme. Il ajoutait qu’aucune vie ne l’est, même si
quelques-unes sont moins indignes que d’autres. Et Céline ne serait assurément
pas Céline sans ses outrances et l’aspect parfois insoutenable de ses écrits de
combat. Mais, par simple respect de la vérité, il faut prendre garde à ne pas le
confondre avec des nervis de la plume. « Mon instinct, ajoute Steiner, est que
Mort à crédit [sic] et Bagatelles devraient moisir sur les rayonnages des
bibliothèques 6. ». Ce qui donne à penser que l’amalgame est, lui aussi, à
proscrire.
Marc LAUDELOUT
1. Citations extraites de son article « Le Grand Macabre » paru le 12 février
2010 dans The Times Literary Supplement .
2. George Steiner, Extraterritorialité (Essais sur la littérature et la
révolution du langage), Calmann-Lévy, 2002.
3. La formule est de Philippe Alméras (Sur Céline, Éditions de Paris, 2008).
4. George Steiner, Lectures (Chroniques du New Yorker), Gallimard, coll. «
Arcades », 2010, pp. 247-258.
5. ***, « Vers le Parti unique ? », Au Pilori, 25 décembre 1941. Repris dans
Cahiers Céline 7, 2003, p. 146.
6. Lectures, op. cit., p. 248. Mais on peut aussi penser que, citant Mort à
crédit, Steiner commette un lapsus calami. La phrase suivante étant : « De
récentes rééditions me paraissent relever d’une impardonnable exploitation à des
fins politiques ou mercantiles. » Et dans Extraterritorialité, op. cit., il
estime que « la traduction qu’a donnée Ralph Manheim de Mort à crédit est une
œuvre de virtuose qui nous est d’un grand secours. »
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