Semmelweis et Céline

C’est à l’occasion de la réédition de Semmelweis dans la collection "L’Imaginaire" (Gallimard, 1999) que la revue Le Concours médical a, sous la plume de Francis Klotz, consacré cet article à cette grande figure de la médecine que Louis Destouches choisit en 1924 comme sujet pour sa thèse de doctorat en médecine. Évocation toujours d’actualité selon cet éminent praticien, chef d’un service de pathologie digestive en Bretagne.

 

Louis-Ferdinand Céline, écrivain et médecin, brossa un tableau morbide et cru de l'homme et de la société de la première moitié du XXe siècle. Avec un style truculent et un regard d'écorché vif, il tenta de transmettre cette vision blessée de la société à ses lecteurs et d'exprimer des idées contestées et contestables, basculant dans le délire provocateur à la fin de sa vie.

Le début de son œuvre fut marqué de manière originale par la rédaction d'une thèse de doctorat en médecine, soutenue à la faculté de Paris en 1924 sur La vie et I'œuvre de Philippe Ignace Semmelweis.

La réédition de cette œuvre 1 vient fort à propos, à l'heure où les Comités de lutte contre les infections nosocomiales (CLIN) assurent et contrôlent l'hygiène hospitalière pour tenter d'infléchir certaines conséquences nuisibles de la médecine hospitalière moderne.

Nous sommes heureusement bien loin de l'obscurantisme vécu il y a à peine plus de cent ans par Semmelweis. Étudiant hongrois, il quitta Budapest pour apprendre la médecine à Vienne. Il eut des maîtres prestigieux : Skoda en clinique et Rokitansky en anatomie pathologique. Nommé maître en chirurgie en 1846, il devint professeur assistant de Klin, qui régnait sur une grande maternité de la ville de Vienne. Céline décrit avec brio, dans un style inimitable, la "danse macabre" de la fièvre puerpérale dans les maternités de la capitale autrichienne. Cette véritable hécatombe fauchait un pourcentage effrayant de jeunes femmes atteintes par cette fièvre des accouchées.

Semmelweis, avec perspicacité, mit au jour pour la première fois le rôle de la transmission manuportée du "processus pathogène". Les étudiants en médecine qui venaient examiner les femmes en travail après avoir disséqué des cadavres, sans s'être lavé les mains, furent désignés comme responsables. Il constata que les femmes examinées par les élèves sages-femmes, qui n'avaient pas accès à la salle d'anatomie, étaient beaucoup moins souvent atteintes par la fièvre puerpérale. Il nota également que les femmes qui accouchaient dans la rue, de peur de mourir à l'hôpital, étaient épargnées par la maladie.

Semmelweis, déterminé, engagea le combat pour que les étudiants et les médecins accoucheurs se lavent les mains avec une solution de chlorure de chaux avant d'examiner les patientes. Il eut immédiatement des résultats spectaculaires sur la mortalité, mais se heurta violemment au mandarinat obscurantiste des maîtres de l'obstétrique viennoise et subit toutes les vexations, y compris le sabotage de sa méthode.

Semmelweis était un être passionné et caractériel, persuadé de détenir la vérité. Il campa sur ses positions, seul contre tous, et sombra peu à peu dans la folie, finissant par se blesser volontairement lors d'une dissection. Il mourut, délirant, de "pourriture hospitalière" dans un asile d'aliénés ! Ce combat du précurseur de l'antisepsie, cette triste histoire humaine sont brossés de manière inimitable par Louis-Ferdinand Céline.

En cette période d'accréditation de nos structures hospitalières, la lutte contre les infections nosocomiales et la mise en place des moyens d'une hygiène hospitalière efficace sont des sésames incontournables. Les mots "vigilance" et "traçabilité" sont devenus notre quotidien, mais la rigidité des procédures ne doit pas nous faire oublier la clairvoyance de "veilleur de la société" que nous devons garder.

 

Francis KLOTZ

(HIA Clermont-Tonnerre, Brest-Naval)

1. L.-F. Céline. Semmelweis (préface inédite de Philippe Sollers), Éd. Gallimard, coll. "L’Imaginaire", 1999, 128 p. Cette édition comporte une utile bibliographie sur Semmelweis établie par Jean-Pierre Dauphin et Henri Godard, ainsi que différents textes parus après la soutenance de la thèse célinienne.