Un moraliste indigné

 

C'est en 1972 lors de la réédition de D'un château l'autre que l'éditeur suisse La Guilde du livre sollicite Élisabeth Porquerol pour qu'elle rédige une présentation sur Céline. Ce qu'elle fait dans le texte qu'on lira ici. Elle n'y dit rien de sa rencontre avec l'écrivain en 1933, ni de la correspondance qu'il lui adressa au cours de cette année-là. Il est vrai qu'elle avait déjà livré ses souvenirs, à la mort de Céline, pour La Nouvelle revue française ¹.

C'est à la suite d'un article "à la fois léger de ton et lourd de justesse" ² sur Voyage au bout de la nuit que Céline avait souhaité faire sa connaissance. De cette rencontre est née une relation amicale qu'Élisabeth Porquerol a su évoquer avec talent et perspicacité. Dans cet autre texte, moins connu, elle s'attache à présenter l'écrivain et à dire en quoi il a marqué toute une génération littéraire.

 

  1. Élisabeth Porquerol, " Céline, il y a trente ans ", La Nouvelle revue française, 1er septembre 1961. Repris dans Cahiers Céline 1 (Céline et l'actualité littéraire, 1932-1957), Gallimard, 1976, pp. 44-49.
  2. Selon l'expression de Colin W. Nettelbeck qui présente cette correspondance dans les Cahiers Céline 5 (Lettres à des amies), Gallimard, 1979, pp. 149-157.

 

 

Il a été haï, vilipendé, condamné ; on peut continuer à le détester – pourquoi pas ? – à le juger incohérent, agaçant, outrageant : Louis-Ferdinand Céline, l'auteur, et Louis Destouches, l'homme. Considérer ses options, ses arguments surtout, comme peu sérieux, bornés, erronés, incontrôlés, voire dangereux ; sa vie et son comportement discutables ; sa nature pleine de trous, disons même d'abîmes.

C'est une façon de voir et, peut-être y a-t-il du vrai. Un racisme frénétique paraît, de nos jours, obsolète et dément ; chez un théoricien politique, un esprit calculateur, en 1938, c'était une abomination ; avec Céline, cela prend la forme du déraillement fatal au bout d'une outrance lyrique. Dans laquelle il tombait, parfois, pour un rien. Ici, par le biais d'un antique chauvinisme, un entêtement d'ancien combattant déçu, la grogne du héros de la couverture de L'Illustré National, patriote, mais oui, prêt à verser son sang (il l'a versé), et, en même temps, tordu par la peur de manquer des petites gens (il avait planqué ses économies au Danemark), leur terreur et leur méfiance, leur pusillanimité.

Furieux contre lui-même et, par voie de conséquence, contre ceux qui lui ressemblaient, les siens, les Français ; il a attaqué leur jobardise, leur négligence qui laissaient la porte ouverte à toutes les catastrophes (en quoi il ne se trompait pas); ratiocineur, rouspéteur, rancunier, geignard, toujours à barboter dans le passé, les " si j'avais su " négatifs, à se mordre les doigts : " Pauvre idiot de me lancer dans une affaire comme ça, alors que j'aurais pu faire comme tant d'autres ! D'un côté comme de l'autre !... C'est ce que me disait Marion ; si vous aviez pris la file de gauche... " Et en avant la diatribe !

Pourtant un garçon qui s'en était sorti à la force du poignet et qui en voulait, qui avait poursuivi ses études, seul, préparé son bachot alors qu'il était coursier, rue de la Paix ; puis, engagé volontaire à vingt ans, volontaire sur le front pour les missions dangereuses, courant ensuite le monde, aventureux, aventurier, avide de connaître, de s'instruire, fou de science, pas carriériste pour un sou, pour qui, finalement, l'argent comptait bien peu, mais avant tout la vocation médicale, soulager, secourir. Dans sa profession, il n'a jamais cherché la confortable réussite, chef de dispensaires municipaux, généraliste de quartier qu'on faisait lever la nuit et qui, la plupart du temps, ne se faisait pas payer, ce haineux, ce fielleux, ce mauvais était le médecin des pauvres.

Contesteur (c'est comme cela qu'on dit en français) avant la mode, il a été le premier (en 1957) à lancer : " Nous vivons sous la dépendance de la machine à laver." Rebelle à tout et surtout aux partis, comment n'aurait-il pas été soupçonné par tous ?

Qu'importe que Céline ait été vu comme ceci et comme cela au gré de ses admirateurs et de ses détracteurs. Au reste, qui était-il vraiment ?

" Moi, je suis un petit médecin de banlieue, très sérieux et très calme. Il faut être l'opposé de ce qu'on écrit."

Et au diable le bonhomme, mais l'œuvre ! Que cela plaise ou non, la place qu'elle occupe dans nos lettres est considérable. Qui peut désormais le nier ? La descendance célinienne est là pour en témoigner. Ce fou de mots a fait toute la littérature de ces quarante dernières années. Après Céline, même ceux qui le combattaient, plus personne n'a pu écrire comme avant. Quelque chose était passé, une tornade, dont aucun écrivain ne s'est jamais relevé ni tout à fait guéri. Avec Proust, les deux géants de la littérature du demi-siècle. Entre eux se sont faufilés bien des gens d'esprit, de talent, d'habileté, certains singulièrement intelligents ; mais le génie... et ça peut aussi bien s'implanter dans un égrotant, un maniaque, un crispé...

Pourquoi Proust et Céline ? ¹ Parce que, tous deux, chacun à sa façon, sont des créateurs de langages. Or, une langue, pour demeurer vivante, doit bouger sans cesse, ne pas demeurer figée dans le corset des grammairiens, épouser toutes les transformations, les révolutions, toutes les surprises de la vie. Il faut sans cesse la rééquiper, l'aménager. Instrument des humains, il lui faut épouser leur cause, parfois la précéder, l'annoncer. Les deux trompettes, Proust et Céline, à leur manière chacun, ont fait éclater la syntaxe, ouvert la phrase, démoli et reconstruit à leur usage, inventé et lancé un nouveau langage.

C'est du baroque, dit-on, facilement, pour désigner le célinien, pour l'opposer à l'aristocratique classicisme. Comme si tout ne commençait pas et ne revenait pas forcément au baroque, au grouillement de la vie, à l'amalgame, aux apports, à la vase, aux algues, aux scories et coquillages qui font, collés au noyau de l'épave, des chefs-d'œuvre au fond des mers.

C'est du langage-torrent ; ça oui ; c'est du Parler. Certes, Céline a secoué l'Écrit comme un prunier. Vingt ans avant les mass-media, il a senti l'antigutenberg. Il s'est servi des mots en visuel. Céline, ça ne se lit pas, ça vous saute aux yeux, c'est du cinéma écrit ; et en surimpression : la voix. Une étrange voix, qui monte et qui descend, aiguë et profonde, sourde, lointaine et pleine de sanglots ou de hurlements, la voix de la souffrance, de l'amour et de la honte, la voix humaine.

On insiste beaucoup sur sa verve, son humour endiablé, son sens du comique, ce mélange de violence et de poésie... Oui, c'était un cœur outré.

Céline est un moraliste et, parmi les grands moralistes français, l'un des plus indignés.

La secousse qu'il a provoquée est loin d'être apaisée, si l'on en croit notre ami Jean-Louis Bory : " Le fantôme de Céline commence seulement à tirer les pieds des dormeurs. Céline commence seulement à vivre. Et tout le monde tremble... "

Tant mieux.

 

Élisabeth PORQUEROL

 

(La Guilde [Lausanne], février 1973)

1. N.D.L.R. Sur ce thème, voir le récent article de Jeanne GENNAI, " Proust – Céline : la rivalité posthume", La Une [Paris], n° 39, avril 2000, p. 16.