À propos du Voyage au bout de la nuit [1933]

 

J'ai attendu le plus longtemps possible avant d'écrire ici tout ce que je pensais, sans nulle restriction, du Voyage au bout de la nuit, de M. Louis-Ferdinand Céline. En voici la raison.

Je suis moi-même "homme de lettres". Il m'arrive parfois de publier des fictions. C'est pour cette cause que je n'aborde jamais la critique littéraire – sinon d'une façon tout indirecte, et d'un point de vue social, non pas littéraire. Faisant partie de la corporation "romancière", je considère qu'il ne m'appartient pas de nuire à la diffusion ni au succès de l'ouvrage d'un confrère.

Aujourd'hui, la diffusion et le succès du Voyage au bout de la nuit sont choses acquises. Il m'est donc permis, sans qu'il en résulte pour l'auteur nul inconvénient, d'exprimer mon impression sans réserves ni détours. Cette impression, la voici.

 

Le roman de M. Céline me paraît avoir plusieurs défauts inégalement gravés. Par ailleurs, il est remarquablement intéressant.

Les défauts, d'abord. Le premier est qu'il est si mal ponctué que la lecture en devient, à presque toutes les pages, difficile, sinon impossible. On est obligé, en quelque sorte, d'opérer un travail de traduction : "Ce n'étaient ces antiques amateurs que petits margoulins..." Il faudrait : "Ce n'était – virgule – ces antiques amateurs – virgule ..." J'en passe. Mais deux pages plus loin : "... L'intensité de posséder la compagnie le consumait cet homme..." Outre que "l'intensité de posséder" n'est pas français, il faudrait : "L'intensité de posséder la compagnie le possédait – virgule – cet homme".

Je soutiendrai jusqu'à mon dernier soupir que l'observation des règles de la ponctuation constitue une des parties les plus indispensables de l'art d'écrire. La ponctuation a été inventée pour éclairer le discours, diviser longuement ses propositions et, de plus, ce qui est essentiel, de faire entendre suivant les coupures imposées à la fois par le sens et par la respiration. Un homme qui parlerait comme ponctue M. Céline ne serait pas compris.

De surcroît, M. Céline écrit mal. Très mal. En charabia. Je viens d'en donner un exemple avec "l'intensité de posséder". J'en pourrais citer des milliers d'autres. Si les incorrections de l'auteur semblaient provenir d'une adaptation de son style au langage populaire, je ne lui adresserais aucun reproche. Mais ce n'est pas cela. J'ai grand'peur qu'il n'écrive mal parce que lui-même parle mal – abondamment, trop abondamment, et mal. Il n'use pas du langage véritable de l'homme du peuple. Il mêle, en les exagérant, les incorrections de langage de l'homme du peuple – celui des villes, car celui des campagnes, surtout dans le Sud-Ouest et le Midi, use d'une syntaxe ordinairement irréprochable – au plus détestable vocabulaire du plus mauvais journalisme. Et c'est cela qui est proprement inacceptable.

Voilà pour le style, ou plutôt le manque total de style. Pour le fond, pour la conception même du sujet, la façon dont il est présenté, autre défaut très apparent : un pessimisme unilatéral, et par conséquent aussi artificiel, aussi faux que l'optimisme artificiel et faux de certains autres romanciers – de M. René Bazin, par exemple, pour ne parler que des morts. L'humanité n'est ni toute mauvaise, ni toute bonne. Ou, plutôt, on pourrait dire que dans l'ensemble, et chez chacun même de ses individus, elle est, comme l'univers, indifférente au bien et au mal, et produisant le bien et le mal concurremment. Le véritable artiste est celui qui sait s'en rendre compte, se mettre au-dessus du bien et du mal ; et alors, faire briller une pépite d'or dans le plomb d'une canaille ou d'un imbécile, et ne pas cacher le filon de plomb qui court dans l'or d'un saint ou d'un héros. C'est alors la sincérité dans l'hypocrisie du Codomat de Tristan Bernard, le désintéressement allant jusqu'au sacrifice du Vautrin de Balzac, dans une affection passionnée, trouble, contre nature sans doute.

Parfois, quand il rencontre Alcide, le Bardamu de M. Céline paraît en avoir le soupçon. Mais cela est rare – beaucoup plus rare que dans la réalité. Bardamu témoigne aussi de l'indulgence, de la sympathie pour les enfants. C'est qu'il est un faible : avec les enfants, il est supérieur. S'il était fort, il aimerait également les hommes, il découvrirait en eux certaines des faiblesses sympathiques des enfants. Mais il veut qu'ils soient comme lui, veules et lâches. Et, trop uniformément, avec trop de monotonie, il les montre ainsi, ne faisant en somme que se regarder dans la glace.

Et tout cela n'empêche pas, je l'ai dit, ce roman d'être, à mes yeux, remarquablement intéressant ! C'est chez ceux qu'un autre écrivain, une romancière, Mme Edith Wharton, a appelé "les heureux de ce monde", qu'il a obtenu l'accueil le plus favorable. Ils ont même souhaité – ce snobisme est à la mode – en connaître l'auteur. On a conté, à cet égard, une anecdote sans doute controuvée, mais que je n'hésité pas toutefois à rapporter, puisqu'elle est tout à l'honneur de M. Céline. Recevant une invitation à dîner d'un ménage opulent et titré, il aurait répondu pour s'excuser, arguant d'un engagement antérieur. Mais il ajoutait : "Je le regrette infiniment : j'aurais eu tant de plaisir à retourner dans ce bel hôtel de la place Trois-Étoiles, où je suis si souvent allé quand j'étais garçon livreur chez Potin". On ne saurait montrer, avec plus de courtoisie dédaigneuse, plus d'esprit.

Mais je crois comprendre assez bien ce succès du Voyage au bout de la nuit chez "les gens du monde". Ils n'ont vu dans cet ouvrage qu'une amère et sanglante peinture des classes dites "inférieures", des petits employés, des ouvriers, des classes "populaires" enfin. Ils se sont dit : "Elles sont ainsi, décrites par un homme qui en fut, qui les connaît bien. Le mépris où nous les tenons, la position subordonnée où nous voulons les maintenir sont donc justifiés".

C'est une erreur. Le plus curieux est qu'elle semble partagée par Bardamu lui- même, sinon M. Céline. À y bien regarder, il apparaît tout autre chose ! Il apparaît – et c'est là un phénomène social de première importance – que les mœurs, les façons de vivre, voire de penser, de ces classes "populaires" ont évolué de telle sorte qu'elles ne sont plus du tout ce qu'elles étaient il y a un demi-siècle. Ni le Hugo des Misérables, ni l'Eugène Sue des Mystères de Paris, ni le Zola de L'Assommoir, de Germinal, et de La Terre, ne reconnaîtraient plus leurs personnages ! Les classes "populaires" sont devenues "petites-bourgeoises". Leurs façons de vivre, leurs goûts, leurs besoins, leur éthique sont ceux de la petite bourgeoisie d'il y a cinquante ans. Elles en ont les ridicules, les petitesses, les bassesses, d'accord : mais aussi les aspirations et les conceptions. Pour en revenir à Zola, c'est Pot-Bouille, et ce n'est plus L'Assommoir.

Je vous assure que c'est là un phénomène tout nouveau et considérable ! Il ne se manifeste pas seulement en France, mais dans toute l'Europe occidentale, en Angleterre, en Belgique, en Suisse. Si l'on cherche le fond des choses, on est porté à croire que c'est là un résultat du suffrage universel sous sa forme parlementaire, assez décriée aujourd'hui. C'est le suffrage universel et ce sont les Parlements qui, par leur législation ouvrière, leurs réformes sociales, sous la poussée de classes auxquelles auparavant manquait le moyen d'exprimer leurs besoins, ont permis cette évolution. Je lis tous les romans "populistes". Il le faut bien, j'appartiens au jury d'un prix littéraire qui fut créé pour ça ! C'est – je dois le confesser – une littérature assez plate et dépourvue à un degré singulier, non seulement d'héroïsme, mais d'élévation : le "populisme" m'a l'air d'être tout simplement "petit-bourgeois". Mais en soi, du point de vue social, sinon littéraire, c'est très intéressant !

...Il n'y a qu'en Allemagne et en Italie que cette évolution des masses vers la petite bourgeoisie subit apparemment un recul. Ce sont tout justement deux États où la démocratie parlementaire était mal enracinée et s'est laissée dominer.

 

Pierre MILLE

 

(Le Temps, 7 juin 1933)