Céline et la politique (XXIV)

Testament ou ultime prophétie ?

=Grâce à sa considération épique, visionnaire de l'histoire des nations, Céline écrit un sermon sur le Déluge, et il est un mystique, car il voit dans l'affrontement des races, des religions, des états autant de figures allégoriques du rigodon mondial. De plus, par sa formation scientifique, le Docteur Destouches se soumet à l'ordre cosmique de la Nature qui établit une hiérarchie dans les espèces végétales, animales, humaines. "Je suis un type dans le genre de Pascal", répond-il à un colonel imaginaire dans ses Entretiens avec le Professeur Y, car ce mystique cherche toujours à découvrir le mystère génétique de la vie et les raisons de l'irréductibilité de la substance de l'âme.

 

Alors, Céline homme de droite ? Mais on ne peut être chouan et se réclamer d'une droite orléaniste qui justifia toujours sa doctrine par ses profits et inspirait au Prédicateur de Meudon le même écœurement qu'à Bloy et Drumont, Bernanos et Proudhon. De surcroît, Céline stigmatisa toujours l'Église, se souvenant que Montalembert, député catholique, imposa le travail dominical aux femmes et aux enfants de la Troisième République; de même qu'en 1940 le radical Paul Reynaud fit promener les reliques de Saint-Louis sur le parvis de Notre-Dame pour stopper les Panzers ; et qu'en 1950, grande était la collusion entre le M.R.P., le Sillon de Marc Sangnier et le député épurateur abbé Pierre. L'Église enseignait qu'il fallait prier et se priver; la République, qu'il fallait travailler et thésauriser, mais le sermon célinien ne cesse de maudire ce labeur désolant, tout comme les légendes patriotardes de Clemenceau :

"J'entends comme ça à la radio le mal qu'ils se donnent à Tel-Aviv pour accueillir leurs braves frères juifs qui leur arrivent de partout, de Patagonie en Alaska, de Montreuil à Capetown, tous si persécutés, pantelants, héros du travail, du défrichage, du marteau, de la banque et faucille... le mal qu'ils se donnent à Tel-Aviv pour recevoir leurs frères dispersés ! Comités affectueux d'accueil, larmes à gogo, gerbes d'azalées, dons en nature, espèces, orphéons, baisers ( ... ). Je dis que ce pays d'Israël est bien une vraie patrie d'accueil et que la mienne est toute charognerie ... parole d'engagé volontaire, mutilé 75%, médaillé militaire et tout ... en plus, vous me permettrez, j'ajoute, écrivain styliste du tonnerre, preuve comme je suis absolument de la "Pléiade" tels La Fontaine, Clément Marot, du Bellay et Rabelais donc! et Ronsard! ... vous dire si je suis un peu tranquille, que dans deux, trois siècles j'en aiderai à passer le bachot ..." (Rigodon, p. 292)

En 1961, l'épopée coloniale touchait à sa fin. Ce que la Troisième République avait commencé en 1830, la Cinquième l'achevait au moment où Céline rédigeait Rigodon. L'ordre mondial, établi après 1945 sur la défaite de l'Allemagne et sur la décolonisation, pouvait sembler stable, mais Céline précise combien les sincérités eussent été différentes si l'Allemagne avait gagné l'une des deux guerres :

"Où je tique, c'est la galanterie... ç'aurait été là par exemple qu'Hitler gagnant, il s'en est fallu d'un poil, vous verriez je vous le dis l'heure actuelle qu'ils auraient tous été pour lui ... à qui qu'aurait pendu le plus de Juifs, qui qu'aurait été le plus nazi... sorti la boyasse à Churchill, promené le cœur arraché de Roosevelt, fait le plus l'amour avec Goering..." (Rigodon, p.305).

Le mal-aimé des Lettres françaises brosse dans Rigodon quelques portraits sans complaisance qui peuvent être interprétés comme un testament littéraire, mais le Celte sait qu'il faut que le temps fasse son œuvre pour que la postérité le reconnaisse. Ainsi, cette description de Sartre, figure omniprésente de l'existentialisme parisien :

"[Le tænia et Mistinguett] seront au mieux dans son bocal, unis au formol très à l'aise... elle macchabée presque déjà squelette... lui n'est qu'un anneau, n'oubliez pas... détaché du ruban ... tænia ne peut que repter, onduler... tout au plus! et à fond de culotte, tinette ou descente de lit ... comme il peut !... si tragique destin cet anneau !" (Rigodon, p.135)

De même, cette caricature d'un Juif qui rappelle le Benès de L'École des cadavres :

"Un homme à barbiche poivre et sel... teint foncé, très, olivâtre... le nez à effet, busqué comme... le regard noir, à effet aussi ... ça devait être comme ça aux Balkans ... généraux fardés, nez d'autorité, je dirais arrangés chirurgicalement, heureux qu'on ait plus La Vigue, il se voyait doublé, il faisait un coup de sang" (Rigodon, p.149).

Ces généraux fardés évoquent les Juifs gouverneurs ou ministres qui remodelèrent la carte d'Europe centrale après 1918, et influencèrent le cours de la diplomatie internationale malgré des rivalités entre les organisations d'Europe et d'Amérique pour diriger les principes de la Diaspora. Céline évoque de plus la judéité du Christ en parlant du "coup de sang de La Vigue", puisque Robert Le Vigan interpréta effectivement le rôle du Christ en 1935 dans le film de Julien Duvivier Golgotha.

La trilogie allemande est un parcours initiatique pour la Vigile qui évolue au milieu d'une galerie de portraits : Sartre et certains chefs puissants d'Europe dans Rigodon, les épurateurs dans Nord, ou les ministres du Maréchal Pétain dans D'un château l'autre. Ces portraits soulignent que c'est finalement l'homme seul qui écrit l'histoire selon la volonté des oligarques et qu'elle est régie par une prédestination politique, mais qu'il ne saurait exister de fatalité ou de sens historique étranger à l'homme. En cela Céline est antimarxiste, car les oligarques qu'il décrit dans son œuvre sont les chefs de chorégraphie du "ballet" diplomatique mondial.

Faisant figure d'écrivain hérétique, Céline semblait rechercher et redouter l'isolement, l'oubli, comme en témoigne sa vaine recherche d'un article qui pourrait être consacré à un ami dans Le Figaro :

"Chaque jour cinq colonnes de morts édifiants... je cherche un sale collabo enterré parmi ... avec honneurs, bénédictions ... nib !... tels maccabs sont enfouis sans eau bénite, sans enfants de chœur, en terrain puant... innommables... tel faillit Poquelin... moi déjà qu'on m'a tout biffé ... gratté nos dalles au Père-Lachaise, papa, maman, moi..." (Rigodon, p.28)

Selon que vous serez... Par sa référence à Molière, Céline montre l'étendue de la puissance des "dévots" de la République Universelle, mais il exagère le nombre de ses ennemis, notamment à l'hebdomadaire Rivarol, où son ami Robert Poulet le défendit souvent :

"Je vois bien que Poulet me boude... Poulet Robert condamné à mort.. il parle plus de moi dans ses rubriques... autrefois j'étais le grand ceci... l'incomparable cela ... maintenant à peine un petit mot accidentel assez méprisant. Je sais d'où ça vient, qu'on s'est engueulé ... à la fin il m'emmerdait à tourner autour du pot ! ... Vous êtes sûr que vos convictions ne vous ramènent pas à Dieu " (Rigodon, p.17).

Pour comprendre ces lignes et les replacer dans le contexte de la fin de notre étude, il faut se souvenir de la polémique suscitée en 1957 par l'interview accordée par Céline à L'Express à l'occasion de la publication de D'un château l'autre, où il reniait ses convictions anarcho-droitistes au profit de la soft-idéologie ... Conversion au totem des vainqueurs de 1945 ou ruse tactique afin qu'on reparlât de lui? Cette question achèvera notre étude, car elle est le point d'aboutissement du mystère politique qui entoure l'œuvre de Céline.

Dans les colonnes de Rivarol, Pierre-Antoine Cousteau opta pour la première hypothèse sous le titre "Monsieur Céline rallie le fumier (doré) du Système". L'auteur d'Après le déluge n'avait certainement pas apprécié d'être traité de "cancéreux insatisfait" dans Nord, et il exposa en parallèle les pamphlets pacifistes et l'interview à L'Express de Jean- Jacques Servan-Schreiber. L'opportunité de cet article ayant été contestée par Lucien Rebatet, Robert Poulet et Albert Paraz, Pierre-Antoine Cousteau revint à la charge avec sa prose pamphlétaire qu'est "D'un ratelier l'autre" dans Rivarol et dans un autre article, "Fantôme à vendre", dans le mensuel Lectures françaises d'Henri Coston. Pourtant, Pierre-Antoine Cousteau avait été l'un des seuls en 1944, lors de la publication de Guignol's band, à saluer ce nouveau roman de Céline par un article aussi serein qu'élogieux dans Je suis partout, où il remarquait la qualité de visionnaire de Céline. Cela n'empêcha pas l'animosité d'éclater entre ces fortes personnalités : Lucien Rebatet critiqua à son tour Céline dans son article "Testament et tombeau de Pierre-Antoine Cousteau", le 25 décembre 1958 dans Rivarol. Enfin, Céline fut vivement attaqué par Étienne Lardency, lors de I'édition de la trilogie allemande.

Il faudra bien, des années plus tard, le talent nuancé et apaisant de Robert Poulet pour mettre un terme à cette querelle. Il ne faut pas oublier que Céline avait répondu, à son tour, en attaquant Rivarol dans Rigodon. Pourquoi cette querelle ? D'abord, parce que la constance de Pierre-Antoine Cousteau s'accommodait mal des pitreries de Céline; ensuite, parce que Céline lui-même donnait l'impression – fort bien calculée – de réintégrer l'honorable société pour entrer dans la Pléiade ; enfin, parce que son mysticisme ne pouvait supporter nul embrigadement. Ses allusions à la politique d'après-guerre dans Féerie pour une autre fois, dans Normance, dans Le pont de Londres, ou dans la trilogie allemande prouvent que ses convictions anarcho-droitistes ne varièrent pas au gré du sort des batailles.

Et la solitude le réclamait puisqu'il écrivait à son épouse Édith Follet, peu après leur mariage: "J'aimerais mieux me tuer que de vivre avec toi. (...) J'ai envie d'être seul, seul, seul". La "Vox clamans" parle à la foule, mais ne s'y mêle jamais.

En 1938, il prophétisait déjà :

"Je connais le monde trop bien, ses façons, je l'ai pratiqué trop longtemps pour ne pas être mithridatisé en long et en large. J'ai mis de côté un petit paquesson pour les jours périlleux (... ). Pendant trente-cinq ans j'ai travaillé à la tâche, bouclant ma lourde pour ne pas être viré de partout. À présent, c'est fini, bien fini, je l'ouvre comme je veux, où je veux, ma grande gueule, quand je veux. Ne vous cassez pas l'haricot. (...) À soixante et onze ans j'emmerderai encore les Juifs, et les maçons, et les éditeurs, et Hitler par-dessus le marché, s'il me provoque. (...) Voilà Ferdinand, au poil. Il faudra le tuer. Je ne vois pas d'autre moyen" (L'École des cadavres, p.299).

C O N C L U S I O N

Parvenus au terme de cette étude sur l'Apocalypse selon Saint-Ferdinand, nous avons pu mettre en évidence trois composantes fondamentales de l'imaginaire célinien: l'anarchisme de droite, le fatum moderne, le mysticisme germano-celtique.

Sa sensibilité anarchiste de droite et sa lucidité sans appel sont une condamnation sulfureuse de l'idéologie de 1789 et de 1945. À l'heure où les Princes de la haute finance façonnent la cité de l'homme mondialiste, le Celte se prépare à réintégrer la nuit du dolmen breton, pour fuir le théâtre démocratique: son Graal est toujours au bout de la nuit. Niant les utopies progressistes, rebelle à la civilisation de masse, proclamant son goût de l'honneur de déplaire et ses aspirations libertaires, Céline s'inscrit dans la tradition des baroques, tel La Boétie, et des nationalistes, d'Arthur de Gobineau à Pol Vandromme, de Léon Bloy à Roger Nimier, d'Édouard Drumont à Paul Léautaud, de Léon Daudet à Jacques Perret, de Georges Darien à Michel-Georges Micberth et Robert Brasillach.

Le Barde itinérant de Meudon est un baroque, car il réunit en lui des aspirations contradictoires. Tantôt il écrit : "Je suis qu'un petit inventeur ... et que d'un petit truc", tantôt il proclame : "Je suis le plus grand écrivain du monde! À coté de moi rien n'existe, que charlatans et cafouilleux".

Si Céline est déchiré par ces postulations contradictoires, c'est parce qu'il est révolté contre le modernisme et le mondialisme. De là, le mythe du Juif errant acquiert sa dimension politique et symbolique : rien de commun entre une Diaspora errante, de sûrcroit déicide et le visionnaire qui prédit les guerres, les catastrophes, le cosmopolitisme. Dès lors, la Sybille a transgressé les tabous de la République. Comme Prométhée contre les Titans, Céline est parvenu à conjurer contre lui de puissants intérêts coalisés : il est devenu "le monstre à écarteler". Construisant sa vie comme un roman, il brouille définitivement la frontière entre le réel et l'imaginaire, entre l'individuel et le politique. C'est pourquoi les pamphlets sont de puissants opéras lyriques dans lesquels la polyphonie, la "Vox clamans" – écrit Paul del Perugia – cherche à faire parler l'homme muet : le barde, le goy. Cette ferveur plus poétique que politique vise à créer au sein de la province des Celtes une solidarité analogue à l'atavisme juif et qui repose sur les liens du sang. Cela peut s'expliquer, si l'on veut bien ne pas dénigrer Céline a priori pour ses "délits d'opinion", mais considérer que ce fidèle lecteur des écrivains Élie Faure et Benjamin Disraeli était "en pétard de mystique". Le Juif errant symbolise pour lui l'intelligence abstraite qui tue l'émotion et la beauté dont l'Aryen est le dépositaire. En liant symboliquement l'esthétique à l'ethnique, les Généalogies deviennent un parcours initiatique pour retrouver l'origine perdue et la maintenir dans la féerie de la guerre et de l'amour. Elles sont une réflexion eschatologique sur la Mer et le Jour qui suivent la Terre et la Nuit dans le balancement celtique réglé par l'Astre tombant. De plus, les arguments ontologiques de Céline reposent sur la dureté du menhir et sur la beauté des fées qui jalonnent la piste de Merlin et la forêt de Brocéliande.

Face à ce Graal, Céline nous entraîne dans des villes à la lumière frelatée : Paris, Londres, Moscou, Léningrad, Detroit, Bikomimbo, Rancy, Sigmaringen. Toutes brillent d'une lumière noire qui rappelle les deux cités hébraïques, la Babel cosmopolite des Princes et la Ninive dissolue des banlieues. Et par les mystères qui y naissent, elles rappellent aussi Ys et Avalon dans les romans bretons.

Point de calcul chez cet homme qui, en renonçant au service exclusif de ses convictions et de son talent, aurait pu réaliser une carrière confortable et lucrative, puisque le père d'Édith Follet – sa première femme – était le propriétaire de la clinique de Rennes. Mais l'isolement était nécessaire afin que la Vigile prononçât son sermon. Le mythe du Juif errant donne alors à son œuvre une énergie puissante, lyrique, grandiose qui décuple la réalité : les financiers Samuel Bernard, Law, Schneider, Isaac Mallet, Jacob Schiff, Weill, Hanau, Lazareff, Hirsch, Basil Zaharoff et les banques internationales Warburg, Lazard, Dreyfus, Rothschild, Worms, Loeb, Gunzburg, Fould et Oppenheim, entre autres, symbolisent le "deus ex machina" des pamphlets.

D'où vient ce mythe du Juif errant ? Pour Micheline Sauvage, pour qu'un mythe naisse, il faut "une croyance qui ne puisse s'affirmer ouvertement". Denis de Rougemont précise que le mythe se développe dans une société, une littérature "lorsqu'il serait dangereux d'avouer clairement des faits sociaux, religieux et affectifs".

Mythe que l'on trouve à l'époque de Céline sous la plume de Daphné du Maurier dans La fortune de Sir Julius Lévy et dans le film de Veit Harlan Der Jüde Süss. À mi-chemin entre politique et poésie, le lyrisme des pamphlets est tragique : "Les Dieux juifs vous régalent", écrit l'ancien combattant de Poelkapelle, pour rappeler la création en 1936 du Congrès juif mondial par Nahum Goldmann, congrès destiné à orienter vers la guerre les forces industrielles et financières du judaïsme, contre les puissances de l'Axe, dans ce qu'il appelle la prochaine féerie judéo-nazie. Voyageant en 1923 à Vienne, Budapest, Breslau, Berlin, il en est revenu avec la conviction que le Danube n'est beau et bleu que dans les valses de Strauss et qu'il charriera bientôt des monceaux de cadavres. Strauss accompagné par les orgues de Staline !

Marx et Rothschild apparaissant comme les deux faces complémentaires du messianisme hébraïque, Céline multiplie dans son œuvre légendes et allégories pour servir de contrepoint. Charlemagne, Gobineau et la danseuse ouvrent la voie au disciple des Druides : c'est le Sermon sur le Déluge évoqué par Paul del Perugia. Le Déluge de Verdun est une redite de celui de Vendée.

Du général Tureau à Georges Clemenceau, le rigodon des Colonnes Infernales ne laisse au chouan, à l'ennemi du Système, aucune chance. Céline avait aussi ses Princes et ses zones d'ombres : tout en faisant l'éloge à ses amis de l'action menée par Léon Daudet, il vitupérait l'Action française et la Latinité, se souvenant que les deux ethnies antiques, latine et germanique, formèrent la mâchoire qui fit migrer les Celtes.

Mais voilà qu'à l'instant où les démocraties occidentales s'usaient de partout, le Führer ressuscitait le Walhalla des Chevaliers Teutoniques et écrasait le Vieux Monde sous les chenilles des Panzers et sous les ailes des Stukas, dans le solstice d'été, au son martial de Heili Heilo. Après la débâcle républicaine qui suivit le second Sedan, Pierre Drieu La Rochelle demeura frappé par les chocs en retour sur Céline : le gouvernement du Maréchal venait d'interdire Les Beaux draps. L'angoisse qui saisit Céline devant le "coup du sort" qu'il avait si exactement prophétisé mit en mouvement les puissances de son imagination et de sa sensibilité dans Guignol's band et dans Féerie pour une autre fois.

Mais la germanophilie de Céline avait aussi ses limites : autant il se reconnaissait dans l'Autriche impériale, grâce à ses amies juives Erika Irrgang et Cillie Pam, et dans les Allemagnes du Sud où son ancêtre Ernst von Destouches avait du s'exiler sous la Révolution - , autant il demeurait plus circonspect devant le pangermanisme du Prince de Bismarck. Chez Céline, en dépit des apparences, les contradictions sont nombreuses, et la reprise musicale des thèmes récurrents varie d'une œuvre à l'autre, offrant finalement un relief particulièrement contrasté.

Ainsi de son mysticisme : devant Lili, il est devant une image pieuse. Car la danseuse évoque la féminité idéale qui donne la vie, la muse inspiratrice du Barde et la sauvegarde du chevalier qui révère sa dame. Son pas harmonieux atténue les angles violents du monde réel, et son geste lyrique fait sourdre la musique des sphères, note Paul Vandromme. Elle permet à la Vigile d'approcher les aspects les plus féeriques de la création et de la Genèse de la vie et de l'art. Ainsi de Molly, Musyne, Lola, Nora, Sophie, Delphine, Virginia, Mirella, jeunes sorcières qui semblent échappées de la baie du Mont-Saint-Michel, avec leur cortège d'angelots et de fées. Céline les décrit comme des "réussites de la viande" – du latin "vivenda", qui sert à vivre – , car elles sont l'énigme même de la vie.

La danseuse personnalise en outre le mythe du Sang, et Céline, qui a réglé l'Histoire comme un rigodon, peut alors lui offrir, tel un chorégraphe, un monde racialement pur. Son sang idéalise l'origine perdue que le Barde veut retrouver : il est donc plus que le liquide totémique chanté par Maurice Barrès ; il devient chez Céline le symbole de la prochaine féerie, du "bal des gamètes". Le visionnaire regarde cette fois le monde de la Chine à Quimper, comme naguère il promenait son regard entre Sémites et Aryens. Au problème juif de Bagatelles pour un massacre succède la béance chinoise de Rigodon, qui absorbera ce qui reste des anciennes peuplades indo-européennes. Le Grand-Orient célinien n'est pas la maçonnerie française, mais le céleste empire, au pays du Soleil-Levant. Céline remet alors en scène une féerie raciale entre le Nord, trop longtemps décadent, et le Sud, à la puissance démographique décuplée par la décolonisation.

L'œuvre de Céline porte donc en elle la trace indélébile de son époque : pour un écrivain qui a traversé les deux guerres civiles européennes du XXe siècle, cette féerie mortelle est l'expression la plus puissante du Tragique humain, celle grâce à laquelle son œuvre retrouvera peu à peu dans les Lettres françaises la place qu'elle n'aurait jamais dû perdre.

 

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